La synthèse thomiste

Fr. Réginald Garrigou-Lagrange op

 

AVANT-PROPOS_ 4

INTRODUCTION - SOURCES DE LA SYNTHÈSE THOMISTE_ 7

CHAPITRE I - ÉCRITS PHILOSOPHIQUES_ 7

CHAPITRE II - OUVRAGES THÉOLOGIQUES_ 18

CHAPITRE III - LES COMMENTATEURS THOMISTES_ 20

PREMIÈRE PARTIE - SYNTHESE METAPHYSIQUE DU THOMISME_ 23

CHAPITRE I - L'ÊTRE INTELLIGIBLE ET LES PREMIERS PRINCIPES_ 24

CHAPITRE II - LA DOCTRINE DE L'ACTE ET DE LA PUISSANCE ET SES CONSÉQUENCES_ 27

ARTICLE I. - Qu'est-ce que la puissance et pourquoi est-elle requise comme réellement distincte de l'acte ?  28

ARTICLE 2. - Le principe de la limitation de l'acte par la puissance. 30

ARTICLE 3. - Applications principales du principe: « l'acte est limité par la puissance. »_ 31

ARTICLE 4. - Application de la distinction de puissance et acte dans l'ordre d'opération. 37

DEUXIÈME PARTIE - LA THÉOLOGIE ET LE « DE DEO UNO »_ 40

CHAPITRE I - LA NATURE DE LA THÉOLOGIE ET LE TRAVAIL THÉOLOGIQUE_ 40

ARTICLE I. - L'objet propre de la théologie. 41

ARTICLE 2. - Les divers procédés du travail théologique. 42

ARTICLE 3. - Le travail théologique et l'évolution du dogme. 45

CHAPITRE II - LA STRUCTURE DU DE DEO UNO ET LA VALEUR DES PREUVES THOMISTES DE L'EXISTENCE DE DIEU   46

CHAPITRE III - L'ÉMINENCE DE LA DÉITÉ_ 53

ARTICLE 1. - Le caractère essentiellement surnaturel de la vision béatifique, Ia, q. XII. 54

ARTICLE 2. - La connaissance analogique de Dieu Ia, q. XIII. 57

ARTICLE 3. - Corrolaires. 62

CHAPITRE IV - LA SCIENCE DE DIEU_ 63

ARTICLE I. - La science de Dieu en général. 63

ARTICLE 2. - Que faut-il entendre par la science des futurs conditionnels ?_ 64

CHAPITRE V - LA VOLONTÉ DE DIEU ET SON AMOUR_ 65

ARTICLE 1. - Souveraine liberté de la volonté divine. 65

ARTICLE 2. - En quel sens faut-il dire que la volonté divine est cause des choses (a. 4) ? 66

ARTICLE 3. - Le dilemme des thomistes. 67

ARTICLE 4. - Examen des difficultés. 69

CHAPITRE VI - PROVIDENCE ET PRÉDESTINATION_ 72

ARTICLE I. - Preuve de l'existence de la Providence, sa nature, son extension. 72

ARTICLE 2. - La Prédestination. 74

CHAPITRE VII - TOUTE-PUISSANCE, CRÉATION, MOTION DIVINE_ 78

ARTICLE 1. - La Création « ex nihilo » libre et « non ab aeterno ». 79

ARTICLE 2. - Conservation. 81

ARTICLE 3. - Motion divine. 82

TROISIÈME PARTIE - LA SAINTE TRINITÉ_ 83

CHAPITRE I - LES BASES DU TRAITÉ DE SAINT THOMAS. CE QU'IL DOIT A SAINT AUGUSTIN_ 84

CHAPITRE II - LES PROCESSIONS DIVINES_ 87

CHAPITRE III - LES RELATIONS DIVINES_ 88

CHAPITRE IV - LES PERSONNES DIVINES_ 90

CHAPITRE V - LES ACTES NOTIONNELS DE GÉNÉRATION ET DE SPIRATION_ 91

CHAPITRE VI - L'ÉGALITÉ DES PERSONNES ET LEUR INTIME UNION_ 93

CHAPITRE VII - LA TRINITÉ N'EST PAS NATURELLEMENT CONNAISSABLE_ 94

CHAPITRE VIII - NOMS PROPRES ET APPROPRIATIONS_ 95

CHAPITRE IX - L'HABITATION DE LA SAINTE TRINITÉ_ 95

DANS LES AMES JUSTES_ 95

QUATRIÈME PARTIE - TRAITES DES ANGES ET DE L'HOMME_ 97

CHAPITRE I - LES BASES DU TRAITÉ DES ANGES DE SAINT THOMAS_ 97

CHAPITRE II - NATURE ET CONNAISSANCE DES ANGES_ 98

CHAPITRE III - VOLONTÉ DES ANGES_ 100

CHAPITRE IV - ÉTAT ORIGINEL DES ANGES ; MÉRITE ET DÉMÉRITE_ 102

CHAPITRE V - TRAITÉ DE L'HOMME. 104

CHAPITRE VI - SPIRITUALITÉ ET IMMORTALITÉ DE L'AME_ 105

(Ia, q. LXXV) 105

CHAPITRE VII - L'UNION DE L'AME AU CORPS_ 107

(Ia, q. LXXVI) 107

CHAPITRE VIII - LES FACULTÉS DE L'AME_ 109

(Ia, q. LXXVII sq.) 109

CHAPITRE IX - L'AME SÉPARÉE (Ia, q. LXXXIX) 112

CHAPITRE X - LA JUSTICE ORIGINELLE ET LE PÉCHÉ ORIGINEL_ 114

Notes 117

CINQUIÈME PARTIE - L'INCARNATION RÉDEMPTRICE DANS LA SYNTHESE THOMISTE   125

CHAPITRE I - LA CONVENANCE ET LE MOTIF DE L'INCARNATION (IIIa, q. I) 126

CHAPITRE II - LA PERSONNALITÉ DU CHRIST ET L'UNION_ 129

HYPOSTATIQUE_ 129

(IIIa, q. II, III, IV) 129

CHAPITRE III - LES SUITES DE L'UNION HYPOSTATIQUE POUR LA SAINTETÉ DU CHRIST, LA PLÉNITUDE DE GRACE, SON SACERDOCE, LA VALEUR INFINIE DE SES ACTES_ 136

Sainteté du Christ 136

Plénitude de grâce 137

Son sacerdoce 137

Valeur infinie de ses actes 138

CHAPITRE IV - LA CONCILIATION DE LA LIBERTÉ DU CHRIST ET DE SON ABSOLUE IMPECCABILITÉ_ 139

CHAPITRE V - LA PASSION ET LA VICTOIRE DU CHRIST_ 141

CHAPITRE VI - MARIOLOGIE_ 144

ARTICLE I. - Prédestination de Marie. 145

ARTICLE 2. - Dignité de la maternité divine (IIIa, q. XXXV, a. 4). 146

ARTICLE 3. - Sainteté de Marie. 148

ARTICLE 4. - Médiation universelle de Marie. 151

SIXIÈME PARTIE - LES SACREMENTS DE L'EGLISE (Questions les plus importantes). 152

CHAPITRE I - LES SACREMENTS EN GÉNÉRAL_ 152

CHAPITRE II - LA TRANSSUBSTANTIATION_ 153

CHAPITRE III - LE SACRIFICE DE LA MESSE_ 155

CHAPITRE IV - ATTRITION ET CONTRITION_ 160

CHAPITRE V - LA REVIVISCENCE DES MÉRITES PAR L'ABSOLUTION SACRAMENTELLE_ 163

CHAPITRE VI - LA PLACE DU TRAITÉ THÉOLOGIQUE DE L'ÉGLISE_ 165

CHAPITRE VII - L'AUTRE VIE : L'IMMUTABILITÉ DES AMES APRÈS LA MORT_ 165

SEPTIÈME PARTIE - THÉOLOGIE MORALE ET SPIRITUALITÉ_ 167

CHAPITRE I - FIN DERNIÈRE ET BÉATITUDE_ 168

CHAPITRE II - LES ACTES HUMAINS_ 169

ARTICLE I. - Psychologie des actes humains. 170

ARTICLE 2. - La conscience et la question du probabilisme 171

ARTICLE 3. - Les Passions 173

CHAPITRE III - LES VERTUS EN GÉNÉRAL ET LEURS CONTRAIRES_ 173

ARTICLE I. - Les « habitus ». 174

ARTICLE 2. - Les vertus : leur classification. 175

ARTICLE 3. - Les dons. 177

ARTICLE 4. - Les habitus mauvais ou vices. 177

CHAPITRE IV - LA LOI 178

CHAPITRE V - TRAITÉ DE LA GRACE_ 179

ARTICLE 1. - Nécessité de la grâce (Ia IIae, q. CIX) 179

ARTICLE 2. - L'essence de la grâce. 183

ARTICLE 3. - Divisions de la grâce (q. CXI) 186

ARTICLE 4. - Grâce suffisante et grâce efficace. 187

ARTICLE 5. - La cause principale de la grâce. 191

ARTICLE 6. - La justification (Ia IIae, q. CXIII) 192

ARTICLE 7. - Le mérite du juste (Ia IIae, q. CXIV). 195

CHAPITRE VI - LES VERTUS THÉOLOGALES_ 199

ARTICLE 1. - La foi et son motif formel (IIa IIae, q. I-XVI) 199

ARTICLE 2. - L'espérance (IIa IIae, q. XVII-XXII) 204

ARTICLE 3. - La charité (IIa IIae, q. XXIII-XLVII) 206

CHAPITRE VII - LES VERTUS MORALES_ 208

ARTICLE I. - La prudence 209

ARTICLE 2. - La justice et ses différentes formes (IIa IIae, q. LVII-CXXII) 210

ARTICLE 3. - La force (IIa IIae, q. CXXIII-CXLI) 211

ARTICLE 4. - La tempérance et les vertus annexes 212

CHAPITRE VIII - LA PERFECTION CHRÉTIENNE_ 213

CHAPITRE IX - LES CHARISMES_ 216

CONCLUSION_ 218

ARTICLE 1. - Thomisme et éclectisme chrétien_ 218

ARTICLE 2. - La puissance d'assimilation du thomisme 220

Un article de Christ-Roi. 229

LES BASES RÉALISTES DE LA SYNTHÈSE THOMISTE_ 229

LES VINGT-QUATRE THÈSES THOMISTES_ 229

L'ORIGINE DES XXIV THÈSES_ 229

LA DISTINCTION RÉELLE DE L'ACTE ET DE LA PUISSANCE N'EST-ELLE QU'UNE HYPOTHÈSE? 231

LES PROPOSITIONS QUI DÉRIVENT DU PRINCIPE FONDAMENTAL_ 233

LES SUITES DE L'OUBLI DES XXIV THÈSES_ 235

LE RÉALISME DES PRINCIPES DE CONTRADICTION ET DE CAUSALITÉ_ 238

LE PRINCIPE DE CONTRADICTION ET LE RÉALISME EXAGÉRÉ_ 239

LE PRINCIPE DE CONTRADICTION SELON LE NOMINALISME ET LE CONCEPTUALISME SUBJECTIVISTE  241

LE PRINCIPE DE CONTRADICTION SELON LE RÉALISME MESURÉ_ 242

LE RÉALISME DU PRINCIPE DE CAUSALITÉ_ 244

LA NOTION RÉALISTE DE LA VÉRITÉ ET CELLE DU PRAGMATISME_ 245

I - LE PRAGMATISME ET SES DIFFÉRENTES NUANCES_ 246

II. - COMPARAISON DE LA DÉFINITION TRADITIONNELLE DE LA VÉRITÉ AVEC LA NOTION PRAGMATISTE. 248

III. - CONSÉQUENCES DE LA NOTION PRAGMATISTE DE LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES ET DANS LE DOMAINE DE LA FOI 249

COMMENT LA PHILOSOPHIE DE L'ACTION EST OBLIGÉE DE REVENIR A LA DÉFINITION TRADITIONNELLE DE LA VÉRITÉ  253

DIFFICULTÉS_ 257

LA PERSONNALITÉ ONTOLOGIQUE SELON LA PLUPART DES THOMISTES_ 260

POURQUOI LA GRACE EFFICACE EST-ELLE DISTINCTE DE LA SUFFISANTE? 266

QUE LUI AJOUTE-T-ELLE? - QUEL EST LE FONDEMENT SUPRÊME DE CETTE DISTINCTION? 266

LE PROBLÈME_ 266

LA VOLONTÉ DIVINE ANTÉCÉDENTE ET LA VOLONTÉ DIVINE CONSÉQUENTE_ 269

LES PRINCIPES SUPRÊMES SUR LESQUELS REPOSE LA DISTINCTION DES DEUX VOLONTÉS ET DES DEUX GRACES  270

CONSÉQUENCES DE CETTE DOCTRINE_ 271

LA DIFFICULTÉ_ 273

CONCLUSION_ 275

APPENDICE - L'IMMUTABILITE DU DOGME ET LE REALISME TRADITIONNEL_ 278

CHAPITRE I - LE RELATIVISME ET L'IMMUTABILITÉ DU DOGME_ 278

I. - LE RELATIVISME EMPIRIQUE ET LA FOI RELIGIEUSE_ 281

II. - LE RELATIVISME IDÉALISTE ET LA FOI CHRÉTIENNE_ 285

III. - LA VALEUR ONTOLOGIQUE ET TRANSCENDANTE DES NOTIONS PREMIÈRES ET DES PRINCIPES PREMIERS  289

CHAPITRE II - NOTRE PREMIER JUGEMENT D'EXISTENCE SELON SAINT THOMAS ET LE RÉALISME TRADITIONNEL  294

CHAPITRE III - L'IMMUTABILITÉ DU DOGME SELON LE CONCILE DU VATICAN_ 304

CHAPITRE IV - LES NOTIONS CONSACRÉES PAR LES CONCILES_ 311

BIBLIOGRAPHIE_ 319

TABLE DES MATIÈRES_ 325

Notes 331

 

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AVANT-PROPOS

Dans cet ouvrage a été utilisé l'article Thomisme que nous avons composé pour le Dictionnaire de Théologie catholique. Nous y avons çà et là introduit des précisions nouvelles et ajouté à la fin une centaine de pages sur les bases réalistes de la synthèse thomiste, pages philosophiques pour la plupart qui n'auraient pas trouvé place dans le Dictionnaire de théologie. Cette seconde édition est augmentée d'une étude en quatre chapitres sur l'immutabilité du dogme et le réalisme traditionnel.

 

La physionomie intellectuelle et spirituelle de saint Thomas a été jugée de façons très différentes. Tandis que les averroïstes lui reprochaient de n'être aristotélicien qu'à demi, les augustiniens voyaient en lui un novateur trop attaché à l'esprit, aux principes et à la méthode d'Aristote. Ce jugement a reparu très accentué chez Luther[1] et, il y a quelques années, chez les modernistes qui ont soutenu que saint Thomas était un aristotélicien chrétien, plus aristotélicien que chrétien.

En d'autres termes, quelques-uns ont voulu voir dans l'œuvre de saint Thomas « une naturalisation de la vérité révélée[2] », une diminution de la foi chrétienne, qui perdrait son élévation par une sorte de rationalisme, par une exagération de la valeur et des droits de la raison humaine. Cette rationalisation de la foi chrétienne se trouvera chez Leibniz[3] ; il est certain qu'elle n'est pas chez saint Thomas.

Ces jugements manifestement inadmissibles peuvent servir à mieux mettre en relief, par contraste, la vraie physionomie du maître que l'Église, après l'avoir canonisé, a appelé Doctor communis.

Toute sa vie, toute son intelligence, toutes ses forces ont été au service de la foi chrétienne dans ses luttes doctrinales comme dans la sérénité de sa contemplation.

On peut s'en rendre compte par la façon dont il a conçu sa mission de docteur, on y découvre une admi­rable gradation ascendante.

1. En reconnaissant tout ce qu'il y a d'excellent, au point de vue philosophique, dans la doctrine et la méthode d'Aristote, il montre contre les averroïstes que la raison ne peut rien prouver contre la foi. C'est ce qu'il fait en défendant philosophiquement contre eux la liberté de l'acte créateur, la création non ab aeterno, le libre-arbitre de l'homme, l'immortalité personnelle de l'âme humaine.

2. Par opposition aux augustiniens devenus routiniers et peu fidèles à l'esprit de leur Maître, il distingue nettement la raison de la foi, mais loin de les séparer, les unit. (Ia, q. I et q. XXXII, a. I, Cont. Gent. 1. I, c. III)

3. Il montre que la philosophie mérite d'être étudiée pour elle-même, et pour établir d'une façon purement rationnelle les preambula fidei, accessibles aux forces naturelles de notre intelligence.

4. Il fait voir que l'étude de la doctrine sacrée ne doit pas seulement être ordonnée à la piété personnelle, à des ouvrages d'édification, ou se borner aux commentaires de l'Écriture, aux compilations des écrits des Pères, à l'explication des Sentences de Pierre Lombard, mais qu'elle doit être conçue très scientifiquement pour établir un corps de doctrine qui ait une valeur objective et universelle et qui contribue à la synthèse des vérités surnaturelles et des vérités d'ordre naturel. La théologie est ainsi conçue comme une science au sens aristotélicien du mot, une science des vérités de la foi. (cf. Ia, q. I.)

5. Par suite la raison doit être mise au service de la foi pour l'analyse conceptuelle et l'intelligence approfondie des vérités révélées, pour montrer la subordination de beaucoup d'entre elles aux principales qui sont les articles de foi, et pour déduire les vérités virtuellement contenues dans celles que la révélation fait connaître.

6. Le caractère essentiellement surnaturel de la foi, loin d'être diminué, apparaît ainsi davantage. Pour saint Thomas, elle est une vertu infuse, essentiellement surnaturelle par son objet propre et son motif formel, une vertu, qui par un acte simple et infaillible, très supérieur à tout raisonnement apologétique, nous fait adhérer à Dieu révélant et à Dieu révélé, IIa IIae, q. II, a. 2, ad Im. La foi infuse dès lors est non seulement très supérieure à la plus haute philosophie, mais aussi à la plus savante théologie, qui ne sera jamais que son commentaire explicatif et déductif.

7. Enfin loin de diminuer en quoi que ce soit par sa conception de la théologie, l'élévation de la foi chrétienne, saint Thomas dit que l'enseignement de la théologie doit dériver de la plénitude de la contemplation, IIa IIae, q. CLXXXVIII, a. 6, c'est-à-dire de la foi infuse, non seulement vivifiée par la charité, mais éclairée par les dons de science, d'intelligence et de sagesse, qui rendent la foi pénétrante et savoureuse. Ainsi la théologie doit arriver à une intelligence très fructueuse des mystères révélés, par l'analogie des choses que nous connaissons naturellement et par la connexion des mystères entre eux et avec la fin dernière de notre vie, comme le dira le Concile du Vatican.

C'est ainsi que saint Thomas a conçu sa mission de docteur catholique et surtout de théologien.

Sa sainteté, unie à la force de son génie, lui a permis de répondre pleinement à cette mission providentielle.

Dans ses luttes doctrinales, toutes ordonnées à la défense de la foi, il s'est montré humble, patient, magnanime, hardi et toujours prudent. Sa confiance en Dieu le portait à unir toujours la prière à l'étude. Son biographe Guillaume de Tocco nous dit, op. cit., ch. XXXI : « Toutes les fois qu'il voulait étudier, entreprendre une dispute solennelle, enseigner, écrire ou dicter, il commençait par se retirer dans le lieu secret de l'oraison et priait en versant des larmes, afin d'obtenir l'intelligence des divins mystères... Il en sortait avec la lumière. »

On en a deux exemples des plus frappants rapportés par le même biographe, ch. XXXII et XXXV. En écrivant son commentaire sur Isaïe, il arriva à un passage qu'il ne comprenait pas; il jeûna et pria plusieurs jours pour avoir la lumière, et il fut surnaturellement éclairé; il révéla au frère Réginald, son compagnon, de quelle façon extraordinaire cette lumière lui fut donnée par les apôtres Pierre et Paul. Ce récit fut confirmé par un témoin au procès de canonisation.

Un autre fait du même genre est rapporté au couvent de Naples, lorsqu'il écrivait la IIIe partie de la Somme qui traite de la passion et de la résurrection du Christ, comme il priait à l'église devant un crucifix, on le vit soulevé de terre, et c'est alors qu'il entendit la parole : « Thomas, tu as bien écrit de moi. »

Tous les jours, après avoir célébré la messe, il assistait à une autre et souvent la servait humblement lui-même. Pour résoudre une difficulté, il venait prier près du tabernacle. Il ne sortait pour ainsi dire jamais du couvent, dormait peu, passait une grande partie de la nuit en prière. Il ne pouvait retenir ses larmes en entendant à Complies pendant le carême l'antienne « Media vita in morte sumus... » C'est dans l'oraison qu'il trouva la lumière et l'inspiration pour composer l'Office du Saint Sacrement. G. de Tocco rapporte aussi qu'on le vit plusieurs fois en extase, et qu'un jour dictant un long article sur la Trinité, il ne sentit pas que la chandelle qu'il tenait à la main était consumée et lui brûlait les doigts (ibid., ch. XLVIII).

A la fin de sa vie il reçut une vision intellectuelle si haute et si simple qu'il ne put pas continuer de dicter la Somme en descendant à la complexité des questions et articles du traité de la pénitence, auquel il était alors arrivé. Il déclara aussi à son fidèle compagnon qu'il mourrait simple religieux, comme il l'avait demandé au Seigneur. Ses dernières paroles furent pour commenter le Cantique des Cantiques.

Ces quelques traits suffisent à montrer qu'il arriva à la plus haute contemplation et qu'il réalisa dans sa propre vie ce qu'il avait dit de l'enseignement de la doctrine sacrée : il doit dériver « ex plenitudine contemplationis». C'est ce que l'Église a reconnu en lui donnant le nom de « Doctor communis », en recomman­dant sa doctrine par de nombreuses encycliques, surtout par celle de Léon XIII, Æterni Patris.

 

 

 

Cet ouvrage a pour but de présenter un exposé de la synthèse thomiste ramenée aux principes communément reçus chez les plus grands commentateurs de saint Thomas et souvent formulés par lui. Nous n'entreprenons pas de montrer historiquement que tous les points de doctrine dont il sera question se trouvent explicitement dans les œuvres mêmes du saint docteur ; mais nous indiquerons les principales références à ses oeuvres, et nous mettrons surtout en relief la certitude et l'universalité des principes de la doctrine thomiste, sa structure et sa cohérence.

Nous dirons d'abord quels sont les principaux ouvrages où cette synthèse thomiste est exposée, quels sont les commentateurs les plus fidèles et les plus pénétrants; une introduction philosophique rappellera la synthèse métaphysique que suppose la théologie thomiste. Nous exposerons ensuite ce qu'il y a d'essentiel et de capital en cette doctrine par rapport aux traités De Deo uno et trino, De Verbo incarnato, De gratia, et nous indiquerons brièvement ce qu'il y a de plus saillant dans les autres parties de la théologie.

 

 

Introduction : Sources de la synthèse thomiste. I. La synthèse métaphysique. II. La nature de la théologie et la structure du De Deo uno. III. La Sainte Trinité. IV. Les traités des anges et de l'homme. V. L'incarnation rédemptrice dans la synthèse thomiste. VI. Les sacrements de l'Église. VII. Théologie morale et spiritualité. VIII. Conclusion.

 

 

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INTRODUCTION - SOURCES DE LA SYNTHÈSE THOMISTE

Œuvres de saint Thomas. - La synthèse thomiste s'est préparée peu à peu par les commentaires de saint Thomas sur l'Écriture, sur Aristote, sur le Maître des sentences, par la Somme contre les Gentils, les Questions disputées, et elle est arrivée à sa forme définitive dans la Somme théologique. Nous parlerons d'abord des écrits philosophiques du saint Docteur et ensuite de ses ouvrages théologiques.

 

 

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CHAPITRE I - ÉCRITS PHILOSOPHIQUES

Ils comprennent tout d'abord les Commentaires sur Aristote: l'Interprétation (perihermenias, sur le jugement), les Seconds analytiques (où il étudie lon­guement la méthode pour la recherche des définitions et la nature de la démonstration, sa valeur), la Physique, ou philosophie naturelle, le Ciel et le Monde, la Génération et la corruption, l'Ame, la Métaphysique, la Morale à Nicomaque, la Politique (les quatre premiers livres).

Ce qu'il cherche surtout chez Aristote ce ne sont pas les dernières et les plus élevées des conclusions de la philosophie sur Dieu et sur l'âme, ce sont les éléments de la philosophie, comme on demande à Euclide ceux de la géométrie ; mais il y trouve les éléments approfondis et proposés souvent de la façon la plus exacte, au-dessus des déviations contraires de Parménide et d'Héraclite, de l'idéalisme pythagoricien et du matérialisme des atomistes, du platonisme et de la sophistique. Saint Thomas trouve dans le réalisme modéré d'Aristote ce qu'on a justement appelé « la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine » qui part de l'expérience sensible pour s'élever progressivement jusqu'à Dieu, Acte pur, Pensée de la Pensée.

Dans ses Commentaires sur les livres du Stagirite, le saint Docteur écarte les interprétations averroïstes contraires aux dogmes révélés de la Providence, de la Création libre ex nihilo et non ab ceterno, à l'immortalité personnelle de l'âme humaine. En ce sens il baptise en quelque sorte la doctrine d'Aristote, en montrant comment ses principes peuvent et doivent être entendus pour se concilier avec la Révélation. Ainsi s'élabore progressivement la philosophie chrétienne en ce qu'elle a de plus ferme.

En ces commentaires, saint Thomas prend position contre certaines thèses des augustiniens ses prédécesseurs, qui lui paraissent inconciliables avec ce qu'il y a de certain dans les principes d'Aristote. L'âme humaine y est conçue comme l'unique forme substantielle du corps humain, l'unité naturelle du composé humain est nettement affirmée ; l'intelligence humaine y apparaît comme la dernière des intelligences à laquelle correspond comme objet propre le dernier des intelligibles : l'être intelligible des choses sensibles. C'est donc dans le miroir des choses sensibles qu'elle connaîtra Dieu et, par analogie avec ces choses, qu'elle connaîtra sa propre essence et ses facultés, pour les définir et déduire leurs propriétés.

 

 

Comment furent écrits les commentaires de saint Thomas sur Aristote.

Brève analyse de leur contenu

 

A la cour d'Urbain IV, Thomas fréquenta le dominicain Guillaume de Moerbecke, qui connaissait parfaitement le grec et le décida à traduire directement du grec en latin les écrits d'Aristote ou à reviser les traductions existantes. Ce traducteur très fidèle l'assista dans la rédaction de ses commentaires, ce qui contribue à expliquer que Thomas possède une connaissance profonde d'Aristote, très supérieure à celle d'Albert le Grand. Sur bien des questions d'exégèse, il reconnaît la doctrine authentique du Stagirite

Cf. Comm. in Peri hermenias, in Post. anal., in Physicam, in libr. De caelo et mundo, de generatione (éd. léonine) ; in Metaphysicam, éd. Cathala, Turin, 1915 ; in De Anima, De sensu et sensato, in Ethicam, éd. Pirotta, Turin, 1925-1934. - Voir les études de Mgr M. GRABMANN : Les commentaires de s. Thomas d'Aquin sur les ouvrages d'Aristote (Annales de l'Institut de phil.). Louvain, 1914, p. 231-281.

Ce travail a été refondu dans Die Aristoteleskommentare des hl. Thomas v. Aquin, dans Mittelalterliches Geistesleben, B. I (1926), p. 266-313.

Cf. D. SALMAN, Saint Thomas et les traductions latines des métaphysiques d'Aristote, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age, VII, 1932, P. 85-120.

A. DONDAINE, O. P., Saint Thomas et les traductions latines d'Aristote, dans Bulletin thomiste, Notes et communications, 1933, p. 199-213.

FR. PELSTER, S. J., Die Uebersetzungen der aristotelischen Metaphysik in der Werke des hl. Thomas v. Aquin, Gregorianum, t. XVI (1935), P. 325-348; 531-561 ; XVII (1936), P. 377-406.

DE CORTE, Themistius et s. Thomas, dans Arch. d'Hist. doctrinale et litt. du M.-A., VII (1933) P. 47-84.

A. MANSION, Pour l'histoire du commentaire de s. Thomas sur la métaphysique d'Aristote, dans Revue néo-scolastique, t. XXVII (1925), p. 280-295.

E. ROLFES, In expositionem s. Thomœ super Metaphys. XII, dans Xenia thomistica, t. I (1925) P. 389-410.

Nous soulignons ici les points capitaux de la doctrine d'Aristote tels que les a compris saint Thomas.

Souvent dans son Commentaire on rencontre les noms des commentateurs grecs d'Aristote : Porphyre, Themistius, Simplicius, Alexandre d'Aphrodise. Il se montre en même temps très versé dans la philosophie judeo-arabe et il a parfaitement discerné ce qu'elle a de juste et de faux. Il paraît avoir apprécié Avicenne plus qu'Averroès.

Comme l'a noté M. de Wulf, à la paraphrase extensive d'Aristote, œuvre de vulgarisation, il substitue un procédé plus critique, le commentaire littéral qui serre le texte de près. Il le divise et le subdivise, pour en voir la structure essentielle, dégager les assertions principales et expliquer les moindres parties. De plus il a le grand avantage sur beaucoup de commentateurs anciens ou modernes, de ne jamais perdre de vue en chaque traité l'ensemble de la doctrine aristotélicienne et surtout ses principes générateurs. Aussi plusieurs historiens reconnaissent que; ce sont les commentaires les plus pénétrants qui aient jamais été faits du philosophe grec. Comme le rappelle Mgr M. Grabmann, S. Thomas d'Aquin, tr. fr., 1920, p. 58, les scolastiques (Gilles de Rome, Henri de Bate) ont appelé Thomas l'Expositor, sans plus. Ch. Jourdain, Fr. Brentano, G. v. Hertling et d'autres ont apprécié hautement sa manière de commenter.

Les corrections apportées par lui à l'oeuvre du Stagirite, loin d'en diminuer la valeur, ont mieux montré ce qu'il y avait de vrai en cette œuvre et ce que contenaient virtuellement ses principes. Il est généralement assez facile de voir si saint Thomas accepte ou non ce que dit le texte qu'il explique; c'est du moins assez facile à discerner quand on est familiarisé avec les œuvres personnelles du saint Docteur.

Toutes les parties de l'œuvre d'Aristote ont été l'objet de ses commentaires, bien que certains livres soient omis, et que plusieurs de ces commentaires soient restés inachevés.

En logique, de tout l'Organon, Thomas a expliqué les parties capitales De l'interprétation ou Peri hermenias (1269-1271) et les Derniers analytiques (v. 1268 ou après). Sont omis les Catégories, les Premiers analytiques, les Topiques et les Réfutations. Il nous fournit ainsi une étude des plus approfondies, du point de vue logique, des trois opérations de l'esprit : conception, jugement, raisonnement. Il montre quelle est la nature du concept, comment il dépasse sans mesure l'image sensible, parce qu'il contient la raison d'être qui rend intelligible ce qu'il représente. Il subordonne les concepts selon leur universalité et fait saisir leur rapport avec l'être, dont ils expriment les modalités. Il montre la nature intime du jugement, dont l'âme est le verbe être, qui se trouve à la racine de tout autre verbe. Il fait voir ainsi le rapport intime de la logique d'Aristote avec sa métaphysique, avec sa doctrine de l'être, de la puissance et de l'acte. Il nous donne dans le Peri hermenias une étude très pénétrante des éléments de la proposition ; du substantif, du verbe et de l'attribut, et fait voir que la vérité se trouve formellement dans le jugement, lorsqu'il est conforme au réel. On voit ainsi de mieux en mieux que l'objet de l'intelligence diffère de celui de la sensation et de l'imagination, qu'il est, non pas les phénomènes sensibles, mais l'être intelligible, qui est exprimé dans le premier et le plus universel de nos concepts, et qui est l'âme de tous nos jugements, où le verbe être affirme l'identité réelle du sujet et du prédicat.

Il justifie la classification des jugements donnée par Aristote au point de vue de la qualité (jugements affirmatifs, négatifs, privatifs, vrais et faux), au point de vue de la quantité ou de l'extension (jugements universels, particuliers, singuliers), au point de vue de la modalité (il est possible que..., il est contingent..., il est nécessaire...) ; il touche ici aux problèmes de la nécessité, de la contingence et de la liberté (Peri hermenias, I, lect. 14). Enfin il montre le bien fondé des diverses espèces d'opposition (contradictoire, contraire, etc.), dont il fera si souvent usage en théologie, et que les logiciens n'ont cessé d'expliquer depuis Aristote.

Dans son commentaire des Derniers analytiques, au l. I, il expose et justifie la théorie de la démonstration, qui fait savoir les propriétés nécessaires d'une chose par la définition de celle-ci, les propriétés du cercle par la nature de celui-ci. Il montre la nécessité des principes qui fondent la démonstration, l'impossibilité de tout démontrer, et les différentes espèces de démonstrations ainsi que les sophismes à éviter. Au l. II du même ouvrage, il expose longuement les règles à suivre pour établir les définitions, lesquelles ne peuvent se démontrer, mais fondent les démonstrations des propriétés qui dérivent d'elles. Il fait voir que la recherche méthodique des définitions réelles doit partir de la définition nominale ou vulgaire, puis qu'elle doit diviser et subdiviser le genre suprême de la chose à définir; et comparer inductivement celle-ci avec les choses semblables et dissemblables. Cette recherche méthodique des définitions, saint Thomas en applique constamment les règles, pour justifier les définitions aristotéliciennes de l'homme, de l'âme, de la science, de la vertu, des différentes vertus, etc. Une étude approfondie de ce commentaire des Derniers analytiques est indispensable à quiconque veut connaître exactement les bases mêmes du thomisme. Les historiens de la logique en ont presque tous reconnu la très grande valeur, sans voir toujours son rapport avec le reste de l'œuvre de saint Thomas qui ne cesse d'en appliquer les principes.

Le commentaire sur les VIII livres de la Physique ou de la Philosophie de la nature d'Aristote, établit dès le premier livre, selon la voie d'invention, la nécessité de distinguer l'acte et la puissance pour expliquer le devenir ou le mouvement, en fonction non pas du repos (comme le voudra plus tard Descartes) mais en fonction de l'être, car ce qui devient tend à être.

Une étude attentive du commentaire de ce l. I montre que la distinction de l'acte et de la puissance n'est pas seulement une admirable et très féconde hypothèse ou un postulat librement posé par l'esprit du philosophe, mais qu'elle s'impose nécessairement pour concilier le devenir affirmé par Héraclite, avec le principe d'identité ou de contradiction affirmé par Parménide. Le premier de ces philosophes niait la valeur réelle du principe de contradiction ou d'identité, en affirmant : « Tout devient, rien n'est, et n'est identique à lui-même.» - Parménide, au contraire, niait tout devenir en vertu du principe d'identité. Saint Thomas nous montre qu'Aristote a trouvé l'unique solution du problème, qu'il a rendu le devenir intelligible en fonction de l'être, par la distinction de la puissance et de l'acte : Ce qui devient ne peut provenir ni du néant, ni de l'être déjà en acte, déjà déterminé, mais de l'être en puissance ou indéterminé : la statue provient non pas de la statue déjà en acte, mais du bois qui peut être sculpté, la plante et l'animal proviennent d'un germe, la science d'une intelligence qui aspire à la vérité. Cette distinction de puissance et acte, nécessaire pour rendre le devenir intelligible en fonction de l'être et du principe d'identité, n'est donc pas seulement pour Aristote et saint Thomas une admirable hypothèse ou un postulat ; elle est à la base des preuves vraiment démonstratives de l'existence de Dieu, Acte pur.

Dès ce l. I de la Physique, saint Thomas fait voir comment de cette division de l'être en puissance et acte dérive la distinction des quatre causes, nécessaires pour expliquer le devenir : la matière, la forme, l'agent et la fin. Il formule les principes corrélatifs de causalité efficiente, de finalité, de mutation, et montre le rapport mutuel de la matière et de la forme, de l'agent et de la fin. Ces principes s'appliqueront ensuite partout où interviendront les quatre causes, c'est-à-dire dans la production de tout ce qui devient dans l'ordre corporel ou spirituel. En traitant de la finalité, saint Thomas définit le hasard : la cause accidentelle d'un effet qui arrive comme s'il avait été voulu ; en creusant une tombe quelqu'un trouve accidentellement un trésor ; mais la cause accidentelle suppose la cause non accidentelle qui par elle-même tend à son effet (par ex. à creuser une tombe) et cela suffit à montrer que le hasard ne peut être la cause première de l'ordre du monde, puisqu'il est la rencontre accidentelle de deux causes ordonnées chacune à son effet.

Cette étude des quatre causes conduit à la définition de la nature, qui est en chaque être le principe de son activité ordonnée à une fin déterminée, comme on le voit dans la pierre, la plante, l'animal et l'homme. Cette notion de nature appliquée ensuite analogiquement à Dieu se retrouvera constamment en théologie, et s'appliquera à ce qui est l'essence même de la grâce et des vertus infuses. En ces différents traités saint Thomas renverra à ces chapitres du l. II de la Physique d'Aristote, comme aux éléments philosophiques semblables à ceux d'Euclide en géométrie.

Il montre-ensuite (l. III-VI) que la définition du mouvement se retrouve dans les différentes espèces de mouvement : local, qualitatif (intensité croissante d'une qualité), quantitatif (ou d'augmentation), et comment tout continu (grandeur, mouvement et temps) est divisible à l'infini, mais non pas divisé à l'infini comme le supposait Zénon en ses arguments apparemment insolubles.

La Physique s'achève (l. VII et VIII) par l'exposé des deux principes qui prouvent l'existence de Dieu, premier moteur immobile : tout mouvement suppose un moteur et l'on ne peut procéder à l'infini dans la série des moteurs actuels qui sont nécessairement subordonnés. Il ne répugnerait pas de remonter à l'infini dans la série des moteurs passés accidentellement subordonnés, comme la série des générations humaines ou animales. Mais actuellement il faut un centre d'énergie, un premier moteur, sans quoi le mouvement lui-même est inexplicable. Nous disons de même aujourd'hui : le navire est porté par les flots, les flots par la terre, la terre par le soleil, mais on ne peut aller à l'infini, il faut actuellement un premier moteur immobile, qui ne doive son activité qu'à lui-même, qui soit l'agir même, et Acte pur, car l'agir suppose l'être, et le mode d'agir par soi suppose l'Être par soi.

Saint Thomas a commenté les traités De generatione et corruptione, les deux livres (1272-1273) ; De meteoris, les deux premiers livres (1269-1271) ; De cœlo et mundo, les trois premiers livres (1272-1273).

En lisant le De cœlo, 1. I, ch. 8 (lectio 17e de saint Thomas), on voit qu'Aristote avait déjà remarqué l'accélération de la chute des corps, et noté qu'ils tombent d'autant plus vite qu'ils se rapprochent du centre de la terre. Saint Thomas en cet endroit de son commentaire formule ainsi cette loi qui sera précisée par Newton : Terra (vel corpus grave) velocius movetur quanto ma gis descendit, en d'autres termes : la vitesse de la chute des corps pesants est d'autant plus grande qu'ils tombent de plus haut.

Comme le rappelle Mgr Grabmann (Saint Thomas d'Aquin, 1920, p. 36), P. Duhem, l'historien du système copernicien, fait gloire à l'Aquinate d'avoir soutenu (De cœlo et mundo, l. II, lect. 17, et Ia q. 32, a. i, ad 2um), relativement à l'astronomie ptolémaïque, que les hypothèses sur lesquelles s'appuient un système astronomique ne se changent pas en vérités démontrées par le seul fait que leurs conséquences s'accordent avec l'observation. Cf. P. Duhem Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Paris, 1908, p. 46 sq.

En psychologie, il a expliqué le De anima, les trois livres (v. 1266) ; l'opuscule De sensu et sensato (1266) ; De memoria (1266).

Dans le De anima, il examine les opinions des prédécesseurs d'Aristote, surtout d'Empédocle, de Démocrite, de Platon, et comment se pose le problème de l'unité de l'âme par rapport à la variété de ses fonctions (l. I). Il montre ensuite avec Aristote, que l'âme est le premier principe de la vie végétative, de la vie sensitive et de la vie rationnelle, selon les diverses puissances qui dérivent d'elle (l. II, lect. 1-5).

Ces puissances ou facultés doivent se définir par l'objet auquel elles sont essentiellement ordonnées (l. II, lect. 6). Il étudie les fonctions de la vie végétative et ensuite la sensation. On trouve ici une analyse pénétrante de la doctrine aristotélicienne sur les sensibles propres (couleur, son, etc.), les sensibles communs (étendue, figure, mouvement, etc.), les sensibles par accident (ex. : la vie de l'homme qui vient vers nous). Ces sensibles par accident (en langage moderne les perceptions acquises) fournissent l'explication des prétendues erreurs des sens (l. II, lect. 13).

Saint Thomas donne aussi, l. III, lect. 2, une explication profonde de ce texte d'Aristote : « Comme l'action du moteur est reçue dans le mobile, l'action de l'objet sensible, du son par exemple, est reçue dans le sujet sentant ; c'est l'acte commun du senti et du sentant. » Saint Thomas l'entend ainsi : sonatio et auditio sont in subjecto sentiente, sonatio ut ab agente, auditio ut in patiente.

Il en déduit comme Aristote, en faveur du réalisme, que la sensation a par sa nature même une relation au réel senti, au sensible propre correspondant, et qu'elle ne peut exister sans le réel senti, tandis que l'hallucination peut exister sans lui, mais suppose des sensations préalables, comme l'écho suppose un véritable son. La comparaison est d'Aristote ; on avait déjà remarqué que l'aveugle-né n'a jamais d'hallucinations visuelles.

Le commentaire, l. II, lect. 24, insiste aussi beaucoup sur ceci que « le connaissant devient en quelque manière l'objet connu, par la similitude qu'il en reçoit ». Par l'intelligence, l'âme connaît les principes nécessaires et universels et devient en quelque sorte tout le réel intelligible représenté en elle : fit quodammodo omnia; ce qui suppose l'immatérialité de la faculté intellectuelle, l. III, lect. 4. 5. 7.

Cela suppose aussi l'influence de l'intellect agent qui, comme une lumière immatérielle, éclaire et actualise l'intelligible contenu en puissance dans les choses sensibles (lect. 10), et qui l'imprime dans notre intelligence pour que celle-ci le saisisse par la première appréhension suivie du jugement et du raisonnement (lect. 11). C'est ce mystère de la connaissance naturelle que scrute saint Thomas dans son commentaire du l. III du De anima, où il précise (lect. 8) l'objet propre de l'intelligence humaine : l'être intelligible des choses sensibles, dans le miroir desquelles nous connaissons les choses spirituelles l'âme elle-même et Dieu.

Comme l'intelligence est essentiellement distincte des sens, de la mémoire sensitive et de l'imagination, puisqu'elle atteint le nécessaire et l'universel, il faut aussi distinguer essentiellement de l'appétit sensitif, concupiscible et irascible, l'appétit rationnel ou la volonté, spécifiée par le bien universel et libre à l'égard du bien particulier (l. III, lect. 14). Au sujet de la spiritualité et de l'immortalité, de l'intelligence humaine et de l'âme, il y a dans le De anima des textes qui paraissent la mettre en doute, l. II, c. II ; l. III, c. V ; d'autres plus nombreux qui l'affirment, l. I, c. IV ; l. III, c. IV ; l. III, c. V, et qui sont décisifs si l'intellect agent est, comme l'entend saint Thomas, une faculté de l'âme, à laquelle correspond l'intelligence qui connaît le nécessaire et l'universel, et qui domine par suite l'espace et le temps. Ces derniers textes s'éclairent du reste par celui de l'Éthique à Nicomaque l. X, c. 7, qui paraît exclure toute hésitation. Le commentaire sur la Métaphysique, les douze premiers livres (1265), comprend trois parties principales : l'introduction à la Métaphysique (l. I à V), l'ontologie (l. V à XI) et la théologie naturelle (l. XI et XII).

Dans l'introduction, la Métaphysique est conçue comme une Sagesse ou science éminente; or la science est la connaissance des choses par leur cause, la métaphysique doit donc être la connaissance de toutes choses par leurs causes suprêmes. Après l'examen de ce qu'ont dit sur ce sujet les prédécesseurs d'Aristote, saint Thomas montre que la connaissance des choses par leurs causes suprêmes est possible, car on ne peut procéder à l'infini dans aucun genre de causalité. L'objet propre de la métaphysique est l'être en tant qu'être des choses, et de ce point de vue supérieur, elle considère plusieurs problèmes que la physique a considérés déjà au point de vue du devenir.

Cette introduction s'achève par une défense, contre les sophistes, de la valeur réelle de la raison et surtout du premier principe de la raison et du réel : le principe de contradiction (l. IV, lect. 5 à 17). Nier la valeur réelle de ce principe, ce serait poser un jugement qui se détruirait, ce serait supprimer tout langage, toute substance, toute distinction parmi les choses, toute vérité, toute pensée, même toute opinion, par suite tout désir, toute action ; on ne pourrait plus même distinguer des degrés dans l'erreur; ce serait la destruction même du devenir, car il n'y aurait plus de distinction entre le point de départ et le point d'arrivée; de plus le devenir n'aurait aucune des quatre causes qui l'expliquent il serait sans sujet qui devienne, sans cause efficiente, sans fin et sans spécification, il serait aussi bien attraction que répulsion, congélation que fusion. On n'a jamais écrit une défense plus profonde de la valeur réelle du premier principe de la raison et de la raison elle-même. C'est avec la défense de la valeur de la sensation ce qu'on peut appeler la métaphysique critique d'Aristote approfondie par saint Thomas ; elle est « critique » non pas au sens kantien, mais au sens de krinein qui veut dire juger et de krisiz, juger de la valeur de la connaissance par réflexion sur elle-même pour s'assurer de l'objet auquel elle est essentiellement ordonnée ; elle est ordonnée à connaître l'être intelligible, comme l'œil à la vue, l'oreille à l'audition, le pied à la marche, les ailes au vol. Ne pas l'admettre, c'est rendre l'intelligence tout à fait inintelligible à elle-même. Pour bien entendre le De veritate de saint Thomas, il faut avoir médité son commentaire sur le l. IV de la Métaphysique.

Avec le livre V commence ce qu'on peut appeler l'ontologie. Elle débute par le vocabulaire philosophique d'Aristote ; saint Thomas l'explique en considérant à la lumière de l'être en tant qu'être, les principaux termes philosophiques, presque tous analogiques, de principe, de cause, des quatre causes, de nature, de nécessité, de contingence, d'unité soit essentielle soit accidentelle, de substance, d'identité, de priorité, de puissance, de qualité, de relation, etc. - Ensuite il traite de l'être en tant qu'être des choses sensibles, et il considère ici la matière et la forme, non plus par rapport au devenir, mais à l'être même des corps inanimés ou animés (l. VII et VIII). Enfin il montre toute la valeur de la distinction entre puissance et acte au point de vue de l'être, en affirmant que dans tous les ordres la puissance est essentiellement ordonnée à l'acte, d'où dérive la supériorité de l'acte par rapport à la puissance ordonnée à lui. En d'autres termes l'imparfait est pour le parfait, comme le germe de la plante pour celle-ci, et le parfait ne peut être produit par l'imparfait, comme par sa cause toute suffisante; il en provient sans doute comme de la cause matérielle, mais celle-ci ne passe de la puissance à l'acte que sous l'influence d'un acte antérieur et supérieur qui agit pour une fin supérieure proportionnée. Et donc seul le supérieur explique l'inférieur, autrement le plus proviendrait du moins, le plus parfait du moins parfait, contrairement aux principes de raison d'être, de causalité efficiente et de finalité. C'est la réfutation du matérialisme ou de l'évolutionnisme dans lequel chaque degré supérieur au précédent reste sans explication ou sans cause (l. IX).

Le l. X traite de l'unité et de l'identité, par là même du principe d'identité (forme affirmative de celui de contradiction) : « ce qui est, est ». « Tout être est un et le même. » Ce principe montre la contingence de tout ce qui manque d'identité parfaite, et donc la contingence de tout composé comme de tout mouvement. Tout composé en effet demande une cause, car des éléments de soi divers ne sont unis que par une cause qui les rapproche ; l'union a sa cause en quelque chose de plus simple : l'unité.

La troisième partie de la Métaphysique d'Aristote peut être appelée théologie naturelle. Saint Thomas n'en a commenté que deux livres (l. XI et XII), laissant de côté les deux autres qui traitent des opinions des prédécesseurs d'Aristote. - Le l. XI est une récapitulation de ce qui précède. pour prouver l'existence de Dieu. Le l. XII établit l'existence de Dieu, Acte pur, parce que l'acte est supérieur à la puissance, et que tout ce qui passe de la puissance à l'acte suppose en dernière analyse une cause incausée, qui soit pur Acte, sans aucun mélange de potentialité ou d'imperfection. Dieu est dès lors la Pensée de la Pensée, non seulement l'Être même subsistant, mais l'Intellection subsistante, ipsum intelligere subsistens. L'Acte pur, étant la plénitude de l'être, est aussi le Bien suprême qui attire tout à Lui, dit Aristote. Contrairement à plusieurs historiens, saint Thomas voit dans cette « attirance» non seulement l'influx de la cause finale, mais celui de la cause efficiente, car tout agent agit pour une fin proportionnée, et seul l'agent suprême est proportionné à la fin suprême, la subordination des agents correspond à celle des fins. Plus on s'élève, plus l'agent et la fin se rapprochent et finalement s'identifient. Dieu attire tout à soi, comme le principe et la fin de tout. Cf. l. XII, lect. 7-12. Saint Thomas termine son commentaire par ces mots : « Et hoc est quod concludit (philosophas), quod est unus princeps totius universi, scilicet primum moyens et primum intelligibile et primum bonum, quod supra dixit Deum, qui est benedictus in sœcula sœculorum. Amen. »

 

Mais ce qu'on ne trouve pas chez Aristote c'est l'idée explicite de création ex nihilo, même de création ab æterno, a fortiori celle de création libre non ab æterno.

Parmi les ouvrages de philosophie morale et politique d'Aristote, saint Thomas a commenté l'Éthique à Nicomaque, les dix livres (1266) et le début de la Politique: l. I, II et III, ch. 1-6 (1268). Il n'a pas expliqué les Grandes Morales, ni la Morale à Eudème.

A la suite d'Aristote, saint Thomas montre ici que l'éthique est la science de l'agir humain, ou de l'activité de la personne humaine qui est libre, maîtresse de ses actes, mais qui, à titre d'être raisonnable, doit agir pour un bien rationnel, honnête, supérieur au bien sensible, soit délectable, soit utile. Dans ce bien supérieur l'homme trouvera le bonheur, la joie qui s'ajoute à l'activité normale et bien ordonnée comme à la jeunesse sa fleur. La conduite de l'homme doit donc être conforme à la droite raison, et poursuivre le bien honnête ou rationnel, la perfection humaine où nous trouverons le bonheur, comme dans la fin à laquelle notre nature même est ordonnée. Éthique, l. I.

Quels sont les moyens pour atteindre cette perfection humaine ? Ce sont les vertus. La vertu est une bonne habitude d'agir librement de façon conforme à la droite raison. Elle s'acquiert par la répétition des actes volontaires bien ordonnés ; elle est comme une seconde nature qui nous rend ces actes connaturels. L. II.

Certaines vertus ont pour but de régler les passions, non pas en les supprimant, mais en les modérant, selon un juste milieu entre l'excès et le défaut ; ce juste milieu est en même temps un sommet. Ainsi la force s'élève au dessus de la lâcheté et de la témérité ; la tempérance au dessus de l'intempérance et de l'insensibilité. L. III.

De même la libéralité tient le milieu entre la prodigalité et l'avarice ; la magnificence, lorsqu'il faut faire de grandes dépenses, entre la mesquinerie et une sotte ostentation ; la magnanimité entre la pusillanimité et une ambition démesurée ; la douceur repousse les injures sans violence excessive comme sans faiblesse. L. IV.

Mais il ne suffit pas de discipliner ses passions, il faut aussi régler les opérations extérieures à l'égard des autres personnes, en rendant à chacun ce qui lui est dû. C'est l'objet de la justice. Il faut ici distinguer la justice commutative relative aux échanges, dont la règle est l'égalité ou l'équivalence des choses échangées ; au dessus d'elle la justice distributive, qui préside au partage des biens, des charges, des honneurs, non pas de façon égale, mais proportionnellement au mérite de chacun. Au dessus encore il y a la justice légale qui fait observer les lois établies pour le bien commun de la société, et enfin l'équité, qui adoucit les rigueurs de la loi, lorsque, en certaines circonstances, elles seraient excessives. L. V.

Ces vertus morales doivent être dirigées par la sagesse et la prudence ; la sagesse porte sur la fin de toute la vie, la perfection humaine à réaliser, la prudence porte sur les moyens ; c'est elle qui, par la délibération, détermine le juste milieu à garder dans les différentes vertus. L. VI.

En certaines circonstances, comme lorsque la patrie est en danger, la vertu doit être héroïque. L. VII.

La justice est indispensable à la vie sociale, mais celle-ci a besoin d'un complément qui est l'amitié. Encore faut-il bien l'entendre, car il y a trois espèces d'amitié : l'une est fondée sur l'agréable, celle des jeunes gens qui s'associent pour se divertir ; la seconde est fondée sur l'utile, celle des commerçants qui s'unissent selon leurs intérêts ; la troisième est fondée sur le bien honnête, celle des vertueux qui s'unissent par exemple pour le bon ordre de la cité, pour le bien d'autrui. Cette dernière amitié, qui suppose la vertu, ne dépend pas des intérêts et des plaisirs qui passent, elle est solide comme la vertu ; elle est le propre de ceux qui s'aident à devenir meilleurs ; c'est une bienveillance et bienfaisance toujours active, qui travaille à maintenir la concorde malgré toutes les causes de division. L. IX.

Par la pratique de ces vertus l'homme peut arriver à une perfection supérieure qui se trouve dans la vie contemplative, et qui donne le vrai bonheur. La joie s'ajoute en effet normalement à l'acte bien ordonné, et surtout à l'acte supérieur de la plus haute faculté, l'intelligence, à l'égard du plus haut objet, c'est-à-dire à la contemplation de la vérité suprême ou du suprême intelligible qui est Dieu. L. X.

C'est surtout dans ce l. X de l'Éthique, c. 7, que se trouvent les textes d'Aristote qui paraissent affirmer l'immortalité personnelle de l'âme. Saint Thomas (lect. 10, 11) se plaît à en souligner l'importance. On lit chez Aristote lui-même à propos de la contemplation de la vérité : « Elle constituera réellement le bonheur parfait, si elle se prolonge pendant toute la durée de la vie. Une telle existence, toutefois, pourrait être au dessus de la condition humaine. L'homme ne vit plus alors en tant qu'homme, mais en tant qu'il possède quelque caractère divin. Autant ce principe est au dessus du composé auquel il est joint, autant l'acte de ce principe est-il supérieur à tout autre acte. Or, si l'esprit est quelque chose de divin par rapport à l'homme, de même une telle vie. Il ne faut donc pas croire ceux qui conseillent à l'homme de ne songer qu'aux choses humaines, et sous prétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles. Loin de là, il faut que l'homme cherche à s'immortaliser autant qu'il est en lui, et qu'il fasse tout pour vivre selon la partie la plus excellente de lui-même. Ce principe est supérieur à tout le reste, et c'est l'esprit qui constitue essentiellement l'homme. »

Beaucoup d'historiens de la philosophie ont noté ici comme saint Thomas que le Nonz est bien dans ce texte une faculté humaine, une partie de l'âme, une similitude participée de l'intelligence divine, mais qui n'en fait pas moins partie de la nature de l'homme. C'est bien à l'homme qu'Aristote recommande de se livrer à la contemplation et de s'immortaliser autant qu'il est possible. Il va même jusqu'à dire que ce Nonz est chacun de nous.

Ce simple résumé de l'Éthique telle que l'a comprise saint Thomas montre quel usage il a pu faire de cette doctrine en théologie, pour expliquer la subordination des vertus acquises aux vertus infuses, et pour approfondir la nature de la charité, conçue comme une amitié surnaturelle entre le juste et Dieu et entre les enfants de Dieu. Cf. A. MANSION, L'eudémonisme aristotélicien et la morale thomiste, dans Xenia thomistica, t. I, p. 429-449.

De la Politique d'Aristote, saint Thomas a commenté les deux premiers livres, et les six premiers chapitres du l. III ; la suite du commentaire est de Pierre d'Auvergne. Cf. Mgr GRABMANN, Phil. jahrbuch, 1915, p. 373-378.

Dès le début de cet ouvrage on remarque ce qui distingue la politique d'Aristote de celle de Platon. Celui-ci construit à priori sa République idéale, conçoit l'État comme un être dont les citoyens sont les éléments, les castes les organes ; et pour supprimer l'égoïsme, il supprime la famille et la propriété. Aristote au contraire procède par l'observation et l'expérience, il étudie la première communauté humaine, la famille, constate que pour le bien de la société domestique le père de famille doit commander de façon différente à sa femme, à ses enfants, aux esclaves, peu capables de réflexion et destinés à obéir. Il remarque qu'il n'y a d'affection possible qu'entre des individus déterminés, et qu'on ne saurait donc supprimer la famille, que nul ne se soucierait des enfants, qui, étant à tous, ne seraient à personne, de même qu'on ne se soucie point des propriétés communes : chacun trouve qu'il travaille trop, les autres pas assez. Aristote ne cherche pas à démontrer le droit de propriété, l'occupation primitive, la conquête, le travail de la terre conquise lui paraissent des moyens légitimes d'acquérir. Il tient aussi que l'homme de par sa nature même doit vivre en société, car il a besoin du concours de ses semblables pour se défendre, pour utiliser les biens extérieurs, pour l'acquisition des sciences les plus élémentaires, et le langage montre qu'il est fait pour vivre en société. Ainsi les familles se réunissent dans une même cité, qui a pour fin le bien commun de tous, bien non pas seulement utile et délectable, mais honnête, car il doit être le bien d'êtres raisonnables, selon la justice et l'équité, vertus indispensables à la vie sociale. Telles sont les principales idées qu'expose Aristote dans les premiers livres de la Politique. Saint Thomas les commente avec profondeur ; dans la Somme théologique, Ia-IIae, q. 94, a. 5 ad 3um, il fait les restrictions voulues au sujet de l'esclavage, op. cit., IIa-IIae, q. 10, a. 10 ; q. 104, q. 5. Ici il remarque qu'il convient que l'homme peu capable de se conduire se laisse diriger par celui qui est plus sage et qu'il travaille à son service.

Dans le deuxième livre de la Politique, saint Thomas étudie à la suite d'Aristote les idées de Platon sur ce sujet, et diverses constitutions de la Grèce. Il accepte les bases inductives du stagirite, et il les utilisera dans son livre De regime principum comme on peut s'en rendre compte dès le chapitre I. C'est là qu'il fonde sur la nature de l'homme l'origine et la nécessité d'une autorité sociale, représentée à des degrés divers par le père de famille, par le chef dans la commune et le souverain dans le royaume. Dans le même ouvrage, avec Aristote, il distingue le bon et le mauvais gouvernement. Le bon gouvernement peut être celui d'un seul (monarchie), ou celui de quelques-uns (aristocratie), ou celui de plusieurs choisis par la multitude (démocratie au bon sens du mot) ; mais chacune de ces trois formes peut dégénérer soit en tyrannie, soit en oligarchie, soit en démagogie. Saint Thomas regarde comme la meilleure forme de gouvernement la monarchie, mais pour prévenir la tyrannie, il recommande une constitution mixte qui réserve, à côté du souverain, une place à l'élément aristocratique et démocratique dans l'administration de la chose publique. Ia IIae, q. 105, a. 1. Malgré cela si la monarchie dégénère en tyrannie, il faut patienter pour éviter un plus grand mal. Si la tyrannie devient insupportable, le peuple peut intervenir, surtout s'il s'agit d'une monarchie élective, mais il n'est pas permis de tuer le tyran, De regimine princ., I, 6 ; il faut s'en remettre au jugement de Dieu qui récompense ou punit selon son infinie sagesse ceux qui gouvernent les peuples.

Par ailleurs le Saint Docteur Ia IIae, q. 97, a. 2, a bien noté les méfaits du droit d'élection lorsque le peuple est dépravé par les démagogues qui achètent ses suffrages, et il dit alors en citant S. Augustin, qu'il faut faire le possible pour lui enlever ce pouvoir d'élection, qui revient aux meilleurs : « Si paulatim idem populus depravatus habeat venale suffragium et regimen flagitiosis, scelerastisque committat, reste adimitur populo talis potestas dandi honores et ad paucorum bonorum redit arbitrium. »

Saint Thomas a de plus commenté le De causis attribué alors à Aristote et dont il montre l'origine néo-platonicienne (1269), et un livre de Boèce De hebdomadibus (vers 1257). Son commentaire sur le Timée de Platon ne nous a pas été conservé.

Tous ces commentaires ont largement préparé par leur patiente analyse la synthèse personnelle dans laquelle saint Thomas reprend tous ces matériaux sous la double lumière de la Révélation et de la raison, par une connaissance plus haute et plus universelle des principes qui les régissent, par une vue plus pénétrante de la distinction de puissance et acte, de la supériorité de l'acte, et de la primauté de Dieu, Acte pur.

Saint Thomas connaît Platon par certains de ses dialogues qu'il a utilisés : le Timée, le Ménon, le Phédon. Il le connaît aussi par Aristote et par saint Augustin, qui lui transmet le meilleur de la doctrine platonicienne sur Dieu et sur l'âme humaine. Le néoplatonisme arrive jusqu'à lui par le Livre des Causes, attribué à Proclus, et par les écrits du pseudo-Denys, qu'il a aussi commentés.

Parmi les traités spéciaux de philosophie qu'il a écrits, il faut citer : De unitate intellectus contre les averroïstes, De substantiis separatis, De ente et essentia, De regimine principum.

 

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CHAPITRE II - OUVRAGES THÉOLOGIQUES

Les principaux sont les commentaires de l'Écriture, le Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, ceux sur les Noms divins de Denys, sur La Trinité et les Semaines de Boèce, le Contra Gentes, les Questions disputées, les Quodlibets, et surtout la Somme théologique.

 

a) Les commentaires de l'Écriture. - La principale source de la doctrine théologique de saint Thomas est évidemment la Révélation divine, l'Ancien et le Nouveau Testament. Ses Commentaires sur l'Écriture sainte comprennent ceux sur le livre de Job, les 51 premiers psaumes, le Cantique des cantiques, Isaïe, Jérémie, les Lamentations. Parmi les livres du Nouveau Testament il a expliqué les quatre Évangiles, les Épîtres de saint Paul, et a laissé une glose continue sur les quatre Évangiles composée avec des extraits des Pères et connue sous le nom de Catena aurea.

Dans ces différents ouvrages les Pères qu'il cite le plus souvent sont saint jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, saint Léon le Grand, saint Grégoire le Grand, saint Basile, saint jean Damascène, saint Anselme, saint Bernard.

 

b) Par le Commentaire sur les Sentences, saint Thomas se rend exactement compte des lacunes, des imperfections du travail théologique antérieur, et peu à peu sa pensée personnelle se précise et s'affermit. Pierre Lombard divisait les matières dont traite la théologie, non pas par rapport à son objet pris en soi, mais par rapport à deux actes de notre volonté : frui et uti: 1° De his quibus fruendum est: scil. De Trinitate, De Dei scientia, potentia, voluntate; 2° De his quibus utendum est, scil. de creaturis: de angelis, de homine, de gratia, de peccato; 3° De his quibus simul fruendum et utendum est, scil. de Christo, de sacramentis, de novissimis. Saint Thomas voit la nécessité d'une division plus objective, prise de l'objet de la théologie considéré en lui-même : 1° de Dieu, des créatures qui procèdent de lui ; 2° du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu ; 3° du Sauveur qui est, comme homme, la voie pour tendre vers Dieu. En commentant les Sentences, où les questions morales ne sont traitées qu'accidentellement à l'occasion de certaines questions dogmatiques, saint Thomas voit la nécessité de traiter spécialement de la béatitude, des actes humains, des passions, des vertus en général et en particulier, des divers états de vie. En même temps, il prend de plus en plus conscience de la valeur des principes de sa synthèse sur Dieu, sur le Christ et sur l'homme.

 

c) Le Contra Gentes est comme une apologie de la foi chrétienne, pour la défendre contre les erreurs les plus répandues à l'époque, celles surtout qui venaient des Arabes. Il y examine d'abord dans les trois premiers livres les vérités naturellement démontrables qui sont les préambules de la foi, puis au livre IV il traite des vérités surnaturelles, surtout du mystère de la Trinité, de l'Incarnation, des sacrements, de la vie du ciel. - En chaque chapitre de cet ouvrage saint Thomas propose un assez grand nombre d'arguments, simplement reliés par les adverbes adhuc, amplius, item, prœterea; on les dirait simplement juxtaposés; on peut cependant y discerner un ordre, et distinguer des arguments directs, d'autres indirects par réduction ad absurdum aut ad inconvenientia. Nous sommes encore loin de la simplicité de ligne de la Somme théologique, où il n'y aura souvent dans le corps de l'article que l'argument formel ex propria ratione, approfondi et défendu, ou, s'il s'y trouve plusieurs arguments, leur ordre apparaîtra clairement et la raison pour laquelle chacun d'eux est invoqué, par exemple selon telle ou telle des quatre causes.

 

d) Dans les Questions disputées, saint Thomas examine les problèmes les plus difficiles, en donnant au début de chaque article jusqu'à dix ou douze arguments pour l'affirmative, autant pour la négative, avant de déterminer la vérité. Au milieu de cette complexité d'arguments pour et contre, le saint Docteur s'élève progressivement vers la simplicité supérieure qui se trouvera dans la Somme théologique, simplicité qui est riche d'une multiplicité virtuelle, et dont la valeur et l'élévation passent inaperçues pour ceux qui n'y voient que les assertions principales du sens commun et du sens chrétien, parce qu'ils n'y sont pas parvenus par la lecture patiente des Questions disputées. La recherche qui s'exprime en celles-ci est une lente ascension, souvent fort difficile, mais nécessaire pour arriver au sommet, d'où l'on peut voir d'un seul regard la solution de ces problèmes.

Dans ces questions disputées, il faut lire surtout De veritate, De Potentia, De malo, De spiritualibus creaturis. Les Quodlibets sont des recherches du même genre sur les questions les plus difficiles agitées à l'époque.

e) La Somme théologique présente enfin la synthèse supérieure telle qu'elle s'est définitivement formée dans l'esprit de saint Thomas. Comme il le dit dans le prologue, il l'a composée pour les commençants, ad eruditionem incipientium, en traitant les questions selon l'ordre logique, secundum ordinem disciplinae, en évitant les répétitions, les longueurs, la multiplicité des questions inutiles, et celle des arguments accessoires, accidentellement proposés à l'occasion d'une discussion.

De ce point de vue il détermine le sujet ou l'objet propre de la théologie : Dieu révélé, inaccessible aux forces naturelles de la raison (Ia, q. I, a. 6) et par rapport à cet objet pris en soi, il divise toute la théologie en trois parties : 1° De Dieu un et trine, de Dieu créateur; 2° Du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu; 3° Du Christ, qui, comme homme, est la voie pour tendre vers Dieu (la, q. II, prol.).

En cet ouvrage saint Thomas domine de plus en plus la matière qu'il a étudiée en détail dans les ouvrages précédents. Il voit de plus en plus les conclusions dans les principes. Comme dans la contemplation circulaire dont il parle IIa-IIae, q. CLXXX, a. 6, sa pensée revient toujours à la même vérité éminente pour en mieux saisir toutes les virtualités et le rayonnement. Il ramène tout à quelques principes très peu nombreux mais très universels, qui éclairent d'en haut un grand nombre de questions. La perfection de la connaissance intellectuelle vient précisément de cette unité, de cette simplicité éminente et de cette universalité, qui la rapprochent de la connaissance que Dieu a, en lui-même, de toutes choses par un seul regard. Il y a ainsi dans la Somme théologique une cinquantaine d'articles qui éclairent tous les autres et donnent à cette synthèse son caractère propre. Aussi, croyons-nous, que le vrai commentaire de la Somme théologique doit éviter les longueurs, et consiste surtout à souligner les principes supérieurs qui éclairent tout le reste. La vraie science théologique est une sagesse; elle n'est pas tant préoccupée de déduire des conclusions nouvelles, que de rattacher toutes les conclusions plus ou moins nombreuses aux mêmes principes supérieurs, comme les divers côtés d'une pyramide au même sommet. Alors le fait de rappeler à propos de tout le principe le plus élevé de la synthèse n'est pas une répétition matérielle, mais une façon supérieure de se rapprocher de la connaissance divine, dont la théologie est une participation.

Cette valeur permanente de la doctrine de saint Thomas a trouvé son expression la plus autorisée dans l'Encyclique Æterni Patris. Léon XIII y relève les mérites de saint Thomas en affirmant qu'il a « fait la synthèse de ce qu'avaient enseigné ses prédécesseurs, et qu'il a grandement augmenté cette synthèse, en remontant en philosophie aux principes les plus universels fondés sur la nature des choses, en distinguant nettement la raison et la foi pour mieux les unir, en conservant les droits et la dignité de chacune, de telle sorte que la raison peut difficilement s'élever plus haut, et la foi ne peut guère recevoir de la raison de plus grands secours. » Ce sont les expressions mêmes de Léon XIII.

L'autorité de saint Thomas est finalement reconnue en ces termes dans le Code de Droit canonique can. 1366, n. 2 : « Philosophiae rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam et principia, eaque sancte teneant. »

 

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CHAPITRE III - LES COMMENTATEURS THOMISTES

Nous ne considérons ici que les commentateurs qui appartiennent à l'école thomiste proprement dite ; nous ne parlons pas des éclectiques, qui font de larges emprunts à saint Thomas, mais cherchent une voie moyenne entre lui et Duns Scot, les réfutent parfois l'un par l'autre, au risque d'osciller presque toujours entre les deux, sans pouvoir prendre une position stable.

On peut distinguer dans l'histoire des commentateurs de saint Thomas trois périodes. La première est celle des defensiones contre les divers adversaires de la doctrine thomiste, fin du XIIIe, XIVe et XVe siècles. Puis viennent les Commentaires proprement dits sur la Somme théologique de saint Thomas ; ils en expliquent le texte article par article c'est la méthode classique, généralement suivie jusqu'au concile de Trente. Après ce concile, pour répondre à une nouvelle manière de poser plusieurs questions, les commentateurs n'expliquent généralement plus la lettre de saint Thomas, article par article, mais instituent des disputationes sur les problèmes débattus de leur temps. Ces trois méthodes ont manifestement leur raison d'être ; elles ont permis d'étudier la synthèse thomiste à des points de vue divers en la comparant aux autres conceptions théologiques. Un coup d'œil sur chacune de ces trois périodes permet de s'en rendre compte.

A la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe, la doctrine de saint Thomas est défendue par les premiers thomistes contre certains augustiniens de l'ancienne école, contre les nominalistes et les scotistes. Il faut citer en particulier les travaux de Hervé de Nédellec contre Henri de Gand, de Thomas de Sutton ou Thomas anglicus contre Scot, de Durand d'Aurillac contre Durand de Saint-Pourçain et les premiers nominalistes. Ensuite furent composés des travaux de plus grande envergure. De ce nombre sont les Defensiones de Jean Capréolus († 1444), appelé princeps thomistarum (dernière édition Tours, 1900-1908). Il suit l'ordre des questions des Sentences de Pierre Lombard et rapproche constamment du Commentaire de saint Thomas sur cet ouvrage les textes de la Somme théologique et des Questions disputées, en les défendant contre les nominalistes et les scotistes. Pierre Niger († 1481) en Hongrie et Diego de Deza, le protecteur de Christophe Colomb, en Espagne († 1523) écrivent des travaux du même genre.

Avec l'introduction dans l'enseignement de la Somme théologique commencent les Commentaires proprement dits sur cet ouvrage : ceux de Thomas de Vio (Cajétan), composés de 1507 à 1522, considérés comme l'interprétation classique de saint Thomas ; ceux de Conrad Köllin, sur la Ia IIae, Cologne, 1512 ; ceux de Silvestre de Ferrare sur le Contra Gentes, Venise, 1534 ; ceux de François de Vittoria sur la Iia IIae († 1546), demeurés longtemps manuscrits, et dernièrement imprimés à Salamanque, 1932-1935 ; ses Relectiones theologicae, 3 vol., ont été aussi publiées à Madrid, 1933-1935.

Au concile de Trente, de nombreux théologiens thomistes prirent part aux travaux préparatoires, notamment Barthélemy de Carranza, Dominique Soto, Melchior Cano, Pierre de Soto. Le texte du décret sur le mode de la préparation à la justification sess. VI, c. VI reproduit la substance d'un article de saint Thomas, IIIa, q. LXXXV, a. 5. De même, dans le chapitre suivant du même décret, où sont assignées les causes de la justification, les Pères reproduisent la doctrine de saint Thomas dans sa Somme théologique, Ia IIae, q. CXII, a. 4 ; IIa IIae, q. XXIV, a. 3. - Quatre ans après la fin du concile, 2 avril 1567, Pie V proclame saint Thomas d'Aquin docteur de l'Église en faisant valoir que sa doctrine a réduit les hérésies survenues depuis le XIIIe siècle, et que cela a apparu plus clairement par les sacrés décrets du concile de Trente : et liquido nuper in sacris concilii Tridentini decretis apparuit. Bull. ord. praed., t. V, p. 155.

Après le concile de Trente, les commentateurs de saint Thomas écrivent généralement sur la Somme théologique des Disputationes, quoique certains, comme Dominique Bañez, l'expliquent encore article par article. Parmi les commentaires de cette époque, il faut citer ceux de Barthélemy de Médina sur la Ia IIae, Salamanque, 1577, et la IIIa, . Salamanque, 1578; ceux de Dominique Bañez sur la Ia, Salamanque, 1584-1588 (récemment réimprimés à Valentia, 1934) et la IIa IIae, Salamanque, 1584-1594, et la IIIa demeuré en manuscrit. Il faut citer aussi les ouvrages de Thomas de Lemos († 1629), Diègue Alvarez († 1635), Jean de Saint-Thomas († 1644), Pierre de Godoy († 1677), en Espagne ; de Vincent Gotti († 1742), Daniel Concina († 1756), Vincent Patuzzi († 1762), Salvatore Roselli († 1785), en Italie ; de Jean Nicolaï († 1663), Vincent Contenson († 1674), Vincent Baron († 1674), Jean-Baptiste Gonet († 1681), A. Goudin († 1695), Antonin Massoulié († 1706), Hyacinthe Serry († 1738), en France ; de Charles-René Billuart († 1751), en Belgique.

Parmi les Carmes, les Complutenses, Cursus philosophicus, 1640-1642 ; et les Salmanticenses, Cursus theologicus, 1631, 1637, 1641, nouv. éd., Paris, 1871. Il convient de noter ici la manière et la valeur des plus grands de ces commentateurs : Capréolus dans ses Defensiones (dern. éd., Tours, 1900-1908) éclaire constamment le Commentaire de saint Thomas sur les Sentences par les passages corrélatifs de la Somme théologique et des Questions disputées; il montre ainsi la continuité de la pensée de saint Thomas, en répondant aux objections des nominalistes et des scotistes. - Silvestre de Ferrare, par son Commentaire sur le Contra Gentes fait voir l'harmonie de l'enseignement contenu dans cet ouvrage avec la simplicité supérieure des articles de la Somme théologique. Silvestre doit être consulté sur certaines grandes questions comme le désir naturel de voir Dieu, l. III, c. 51 ; l'infaillibilité des décrets de la Providence, l. III, c. 94 ; l'immutabilité de l'âme dans le bien ou dans le mal sitôt après la mort, dès le premier instant de l'état de séparation du corps, l. IV, c. 95, où se notent quelques différences entre lui et Cajétan. Le commentaire du Ferrariensis vient d'être réimprimé avec le texte du Contra Gentes dans l'édition léonine, Rome.

Cajétan commente la Somme théologique article par article, montre leur lien, souligne le nerf de chaque preuve, excelle à dégager le medium demonstrativum; puis il examine longuement les objections soulevées par les adversaires, surtout par Durand et par Scot. C'est un virtuose de la logique, mais elle est chez lui au service de l'intuition. Il a un grand sens du mystère. Nous le verrons plus loin par ce qu'il dit de l'éminence de la Déité à propos de la doctrine de l'analogie. Il est aussi le grand défenseur de la distinction réelle de l'essence et de l'existence dans les créatures. Il convient de consulter son Commentaire sur le De ente et essentia, son traité De Analogia nominum, ses opuscules sur le sacrifice de la messe. Le Commentaire de Cajétan sur la Somme théologique a été réimprimé il y a quelques années avec le texte de la Somme dans l'édition léonine, 1888-1906.

Dominique Bañez est un commentateur sûr, profond, sobre, doué d'une grande puissance logique et métaphysique. Bien qu'on ait voulu faire de lui, sur les questions de la grâce, un chef d'école, sa doctrine ne diffère pas de celle de saint Thomas ; il se sert seulement de termes plus précis pour écarter de fausses interprétations. Ses formules ne dépassent pas la doctrine de saint Thomas, qui a du reste employé lui-même les termes « prédéfinition » et « prédétermination » à propos des décrets divins, dans son commentaire de Divinis nominibus, c. V, lect. 3a ; Quodl., XII, a. 3, et 4 ; et dans le commentaire de l'Évangile de saint Jean, II, 4 ; VII, 30 ; XIII, I ; XVII, I. Un thomiste peut préférer à la terminologie de Bañez les termes plus simples et plus sobres de saint Thomas, à condition de les bien entendre et d'exclure les interprétations fautives que Bañez a dû écarter. Cf. Dict. théol. cath., art. Bañez.

Jean de Saint-Thomas a écrit un Cursus philosophicus thomisticus de grande valeur, 1637-1663, qui a été réédité à Paris en 1883, et récemment par dom B. Reiser, O. S. B., à Turin, 1930-1937. Les auteurs de manuels de philosophie thomiste qui ont écrit après lui y ont largement puisé, comme E. Hugon O. P. ; J. Gredt, O. S. B. ; X. Maquart ; J. Maritain s'en est aussi beaucoup inspiré. Dans son Cursus theologicus, 1637, 1654, 1663, réédité à Paris, 1883-1886, et actuellement par les Bénédictins de Solesmes, il institue des disputationes sur les grandes questions débattues de son temps et compare la doctrine de saint Thomas surtout avec celle de Suarez, de Vasquez, de Molina. C'est plutôt un intuitif et même un contemplatif qu'un dialecticien ; au risque d'être diffus, il revient souvent sur la même idée pour l'approfondir et en montrer tout le rayonnement. Il semble ainsi se répéter, mais ce recours constant aux mêmes principes, comme à des leitmotivs supérieurs, forme beaucoup l'esprit et fait pénétrer le sens élevé de la doctrine. Il insiste constamment sur l'analogie de l'être, la distinction réelle de l'essence et de l'existence dans les créatures, sur la puissance obédientielle, sur la liberté divine, l'efficacité intrinsèque des décrets divins et de la grâce, sur la spécification des facultés, des habitus et des actes par leur objet formel, sur la surnaturalité essentielle (quoad substantiam) des vertus infuses, à raison de leur objet formel, sur les dons du Saint-Esprit et la contemplation infuse. Il convient de le consulter au sujet de la personnalité du Christ, de la grâce d'union et de la grâce habituelle en Jésus, sur la causalité des sacrements, la transsubstantiation et le sacrifice de la messe.

Les Salmanticenses, ou Carmes de Salamanque, procèdent de même dans leur grand Cursus theologicus. Ils donnent d'abord un résumé de la lettre des articles de la Somme théologique, puis ils instituent des disputationes et des dubia sur les questions les plus discutées, exposant le détail des opinions opposées entre elle. Si on les consulte superficiellement sur des questions secondaires, on peut trouver que plusieurs de ces dubia sont inutiles. Mais lorsqu'on lit ce qu'ils ont écrit sur les questions fondamentales, on doit reconnaître que ce sont de grands théologiens, généralement très fidèles à la doctrine de saint Thomas. On peut s'en rendre compte par ce qu'ils ont écrit sur les attributs divins, sur le désir naturel de voir Dieu, la puissance obédientielle, la surnaturalité absolue de la vision béatifique, l'efficacité intrinsèque des décrets divins et de la grâce, la nature de la grâce sanctifiante, la surnaturalité essentielle des vertus infuses, surtout des vertus théologales, surnaturelles quoad substantiam à raison de leur objet formel, sur la personnalité du Christ, sa liberté, la valeur intrinsèquement infinie de ses mérites et de sa satisfaction, sur la causalité des sacrements, la transsubstantiation et l'essence du sacrifice de la messe.

Genet avec une grande clarté résume les meilleurs commentateurs qui l'ont précédé et fait œuvre personnelle sur bien des questions. Le cardinal V. Gotti procède de même dans sa Théologie, où il fait une plus grande part à la théologie positive. R. Billuart a laissé un résumé substantiel des grands commentateurs, plus bref que celui de Genet ; il est généralement très fidèle à la doctrine de saint Thomas dont il reproduit souvent le texte intégralement.

Sans parler des thomistes contemporains, le Père N. del Prado, dans ses ouvrages De veritate fondamentali philosophiae christianae, Fribourg, 1911, De gratia et libero arbitrio, 3 vol., 1907, suit volontiers Bañez ; le Père A. Gardeil dans La crédibilité et l'apologétique, 1908 et 1912, Le donné révélé et la théologie, 1910, La structure de l'âme et l'expérience mystique, 2 vol., 1927, fait œuvre personnelle, en s'inspirant surtout de jean de Saint-Thomas.

Parmi les auteurs qui ont le plus travaillé au renouveau des études thomistes avant et après l'Encyclique Æterni Patris de Léon XIII, il faut citer Sanseverino, Kleutgen, S. J., Cornoldi, S. J., le cardinal Zigliara, 0. P., Buonpensière, 0. P., L. Billot, S. J., G. Mattiussi, S. J., le cardinal Mercier.

Les revues qui font connaître le mouvement thomiste contemporain sont la Revue thomiste, le Bulletin thomiste, la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, l'Angelicum, le Divus Thomas de Piacenza, le Divus Thomas de Fribourg, Suisse, Ciencia Tomista, The Thomist Washington, les Acta Academicae romancae sancti Thomcae Aquinatis. De même parmi les publications qui fournissent d'utiles contributions dans le même sens, il faut compter celles de l'Institut de philosophie de Louvain, ainsi que la Revue Néoscolastique de Louvain, les Ephemerides Lovanienses, la Revue de philosophie de l'Institut catholique de Paris ; la Rivista neo-scolastica de Milan, le Gregorianum, et de nombreuses monographies, notamment celles parues dans la Bibliothèque thomiste, publiée sous la direction des Dominicains de la Province de Paris.

 

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PREMIÈRE PARTIE - SYNTHESE METAPHYSIQUE DU THOMISME

Cette synthèse métaphysique est avant tout une philosophie de l'être, ou une ontologie, fort différente d'une philosophie du phénomène ou phénoménisme, d'une philosophie du devenir ou évolutionnisme et d'une philosophie du moi ou psychologisme. Nous dirons d'abord ce qu'elle enseigne au sujet de l'être intelligible, qui est, selon elle, le premier objet connu par notre intelligence, et au sujet des premiers principes. Nous verrons ensuite comment elle se précise par la doctrine de l'acte et de la puissance et par les principales applications de celle-ci.

 

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CHAPITRE I - L'ÊTRE INTELLIGIBLE ET LES PREMIERS PRINCIPES

Saint Thomas enseigne, après Aristote, que le premier objet connu par notre intelligence est l'être intelligible des choses sensibles ; c'est l'objet de la première appréhension intellectuelle, qui précède le jugement. Cf. Ia, q. V, a. 2 : Primo in conceptione intellectus cadit ens; quia secundum hoc unumquodque cognoscibile est in quantum est actu; unde ens est proprium objectum intellectus, et sic est primum intelligibile, sicut sonus est primum audibile. Voir aussi Ia, q. LXXXV, a. 3 ; Ia IIae, q. XCIV, a. 2 ; Cont. Gent., l. II, c. LXXXIII ; De veritate, q. I, a. I. Or l'être, c'est ce qui existe (être actuel) ou peut être (être possible), id cujus actus est esse. De plus l'être que notre intelligence appréhende tout d'abord ce n'est pas l'être de Dieu, ni l'être du sujet pensant, mais l'être des choses sensibles : Quod statim ad occursum rei sensatae apprehenditur intellectu, S. Thomas, De anima, l. II, c. VI, lect. 13 (de sensibili per accidens).

Notre intelligence est en effet la dernière des intelligences, qui a pour objet propre ou proportionné le dernier des intelligibles, l'être intelligible des choses sensibles. Ia, q. LXXVI, a. 5. Tandis que l'enfant connaît par les sens la blancheur et la saveur du lait par exemple, il saisit par l'intelligence l'être intelligible de cet objet sensible, per intellectum apprehendit ens dulce ut ens et per gustum ut dulce.

Dans l'être intelligible ainsi connu, notre intelligence saisit d'abord son opposition au non-être, qui est exprimée dans le principe de contradiction, l'être n'est pas le non-être. Cf. Cont. Gent., l. II, c. LXXXIII : Naturaliter intellectus noster cognoscit ens et ea quae sont per se entis, in quantum hujusmodi, in qua cognitione fundatur primorum principiorum notifia, ut non esse simul affirmare et negare (vel oppositio inter ens et non ens) et alia hujusmodi. De même : Ia Iiae, q. XCIV, a. 2. Tel est le point de départ du réalisme thomiste.

Ainsi notre intelligence connaît l'être intelligible et son opposition au néant, avant de connaître explicitement la distinction du moi et du non-moi. Ensuite, par réflexion sur son acte de connaissance, elle juge de l'existence actuelle de celui-ci et du sujet pensant, puis de l'existence actuelle de telle chose sensible singulière, saisie par les sens ; cf. Ia, q. LXXXVI, a. 1 ; De veritate, q. X, a. 5. L'intelligence connaît d'abord l'universel, pendant que les sens atteignent le sensible et le singulier.

Dès son point de départ, le réalisme thomiste apparaît ainsi comme un « réalisme modéré », qui tient que l'universel, sans être formellement comme universel, dans les choses singulières, a son fondement en elles. Cette doctrine s'élève ainsi entre deux extrêmes, qu'elle considère comme deux déviations le réalisme absolu de Platon, qui tient que l'universel existe formellement en dehors de l'esprit (idées séparées), et le nominalisme qui nie que l'universel ait un fondement dans les choses singulières, et qui le réduit à une représentation subjective accompagnée d'un nom commun. Tandis que le réalisme platonicien pense avoir une intuition intellectuelle confuse de l'être divin ou de l'Idée du Bien, le nominalisme ouvre les voies à l'empirisme et au positivisme, qui réduisent les premiers principes rationnels à des lois expérimentales des phénomènes sensibles, par exemple le principe de causalité à cet énoncé : tout phénomène suppose un phénomène antécédent. S'il en est ainsi, les premiers principes de la raison, n'étant plus des lois de l'être, mais seulement des phénomènes, ne permettront plus de s'élever à la connaissance de Dieu, cause première, qui dépasse l'ordre des phénomènes.

Le réalisme modéré d'Aristote et de saint Thomas reste conforme à l'intelligence naturelle spontanée, qu'on appelle le sens commun. Cela apparaît surtout par ce qu'il enseigne sur la valeur réelle et la portée des premiers principes rationnels. Il tient que l'intelligence naturelle saisit les premiers principes dans l'être intelligible, objet de la première appréhension intellectuelle. Ces principes lui apparaissent dès lors, non seulement comme des lois de l'esprit ou de la logique, non seulement comme des lois expérimentales des phénomènes, mais comme des lois nécessaires et universelles de l'être intelligible, ou du réel, de ce qui est et peut être. Ces principes sont subordonnés, en ce sens qu'ils dépendent d'un premier qui affirme ce qui convient premièrement à l'être.

Le tout premier principe énonce l'opposition de l'être et du néant ; sa formule négative est le principe de contradiction: « l'être n'est pas le non-être » ou « une même chose ne peut sous le même rapport et en même temps être et ne pas être » - Sa formule positive est le principe d'identité: « ce qui est, est; ce qui n'est pas, n'est pas », ce qui revient à dire : l'être n'est pas le non-être ; comme on dit : le bien est le bien, le mal est le mal, pour dire que l'un n'est pas l'autre. Sur la valeur réelle et l'universalité du principe de contradiction, cf. S. Thomas, In Metaph., l. IV, lect. 5-15. Selon ce principe, ce qui est absurde, comme un cercle-carré, est non seulement inimaginable, non seulement inconcevable, mais absolument irréalisable. Entre la logique pure du concevable et le concret matériel, il y a les lois universelles du réel. Ici s'affirme déjà la valeur de notre intelligence pour connaître les lois de l'être extramental[4].

Au principe de contradiction ou d'identité se subordonne le principe de raison d'être pris dans toute sa généralité : « tout ce qui est a sa raison d'être, en soi, s'il existe par soi, dans un autre, s'il n'existe pas par soi.» Mais cette raison d'être doit s'entendre analogiquement en divers sens : I. Les propriétés d'une chose ont leur raison d'être dans l'essence ou la nature de cette chose, par exemple les propriétés du cercle dans la nature de celui-ci. 2. L'existence d'un effet a sa raison d'être dans la cause efficiente qui le produit et le conserve, c'est-à-dire dans la cause qui rend raison non seulement du devenir mais de l'être de l'effet ; ainsi l'être par participation a sa raison d'exister dans l'être par essence. 3. Les moyens ont leur raison d'être dans la fin à laquelle ils sont ordonnés. 4. La matière est aussi la raison d'être de la corruptibilité des corps. Le principe de raison d'être doit donc s'entendre analogiquement, soit de la raison d'être intrinsèque (ainsi la nature du cercle a en soi sa raison, et celle de ses propriétés) soit de la raison d'être extrinsèque (efficiente ou finale). Cf. S. Thomas, In Physicam, l. II, lect. 10 : Hoc quod dico PROPTER QUID, quaerit de causa; sed ad propter quid non respondetur nisi aliqua dictarum (quatuor) causarum. Pourquoi le cercle a-t-il ces propriétés ? A raison de sa nature même, de sa définition. Pourquoi ce fer se dilate-t-il ? Parce qu'il a été chauffé. Pourquoi venez-vous ici ? Dans tel but. Pourquoi l'homme est-il mortel ? Parce qu'il est un composé matériel et corruptible. La raison d'être, répondant à la question propter quid, est ainsi multiple ; elle se prend en des sens divers, mais proportionnellement semblables, ou analogiques. Ceci est capital ; c'est ainsi que la notion de cause efficiente suppose la notion très universelle de cause qui s'applique aussi à la fin, à l'agent, et à la cause formelle. Cf. etiam Metaph., l. V, c. II, lect. 2. De ce point de vue le principe de raison d'être a été formulé bien avant Leibniz.

Le principe de substance se formule : « tout ce qui existe comme sujet de l'existence (id quod est) est substance, et se distingue de ses accidents ou de ses modes (id quo aliquid est, v. g. album, calidum). » On dit ainsi communément que l'or et l'argent sont des substances. Ce principe est un dérivé du principe d'identité, car tout ce qui existe comme sujet de l'existence est un et le même sous ses phénomènes multiples, soit permanents, soit successifs. La notion de substance apparaît ainsi comme une simple détermination de la première notion d'être (l'être est maintenant conçu explicitement comme substantiel), et le principe de substance est une simple détermination du principe d'identité. Dès lors les accidents ont leur raison d'être dans la substance. Cf. S. Thomas, In Metaph., l. V, lect. 10 et 11.

Le principe de causalité efficiente se formule aussi en fonction de l'être, non pas « tout phénomène suppose un phénomène antécédent », mais « tout ce qui arrive à l'existence a une cause efficiente » ou encore « tout être contingent, même s'il existait ab aeterno, a besoin d'une cause efficiente, et en dernière analyse d'une cause incausée ». Bref l'être par participation (dans lequel se distingue le sujet participant et l'existence participée) dépend de l'Être par essence, cf. S. Thomas, Ia, q. II, a. 2.

Le principe de finalité est exprimé par Aristote et saint Thomas en ces termes : « tout agent agit pour une fin » c'est-à-dire tend vers un bien qui lui convient ; mais cela de façons très différentes : ou bien cette tendance est simplement naturelle et inconsciente (comme la pierre tend vers le centre de la terre et tous les corps vers le centre de l'univers pour la cohésion de celui-ci) ; ou bien cette tendance s'accompagne de connaissance sensible (comme chez l'animal qui recherche sa nourriture) ; ou bien cette tendance est dirigée par l'intelligence, qui seule connaît la fin comme fin, sub ratione finis, c'est-à-dire la raison d'être des moyens. Cf. S. Thomas, In Physicam, l. II, c. III, lect. 5, 12-14 ; Ia, q. XLIV, a. 4 ; Ia IIae, q. I, a. 2 ; Cont. Gent., l. III, c. II.

Du principe de finalité dépend le premier principe de la raison pratique et de la morale : « Il faut faire le bien et éviter le mal » ; il est fondé sur la notion de bien, comme le principe de contradiction ou d'identité sur la notion d'être. En d'autres termes l'être raisonnable doit vouloir le bien raisonnable, auquel ses facultés sont ordonnées par l'auteur de sa nature. Cf. S. Thomas, Ia IIae, q. XCIV, a. 2.

Ces principes sont ceux de l'intelligence naturelle, qui se manifeste d'abord sous la forme spontanée, qu'on appelle souvent le sens commun, ou l'aptitude de l'intelligence à juger sainement des choses, avant toute culture philosophique. Le sens commun ou la raison naturelle saisit ces principes évidents de soi, dans l'être intelligible premier objet connu par notre intelligence dans le sensible ; mais il ne saurait encore les formuler d'une manière exacte et universelle.

Nous avons exposé plus longuement ces fondements du réalisme thomiste dans deux ouvrages Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques, 1909, 4e éd., 1936, et Dieu, son existence et sa nature, 1915, 6e éd., 1936, p. 108-226. Voir aussi J. Maritain, Éléments de philosophie, t. I, 6e éd., 1921, p. 87-94 ; Sept leçons sur l'être, s. d.

Comme le remarque Et. Gilson, Réalisme thomiste et critique de la connaissance, 1939, p. 213-239, le réalisme thomiste ne se fonde pas sur un postulat, mais sur l'appréhension intellectuelle de l'être intelligible des choses senties, sur l'évidence de cette proposition fondamentale : Illud quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resolvit est ens, S. Thomas, De veritate, q. I, a. 1. Ce réalisme se fonde aussi sur l'évidence intellectuelle des premiers principes comme lois de l'être, en particulier sur l'évidence du principe de contradiction ou d'identité : « ce qui est, est ; ce qui n'est pas, n'est pas. » Si l'intelligence humaine met en doute la valeur réelle de ce principe, le cogito ergo sum de Descartes s'évanouit, comme l'ont dit les thomistes depuis le XVIIe siècle ; car, si le principe de contradiction n'est pas certain, il se pourrait que j'existe et que je n'existe pas, que ma pensée personnelle ne se distingue pas véritablement d'une pensée impersonnelle, et que celle-ci ne se distingue pas non plus du subconscient, ou même de l'inconscient. La proposition universelle : aliquid non potest simul esse et non esse est antérieure à cette proposition particulière : ego sum, et non possum simul esse et non esse; cf. S. Thomas, Ia, q. LXXXV, a. 3 : cognitio magis communis est prior quam cognitio minus communis.

Jusqu'ici cette synthèse métaphysique ne semble pas dépasser notablement l'intelligence naturelle ; en réalité pourtant elle la dépasse déjà beaucoup, en la justifiant. Elle la dépasse davantage lorsqu'elle se précise dans la doctrine de l'acte et de la puissance. Il importe de rappeler ici brièvement comment elle y est parvenue.

 

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CHAPITRE II - LA DOCTRINE DE L'ACTE ET DE LA PUISSANCE ET SES CONSÉQUENCES

La doctrine de l'acte et de la puissance est comme l'âme de toute la philosophie aristotélicienne, approfondie et développée par saint Thomas (cf. art. ACTE ET PUISSANCE, ARISTOTÉLISME).

Selon cette philosophie tout être matériel ou corporel et même tout être fini est composé de puissance et acte, au moins d'essence et d'existence, d'une essence qui peut exister, qui limite l'existence, et d'une existence qui actualise cette essence ; Dieu seul est Acte pur, car son essence est identique à son existence, lui seul est l'Être même éternellement subsistant.

Les grands commentateurs de saint Thomas ont souvent noté que cette synthèse est fort différente suivant que la puissance est conçue soit comme un principe réel distinct de l'acte si imparfait qu'on le suppose, soit comme un acte imparfait. La première position est celle des thomistes, la seconde est celle de quelques scolastiques, en particulier de Suarez, et apparaît ensuite davantage chez Leibniz pour qui la puissance est la force ou un acte virtuel, dont l'activité est empêchée, celle d'un ressort par exemple.

Si cette division de l'être réel en puissance et acte est une division primordiale qui se retrouve partout dans l'ordre créé, on conçoit que la divergence que nous venons d'indiquer et que nous allons expliquer soit fondamentale et se retrouve elle-même partout.

Plusieurs auteurs de manuels de philosophie font abstraction de cette divergence et se contentent de donner des définitions quasi nominales de l'acte et de la puissance ; ils indiquent leurs relations et les axiomes communément reçus, mais ils ne déterminent pas assez pourquoi, selon Aristote, il est nécessaire d'admettre la réalité de la puissance entre le néant absolu et l'être déterminé ; ils ne montrent pas davantage comment et en quoi la puissance réelle se distingue de la privation, de la simple possibilité, ou au contraire de l'acte imparfait si pauvre soit-il.

Nous insisterons sur ce point, et montrerons ensuite quelles en sont les conséquences dans l'ordre de l'être et dans celui de l'opération ou de l'action, selon le principe : operari sequitur esse et modus operandi modem essendi.

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ARTICLE I. - Qu'est-ce que la puissance et pourquoi est-elle requise comme réellement distincte de l'acte ?

Selon Aristote, cf. Physique, l. I et II et Métaphysique, l. I, V (IV), IX (VIII), la distinction réelle entre la puissance et l'acte est absolument nécessaire pour concilier le mouvement, la mutation des êtres sensibles et leur multiplicité, affirmés par l'expérience, avec le principe de contradiction ou d'identité : « l'être est l'être, le non-être est non-être» plus brièvement : « l'être n'est pas le non-être » ; une chose est ou n'est pas, il n'y a pas de milieu, et elle ne peut en même temps exister et ne pas exister.

Cette nécessité d'admettre la réalité de la puissance apparaît pour Aristote par l'unique solution possible des arguments de Parménide, qui nient la multiplicité et le devenir en s'appuyant sur le principe d'identité ou de contradiction. Cf. Aristote, Physique, l. I, c. VI et VIII ; Métaphysique, l. I, c. V ; l. IV (III), per totum; l. IX (VIII), per totum.

Les deux arguments de Parménide contre le devenir et la multiplicité sont les suivants :

a) Ex ente non fit ens, quia jam est ens, et ex nihilo nihil fit, ergo ipsum fieri est impossibile; si un être arrive à l'existence, il provient ou de l'être ou du néant, il n'y a pas de milieu ; or il ne peut provenir de l'être, comme la statue ne peut provenir de la statue qui est déjà ; il ne peut non plus provenir du néant ; donc le devenir est impossible, en vertu du principe d'identité ou de contradiction, ainsi formulé par Parménide : « l'être est, le non-être n'est pas, on ne sortira pas de cette pensée. »

b) La multiplicité des êtres, disait-il, est aussi impossible, en vertu du même principe. L'être en effet ne peut être limité, diversifié et multiplié par lui-même qui est homogène, mais seulement par autre chose que lui ; or, ce qui est autre que l'être est non-être, et le non-être n'est pas. L'être reste donc de toute éternité ce qu'il est, absolument un, identique à lui-même et immuable ; les êtres finis ne sont qu'une apparence, dans ce panthéisme ou ce monisme absolument statique, qui tend à l'absorption du monde en Dieu.

Héraclite disait au contraire : tout se meut, tout devient, et l'opposition de l'être et du non-être n'est qu'une opposition toute abstraite et même verbale, car, dans le devenir, qui est à lui-même sa raison, l'être et le non-être s'identifient d'une façon dynamique ; ce qui devient en effet en même temps est d'une certaine façon et pourtant n'est pas encore, puisqu'il devient. De ce second point de vue le principe de contradiction ou d'identité ne serait plus une loi de l'être, ni de l'intelligence supérieure, mais seulement une loi abstraite de la raison inférieure, et même une simple loi grammaticale du discours, pour éviter de se contredire. De ce point de vue, le devenir universel est à lui-même sa raison, l'évolution du monde est créatrice d'elle-même, elle n'a pas besoin d'une cause première supérieure ni d'une fin ultime. C'est une autre forme du panthéisme, un panthéisme évolutionniste et finalement athée, car il tend à l'absorption de Dieu dans le monde, Dieu devient dans le monde et dans l'humanité et il ne sera jamais.

Aristote maintient contre Héraclite que le principe de contradiction ou d'identité est loi non seulement de la pensée inférieure et du discours, mais de l'intelligence supérieure et de l'être, cf. Metaph., l. IV (III) du c. IV à la fin ; et il cherche alors à résoudre les deux arguments de Parménide.

Platon en avait proposé une solution, en admettant d'une part le monde immobile des idées intelligibles et d'autre part le monde sensible qui est en perpétuel mouvement ; il expliquait ce mouvement parce que la matière toujours transformable est, disait-il, un milieu entre l'être et le pur néant, c'est un non-être qui existe en quelque façon. Il portait ainsi la main, disait-il, sur la formule de Parménide en affirmant que d'une certaine façon le non-être est. Cf. Platon, Le Sophiste, 241 d, 257 a, 259 e. Il préparait ainsi confusément la solution aristotélicienne, qui sera approfondie par saint Thomas.

Aristote résout plus profondément et plus clairement que Platon les deux arguments de Parménide par la distinction de puissance et acte, qui s'impose nécessairement à sa pensée, cf. Physique, loc. cit., et Métaphysique, loc. cit.

En effet ce qui devient ne peut provenir de l'être en acte, de l'être déterminé, qui existe déjà, la statue en devenir ne provient pas de la statue qui existe déjà ; mais ce qui devient était d'abord en puissance et provient de l'être indéterminé ou de la puissance réelle, qui est un milieu entre l'être en acte et le pur néant. Ainsi la statue en devenir provient du bois non pas en tant que bois en acte, mais en tant qu'il est susceptible d'être sculpté. De même la plante et l'animal proviennent d'un germe qui se développe. De plus, après sa formation, la statue est composée du bois et de la forme reçue, qui peut faire place à une autre, de même la plante est composée de la matière et de la forme spécifique du chêne ou du hêtre ; l'animal est composé de la matière et de la forme spécifique, du lion, par exemple, ou du cerf.

La réalité de la puissance est ainsi nécessairement requise, selon Aristote, pour concilier la multiplicité des êtres et le devenir, affirmés par l'expérience, avec le principe de contradiction ou d'identité, loi fondamentale de l'être et de la pensée. Ce qui devient ne provient pas de l'être en acte, ni du pur néant, mais de la puissance réelle ou de l'être encore indéterminé et déterminable, dans la nature : d'un sujet transformable comme la matière première commune à tous les corps ou comme la matière seconde : bois, argile, marbre, germe végétal ou animal, etc. On voit par là ce qu'est la puissance réelle selon Aristote ; saint Thomas le montre plus explicitement dans son Commentaire sur les écrits du Stagirite, locis citatis.

La puissance réelle ou le déterminable, d'où proviennent la statue, la plante ou l'animal, s'éclaire en disant ce qu'elle n'est pas; puis ce qu'elle est.

a) Le déterminable ou la puissance n'est pas le néant; du néant rien ne peut provenir : ex nihilo nihil fit, disait Parménide ; ce qui est vrai même lorsqu'on admet la création ex nihilo, car celle-ci n'est pas un devenir (Ia, q. XLV, a. 2, ad 2um) et nous cherchons ici l'origine du devenir.

b) Le déterminable ou la puissance n'est pas le non-être conçu comme négation ou privation d'une forme déterminée, par exemple de la forme de la statue. En effet cette négation ou cette privation en soi n'est rien, et ex nihilo nihil fit; de plus cette négation se trouve aussi dans l'air et dans l'eau liquide dont on ne peut faire une statue.

c) Le déterminable ou la puissance d'où provient la statue n'est pas non plus l'essence du bois, selon laquelle le bois est déjà actuellement ce qu'il est ; ce n'est pas non plus la figure actuelle du bois à transformer, car ex ente in actu non fit ens.

d) Le déterminable ou la puissance n'est pas non plus la figure imparfaite de la statue en devenir, ce n'est pas un acte imparfait; cet acte si imparfait qu'on le suppose n'est pas le déterminable, mais déjà le mouvement ou la statue en devenir et non plus seulement en puissance.

Mais alors le déterminable qu'est-il positivement ? Qu'est la puissance réelle prérequise au mouvement, à la mutation, à la transformation ? C'est une capacité réelle de recevoir une forme déterminée, celle par exemple de la statue, capacité qui n'est pas dans l'air, dans l'eau, mais dans le bois, le marbre, l'argile ; on l'appelle puissance réelle à devenir statue, ou statue en puissance.

Telle est la doctrine développée par Aristote dans tout le l. I de sa Physique, tandis que Platon parlait seulement d'un « non-être qui est d'une certaine façon » et il paraissait le confondre quelquefois avec la privation, ou avec la simple possibilité, et d'autrefois avec un acte imparfait ; la conception platonicienne de la matière et celle du non-être en général restait très obscure en comparaison de la notion aristotélicienne de, puissance, soit qu'il s'agisse de la puissance passive, soit de l'active.

Saint Thomas perfectionne la notion de la puissance réelle passive; il l'oppose plus distinctement à la puissance active, et la distingue mieux de la simple possibilité, qui est prérequise et qui suffit pour la création ex nihilo, mais qui ne suffit pas à la mutation ou au changement. La mutation suppose en effet un sujet réel déterminable, muable, tandis que la création est une production de tout l'être créé ex nulla praesupposita potentia reali; et comme la puissance active doit être d'autant plus parfaite que la puissance passive est plus pauvre ou imparfaite, quand la puissance passive est réduite à zéro, la puissance active doit être infinie ; Dieu seul peut créer quelque chose de rien ; l'effet le plus universel qui est l'être de toutes choses ne peut être produit comme tel que par la cause la plus universelle qui est l'Être suprême. Cf. S. Thomas, Ia, q. XLV, a. X, 2, 5,; IIIa, q. LXXV, a. 8.

La notion de puissance réelle ne permet pas seulement d'expliquer contre Parménide le devenir, mais aussi la multiplicité dés êtres. Elle s'explique par la multiplication de la forme ou de l'acte par la puissance où elle est reçue, comme la figure d'Apollon est multipliée en divers morceaux de bois ou de marbre où elle est reproduite. En effet lorsque ce qui était d'abord en puissance est en acte, la puissance réelle reste au dessous de l'acte ; le bois par exemple, en tant qu'il a reçu la forme de statue, limite cette forme comme une capacité réelle qui l'a reçue, et même il peut la perdre et recevoir une autre forme. Tant que la forme de la statue d'Apollon reste en cette partie de bois, elle est reçue, limitée, individuée par lui et elle n'est plus participable, quoique une forme toute semblable puisse être reproduite en une autre portion de matière et cela indéfiniment.

 

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ARTICLE 2. - Le principe de la limitation de l'acte par la puissance.

Tout cela montre, au moins dans l'ordre des choses sensibles, la vérité de ce principe: l'acte, étant une perfection, n'est pas la puissance, qui est une capacité réelle de perfection, et l'acte n'est limité et multiplié que par la puissance réellement distincte de lui, en laquelle il est reçu.

Saint Thomas dit clairement, De spiritualibus creaturis, a. 8 : Quaecumque forma, quantumcumque materialis et infima, si ponatur abstracta vel secundum esse, vel secundum intellectum, non remanet NISI UNA in specie una. Si enim intelligatur albedo absque omni subjecto subsistens, non erit possibile ponere plures albedines...; et similiter si esset humanitas abstracta (a materia), non esset nisi una. Voir aussi Ia, q. I, a. 4 : Ea quae conveniunt specie et differunt numero, conveniunt in forma, sed distinguuntur materialiter. Si ergo Angeli non sunt compositi ex materia et forma, ut dictum est, sequitur quod impossibile sit esse duos angelos ejusdem speciei.

D'où la 2e des XXIV thèses thomistes approuvées par la S. Congrégation des Études en 1914 : Actus, utpote perfectio, non limitatur nisi per potentiam quae est capacitas perfectionis. Proinde in quo ordine accus est purus, in eodem nonnisi illimitatus et unicus existit; ubi vero est finitus ac multiplex, in veram incidit cum potentia compositionem. On sait que Suarez s'éloigne de cet enseignement, Disp. Met., XXX, sect. 2, n. 18 ; XXXI, sect. 13, n. 14 sq. ; De angelis, l. I, c. XII et XV.

De de principe admis par saint Thomas et par toute son école dérivent de très nombreuses conséquences soit dans l'ordre de l'être, soit dans celui de l'opération ou de l'action, dont le mode est proportionné au mode d'être de l'agent.

 

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ARTICLE 3. - Applications principales du principe: « l'acte est limité par la puissance. »

Nous indiquons ces applications d'abord dans ordre de l'être et en suivant une voie ascendante.

a) La matière n'est pas la forme, elle en est réellement distincte. - Le principe « l'acte est limité par la puissance » est mieux connu par la considération attentive de la mutation substantielle, par exemple de la corruption d'un lion dont il ne reste que des cendres, ou par l'assimilation nutritive d'un aliment non vivant qui devient chair humaine. Ces mutations substantielles exigent un sujet déterminable, mais nullement déterminé, car s'il avait déjà une détermination ce serait déjà une substance comme l'air ou l'eau, et les mutations susdites ne seraient plus substantielles mais accidentelles.

Le sujet de ces mutations est donc purement potentiel, il est une pure puissance. La matière première n'est pas du combustible, du ciselable, du respirable, c'est pourtant du réel déterminable, et toujours transformable. Cette pure puissance ou simple capacité réelle d'une forme substantielle n'est pas le néant (ex nihilo nihil fit) ; ce n'est pas la simple privation de la forme qui va venir ; ce n'est pas quelque chose de substantiel déjà déterminé, non est quid, nec quale nec quantum, nec aliquid hujusmodi (Metaph., l. VII (VI); comment. de saint Thomas, leç. 2, 6). Ce n'est pas non plus le commencement, l'inchoatio de la forme qui va venir ou un acte imparfait, de même que le bois qui peut être sculpté n'est pas encore, comme tel, le commencement de la forme de la statue. L'acte imparfait est le mouvement lui-même et non pas la puissance prérequise par le mouvement.

Cette capacité de recevoir une forme substantielle est donc une certaine réalité, une puissance réelle, qui n'est pas une actualité; elle n'est pas la forme substantielle, car elle s'oppose à elle comme le déterminable au déterminant, comme le participant au participé; et si antérieurement à la considération de notre esprit, la matière, pure puissance, n'est pas la forme substantielle, elle en est réellement distincte. Bien plus elle en est séparable, car elle peut perdre la forme reçue, pour en recevoir une autre, mais elle ne peut pas exister sans aucune forme, corruptio unies est generatio alterius.

Ainsi de la distinction entre puissance et acte dérive la distinction réelle entre la matière première et la forme, exigées pour expliquer la mutation substantielle. Il suit de là que la matière première n'a pas d'existence propre, comme elle n'a pas d'actualité propre, elle n'existe que par l'existence du composé; cf. S. Thomas, Ia, q. XV, a. 3, ad 3um materia secundum se neque esse habet, ne que cognoscibilis est. On sait que Suarez s'est éloigné de cette doctrine, cf. Disp. Met., XIII, sect. 5 ; ibid., XXXIII, sect. 1 ; ibid., XV, sect. 6, n. 3 et sect. 9.

De-la même manière, saint Thomas, après Aristote, explique la multiplication de la forme substantielle, parce que la matière reste sous la forme reçue, qu'elle limite et qu'elle peut perdre, exemple : la forme spécifique du lion, qui est indéfiniment participable, est dans la matière, par laquelle elle est limitée pour constituer ce lion individuel, ce composé engendré et corruptible.

Tout cet enseignement se trouve déjà chez Aristote dans les deux premiers livres de sa Physique, où apparaît admirablement, du moins dans l'ordre des choses sensibles, la vérité de ce principe « l'acte est limité et multiplié par la puissance ». Il détermine ou actualise celle-ci, mais il est limité par elle. Ainsi la figure d'Apollon détermine ce morceau de cire, mais est limitée par lui, car elle y est participée, et comme telle elle n'est plus participable, mais seulement en d'autres morceaux de cire, ou de marbre. Cf. S. Thomas, Ia, q. VII, a. I.

Le Docteur angélique perfectionne grandement la doctrine d'Aristote en considérant le principe de la limitation de l'acte par la puissance, non seulement dans l'ordre des choses sensibles, mais d'une façon beaucoup plus universelle, relativement aux êtres spirituels et à l'infinité de Dieu.

b) L'essence créée ou finie n'est pas son existence, mais est réellement distincte d'elle. - Saint Thomas remarque que si la forme substantielle ou spécifique des êtres sensibles, par exemple du lion, est limitée par la puissance réelle qui la reçoit, c'est précisément en tant qu'elle est un acte ou une perfection reçue dans la capacité réelle, susceptible de la contenir.

Aussi donne-t-il au principe une forme qui peut s'appliquer même dans l'ordre suprasensible : « L'acte comme perfection, n'est limité que par la puissance, qui est une capacité de perfection », cf. Ia, q. VII, a. I. Or, ajoute saint Thomas, ibid., l'existence est un acte et même ce qu'il y a de plus formel en toutes choses, l'ultime actualité : Illud quod est maxime formale omnium est ipsum esse. Ibid. Il dit encore Ia, q. IV, a. I, ad 3um : Ipsum esse est perfectissimum omnium: comparatur enim ad omnia ut actus: nihil enim habet actualitatem, nisi in quantum est; onde ipsum esse est actualitas omnium rerum et etiam ipsarum formarum; unde non comparatur ad alia sicut recipiens ad receptum, sed magis sicut receptum ad recipiens, cum enim dico esse hominis vel equi, vel cujuscumque alterius, ipsum esse consideratur UT FORMALE et RECEPTUM, non auteum ut illud cui competit esse.

Or, comme l'existence, esse, est un acte de soi illimité, elle n'est limitée de fait que par la puissance dans laquelle elle est reçue, c'est-à-dire par l'essence finie, qui est capable d'exister. Par opposition, « comme l'être divin (l'existence en Dieu) n'est pas une existence reçue, mais l'être même subsistant, il est manifeste que Dieu est infini et souverainement parfait. » Ia, q. VII, a. I. Il est par suite réellement et essentiellement distinct du monde et de tout être fini. Ibid., ad 3um. C'est ce qu'affirme la première des XXIV propositions thomistes approuvées en 1914 par la S. Congrégation des Études : Potentia et actus ita dividunt ens, ut quidquid est, vel sit actus purus, vel ex potentia et actu tanquam primis atque intrinsecis principiis necessario coalescat.

Pour Suarez au contraire, tout ce qui est, même la matière première, de soi est en acte, quoiqu'elle soit en puissance aussi à autre chose. Disp. Met., XV, sect. 9 ; XXXI, per totum. Ne concevant pas la puissance, comme simple capacité de perfection, il nie l'universalité du principe « l'acte n'est limité que par la puissance » ; il dit : « l'acte est peut-être limité par lui-même ou par l'agent qui le produit. » Cf. Disp. Met., XXX, sect. 2, n. 18 ; XXXI, sect. 13, n. 14.

Peut-on prouver le principe: « l'acte n'est limité que par la puissance» tel que l'a entendu saint Thomas et son école ? - On ne démontre pas ce principe par un raisonnement direct et illatif, car il ne s'agit pas ici d'une conclusion, mais vraiment d'un principe premier per se notum, évident par lui-même à condition de bien entendre la signification de ses termes, du sujet et du prédicat. Mais l'explication de ces termes peut se proposer sous la forme d'un raisonnement, non pas illatif, mais explicatif, qui contient en même temps une démonstration indirecte ou par l'absurde. Cet argument peut se formuler ainsi.

L'acte comme perfection de soi illimitée dans son ordre (par exemple : l'existence, la sagesse, l'amour) ne peut être limité de fait que par autre chose qui ait rapport à lui et qui rende raison de cette limite. - Or cette autre chose qui le limite ne peut être que la puissance réelle ou capacité de perfection à recevoir. - Donc l'acte, de soi illimité comme perfection, n'est limité que par la puissance qui le reçoit. La majeure de ce raisonnement explicatif est évidente ; si, en effet, l'acte (par ex. l'acte d'exister, l'acte de sagesse, ou encore l'amour) n'est pas limité par soi, il ne peut être limité de fait que par autre chose que lui, qui rende raison de cette limite. Ainsi l'existence de la pierre, de la plante, de l'animal, de l'homme est limitée par leur nature ou essence, qui est susceptible d'exister, quid capax existendi. L'essence peut rendre raison de cette limite de l'existence, car elle est intrinsèquement relative à elle, c'est une capacité restreinte d'exister. De même la sagesse dans l'homme est limitée par la capacité restreinte de son intelligence, et l'amour en lui est limité par la capacité restreinte de sa puissance d'aimer.

La mineure de l'argument n'est pas moins certaine : pour expliquer qu'un acte de soi illimité est limité de fait, il ne suffit pas, quoi qu'en dise Suarez, de recourir à l'agent qui l'a produit, car l'agent est une cause extrinsèque et il s'agit d'expliquer pourquoi son effet est intrinsèquement limité, pourquoi l'être de la pierre, de la plante, de l'animal, de l'homme est limité, alors que la notion d'être n'implique pas de limite, ni surtout ces différentes limites. De même que le statuaire ne peut faire une statue d'Apollon limitée à telle portion de l'espace sans un sujet (bois, marbre, argile) capable de recevoir la forme de cette statue ; ainsi l'auteur de la nature ne peut produire l'être, l'existence de la pierre, de la plante, de l'animal, sans un sujet capable de recevoir l'existence et de la limiter de ces différentes façons constatées dans la pierre, la plante et l'animal.

C'est pourquoi saint Thomas dit : Deus simul dans esse, producit id quod esse recipit, De potentia, q. III, a. I, ad 17um, ou encore : Hoc est contra rationem FACTI, quod essentia rei sit ipsum esse ejus, quia esse subsistens non est esse creatum. Ia, q. VII, a. 2, ad Ium;

S'il en était autrement, l'argument de Parménide, renouvelé par Spinoza contre la multiplicité des êtres, serait insoluble. Parménide disait que l'être, esse, ne peut être limité, diversifié et multiplié par lui-même, mais seulement par autre chose, et que ce qui est autre que l'être est non-être et pur néant.

La réponse aristotélicienne et thomiste est celle-ci : praeter esse est capacitas realis ad esse et limitans esse. Cette capacité qui limite l'acte d'exister, n'est pas le néant, ni la privation, ni l'existence imparfaite, c'est la puissance réelle, réellement distincte de l'esse, comme le bois transformable reste sous la figure de la statue, qu'il a reçue, comme la matière première reste sous la forme substantielle, qu'elle peut perdre, et est réellement distincte d'elle. Antérieurement à la considération de notre esprit, comme la matière n'est pas la forme et s'oppose à elle comme le déterminable au déterminant ; ainsi l'essence de la pierre, de la plante, de l'animal n'est pas leur existence ; elle ne contient pas dans sa raison formelle d'essence (quid capax existendi) l'existence actuelle, qui est un prédicat non pas essentiel mais contingent. Il n'est pas non plus de la raison de l'existence d'être limitée, ni d'avoir ces différentes limites de la pierre, de la plante, etc.

L'essence finie et l'existence s'opposent comme le déterminable perfectible et le déterminant qui actualise, comme la limite et le limité, comme le participant et le participé. Avant la considération de notre esprit, cette proposition est vraie : l'essence finie n'est pas son existence. Or, si le verbe est dans le jugement affirme l'identité réelle du sujet et du prédicat (Ia, q. XIII, a. 12), la négation n'est pas nie cette identité réelle ou affirme la distinction réelle. Cette distinction réelle ne peut être perçue par les sens, ni saisie par l'imagination, mais seulement par l'intelligence qui pénètre plus profondément, intus legit, et qui voit que l'essence finie ne contient pas le prédicat non essentiel, mais tout contingent, de l'existence.

Il y a là une grande différence entre la doctrine de saint Thomas et celle qui dit : l'être est la notion la plus simple, et donc tout ce qui existe de quelque façon que ce soit est être en acte quoiqu'il soit souvent en puissance à autre chose ; ainsi la matière première est déjà en acte imparfaitement, et l'essence finie est aussi être en acte et n'est pas réellement distincte de son existence. Ainsi parle Suarez, Disp. Met., XV, sect. 9 ; XXX, XXXI.

Un suarézien, le P. Descoqs, S. J., au sujet de la première des XXIV propositions thomistes a même soutenu ce qui suit : « La première des XXIV thèses thomistes est ainsi libellée : Potentia et actus ita dividunt ens ut quidquid est, vel sit actus purus, vel ex potentia et actu tamquam primis atque intrinsecis principiis necessario coalescat... Or, que cette thèse reproduise fidèlement la doctrine de Cajétan et de ceux qui, dans la suite, se sont inspirés de lui, je n'y contredirai certes pas. Mais on aura beau faire, on ne montrera pas, et les principaux commentateurs des XXIV thèses ont eu beau faire, ils n'ont pas pu montrer que ladite doctrine se trouve chez le Maître. » Revue de philosophie, 1938, P. 412 ; cf. P. 410-411 ; 429.

La Congrégation des Études s'est-elle donc trompée quand, en 1914, elle a approuvé en ces termes cette première des XXIV thèses et celles qui en dérivent comme une juste expression de la doctrine de saint Thomas ? Est-il vrai, comme on l'a prétendu, art. cit., p. 410 sq., que saint Thomas n'a jamais dit qu'en toute substance créée il y a, non seulement une composition logique, mais une composition réelle de deux principes intrinsèques réellement distincts dont l'un serait puissance subjective (son essence), par rapport à l'autre qui serait son acte (l'existence) ? Saint Thomas dit au contraire expressément, De veritate, q. XXVII, a. I, ad 8 :

Omne quod est in genere substantiae est compositum reali compositione ; eo quod id quod est in praedicamento substantiae est in suo esse subsistens, et oportet quod esse suum sit aliud quam ipsum ; alias non posset differre secundum esse ab illis cum quibus convenit in ratione sua quidditatis ; quod requiritur in omnibus qui sunt directe in praedicamento ; et ideo omne quod est directe in praedicamento substantiae, COMPOSITUM est saltem EX ESSE ET QUOD EST.

Le début de ce texte montre qu'il s'agit de composition non pas seulement logique, mais réelle ; c'est exactement ce que veut dire la première des XXIV thèses.

De même le saint Docteur a dit dans son commentaire sur les Sentences, l. I, dist. XIX, q. II, a. 2 :

Sicut se habet quilibet actus ad id cujus est actus, ita se habet quaelibet duratio ad suum nunc. Actus autem ille qui mensuratur tempore, differt ab eo cujus est actus secundum rem, quia mobile non est motus, et secundum rationem successionis, quia mobile non habet substantiam de numero successivorum sed permanentium... Actus autem qui mensuratur aevo, scilicet ipsum esse eviterni, differt ab eo cujus est actus re quidem, sed non secundum rationem successionis, quia utrumque est sine successione. Et sic etiam intelligenda est differentia aevi ad nunc ejus. Esse autem quod mensuratur aeternitate est idem re cum eo cujus est actus, sed differt tantum ratione.

Dans le texte précédent, saint Thomas disait : en tout être qui est dans le prédicament substance, il y a composition réelle de puissance et acte ; il dit ici dans les êtres mesurés par l'aevum (les anges), il y a distinction réelle entre l'esse et ce dont il est l'acte. C'est à la lettre ce qu'exprime la première des XXIV thèses thomistes.

Voir aussi dans les œuvres de saint Thomas le Quodlibet III, a. 20, écrit en 1270 : Sic ergo omnis substantia creata est COMPOSITA ex potentia et actu, id est ex eo QUOD EST et ESSE, ut Boetius dicit in libro de Hebd., sicut album componitur ex eo quod est album et albedine; or il est certain que, pour saint Thomas, il y a distinction réelle entre le sujet blanc et sa blancheur, entre la substance et l'accident, que souvent elle peut perdre. Il y a là une distinction, non pas seulement logique ou postérieure à la considération de notre esprit, mais réelle.

Antérieurement à la considération de notre esprit dans un composé matériel, la matière n'est pas la forme substantielle, Aristote le dit nettement, et il parle de la matière et de la forme comme de deux causes intrinsèques distinctes. Saint Thomas ajoute à Aristote : de même en tout être créé il y a composition réelle de puissance et acte : essence et existence, saltem ex esse et quod est. S'il en était autrement l'argument de Parménide contre la multiplicité des êtres resterait insoluble. De même que la forme est multipliée par diverses portions de matière où elle est reçue, ainsi l'existence (esse) est multipliée par les diverses essences ou mieux encore par les divers sujets (suppositum, id quod est) où elle est reçue.

Qu'on relise pour s'en convaincre le Contra Gentes, l. II, c. LIII : Quod in substantiis intellectualibus creatis est actus et potentia. Il ne s'agit nullement de la composition logique de genre et différence spécifique incluse dans la définition (ou essence) des esprits purs, mais d'une composition réelle; l'essence n'est réellement pas l'existence qui ne lui convient que de façon contingente.

En toutes ses œuvres, saint Thomas affirme que Dieu seul est Acte pur, qu'en lui seul l'essence et l'existence sont identiques : Solus Deus est suum esse, non solum habet esse, sed est suum esse. Cette proposition revient constamment sous sa plume, et c'est en cela qu'il voit la raison propre et profonde de la distinction de l'être divin et de l'être créé : Ex hoc ipso quod ESSE Dei est PER SE SUBSISTENS, NON RECEPTUM IN ALIQUO, prout dicitur infinitum, DISTINGUITUR AB OMNIBUS ALIIS et alia removentur ab eo; sicut si esset albedo subsistens, ex hoc ipso quod non esset in alio differret ab omni albedine existente in subjecto. Ia, q. VII, a. I, ad 3um.

Ces textes pourraient être multipliés ; on peut se reporter au De veritate fundamentali philosophiae christianae du P. Norbert del Prado, O. P., Fribourg-en-Suisse, 1911, p. 23 sq., où ils sont cités en abondance. Voir aussi P. Cornelio Fabro, C. P.. S. Neotomismo e Suarezismo (Divus Thomas, Placentiae, 1941, fasc. 2-3, 5-6).

La première des XXIV thèses thomistes est donc bien de saint Thomas. Nous ne sommes pas engagés par elle dans une fausse direction intellectuelle sur un des points les plus importants de la philosophie et de la théologie, sur celui qui touche immédiatement à la distinction réelle et essentielle de Dieu et de la créature, de Dieu, Acte pur, souverainement simple et immuable et de la créature toujours composée et changeante. Cf. F. X. Maquart, Elementa Philosophiae, 1938, t. III b, Ontologia, p. 54-60. Il y a là, on le voit, une divergence très notable entre saint Thomas et Suarez, qui revient dans une mesure à la position de Duns Scot.

c) La notion d'être. - Selon les thomistes, la divergence première entre ces deux conceptions porte sur la notion même de l'être (ens), dont traite l'ontologie avant même de parler des divisions de l'être. Pour saint Thomas, ens non est univocum, sed analogum, alioquin diversi ficari non posset. Ce qui est univoque, comme un genre, est diversifié par des différences extrinsèques au genre, comme l'animalité par la différence de chaque espèce animale ; or, rien n'est extrinsèque à l'être (ens), rien n'est en dehors de l'être. Parménide disait : « l'être ne peut être diversifié et multiplié que par autre chose que l'être ; or ce qui est autre que l'être est non-être et le non-être n'est pas. » Saint Thomas a répondu In Metaph., l. I, c. V, lect. 9 : In hoc decipiebatur (Parmenides et discipuli ejus) quia utebantur ente, quasi UNA RATIONE et UNA NATURA, sicut est natura alicujus generis. Hoc auteum est impossibile. Ens enim non est genus, sed multipliciter dicitur de diversis. Voir la 4e des XXIV thèses thomistes.

Duns Scot est revenu d'une certaine manière à la doctrine de Parménide en disant : l'être est univoque. Opus Oxon., l. I, dist. III, q. II, n. 5 sq. ; dist. V, q. I ; dist. VIII, q. III ; IV Metaph., q. I. Suarez cherche une voie moyenne entre saint Thomas et Scot, et soutient que le concept objectif de l'être est simpliciter unus et que par suite tout ce qui est en quelque manière, comme la matière et l'essence, est être en acte. Cf. Suarez, Disp. Met., II, sect. 2; n. 34; XV, sect. 9 ; Disp. Met., XXX et XXXI. De ce point de vue on ne peut plus concevoir la pure puissance ; elle serait extra ens et pur néant. Ainsi n'est plus conservée la vraie notion aristotélicienne de la puissance réelle (milieu entre l'acte et le néant), précisée pour résoudre les arguments de Parménide, qui restent alors insolubles.

On comprend qu'un thomiste peu après le concile de Trente, Reginaldus, O. P., dans son ouvrage Doctrinae D. Thomae tria principia, ait posé comme premier principe Ens est transcendens et analogum, non univocum; comme second principe Deus est actus purus, solos Deus est suum esse; et comme troisième: absoluta specificantur a se, relativa ab alio.

d) Notion métaphysique de Dieu. - De cette divergence que nous venons de noter entre saint Thomas et Suarez, au début de l'ontologie, in via inventionis, il en résulte une autre au sommet de la métaphysique. Les thomistes soutiennent que la vérité suprême de la philosophie chrétienne est, selon saint Thomas celle-ci : in solo Deo essentia et esse sont idem; cf. Ia, q. III, a. 4. Ce qui est nié par ceux qui refusent d'admettre la distinction réelle entre l'essence créée et l'existence.

Selon les thomistes cette vérité suprême est le terme de la voie ascendante qui s'élève du monde sensible vers Dieu, et le point de départ de la voie descendante, qui déduit les attributs divins et détermine les rapports de Dieu et du monde. Cf. N. del Prado, O. P., De veritate fundamentali philosophiae christianae, 1911, p. XLIV sq. et Dict. théol. cath., l'art. ESSENCE ET EXISTENCE.

De cette vérité suprême : solus Deus est suum esse, in ipso solo essentia et esse sunt idem, dérivent aux yeux des thomistes beaucoup d'autres vérités qui sont formulées dans les XXIV thèses thomistes. Nous n'y insisterons pas ici, car nous retrouverons ce problème plus loin, en parlant de la structure du traité théologique De Deo uno. Notons seulement les principales vérités dérivées.

e) Autres conséquences de la distinction réelle entre la puissance et l'acte. - Dieu étant l'être même subsistant, ipsum esse subsistens et irreceptum, est infini, ou d'une infinie perfection. Ia, q, VII, a. I. Il ne peut avoir d'accidents, car l'existence est l'ultime actualité et elle n'est pas ultérieurement déterminable. Ia, q. III, a. 6. Il est par suite la Pensée même, la Sagesse même, ipsum intelligere subsistens, et l'Amour même. Ia, q. XIV, a. I ; q. XIX, a. I ; q. XX, a. I.

Beaucoup d'autres conséquences dérivent de la distinction réelle de l'acte et de la puissance, relativement aux êtres créés. Nous retrouvons ici, vues d'en haut, et en descendant, plusieurs positions que nous avons déjà considérées selon la voie ascendante par ex. il ne peut y avoir deux anges de même espèce, car ils sont forme pure, non reçue dans la matière, Ia, q. L, a. 4. L'âme raisonnable est l'unique forme substantielle du composé humain, lequel sans cela ne serait pas unum per se, una natura, mais seulement unum per accidens (comme la substance matérielle unie à l'accident quantité) ; en effet ex actu et actu non fit unum per se, sed solum ex propria potentia et proprio actu, cf. Ia, q. LXXVI, a. 4. - Il suit de là qu'il y a pour le composé humain une existence unique, unicum esse (voir la 16e des XXIV thèses thomistes). De même, en tout composé substantiel de matière et de forme, il n'y a qu'une existence ; la matière et la forme n'ont pas chacune une existence propre, elles ne sont pas id quod est,mais ID QUO aliquid est materiale et ID QUO aliquod corpus est in tali specie. (Voir la 9e des XXIV thèses.) Le principe d'individuation, qui distingue par exemple deux gouttes d'eau parfaitement semblables, est la matière signata quantitate, la matière dans laquelle est reçue la forme substantielle de l'eau, mais la matière capable de cette quantité (propre à cette goutte) plutôt que de telle autre quantité (propre à une autre goutte d'eau), cf. la 9e des XXIV thèses thomistes. - La matière première ne peut exister sans aucune forme, esset dicere ens in actu sine actu, quod implicat contradictionem, Ia, q. LXVI, a. I. La matière première n'est pas ce qui est, ID QUOD EST, mais ID QUO ALIQUID EST MATERIALE, et proinde limitatum, id quo forma recepta limitatur et multiplicatur. - Il suit de là que, comme le dit saint Thomas, Ia, q. XV, a. 3, ad 3 : materia secundum se neque esse habet, neque cognoscibilis est. La matière n'est connaissable que par rapport à la forme, comme capacité réelle de la forme à recevoir. Au contraire la forme substantielle des choses sensibles, étant distincte de la matière, est de soi et directement intelligible en puissance (Ia, q. LXXXV, a. I) ; d'où l'objectivité de notre connaissance intellectuelle des choses sensibles. Par suite aussi l'immatérialité est la racine de l'intelligibilité et de l'intellectualité (cf. Ia, q. XIV, a. I ; q. LXXVIII, a. 3). Voir la 18e des XXIV thèses thomistes.

 

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ARTICLE 4. - Application de la distinction de puissance et acte dans l'ordre d'opération.

Il y a d'autres applications de la distinction de puissance et acte dans l'ordre de l'opération ou de l'action, suivant le principe : operari sequitur esse et modus operandi modum essendi. Nous n'indiquons que les principales, sur lesquelles nous insisterons plus loin.

Les puissances ou facultés et les habitudes (habitus) sont spécifiées, non par elles-mêmes, mais par l'objet formel de l'acte auquel elles sont essentiellement ordonnées. Cf. S. Thomas, Ia, q. LXXVII, a. 3 ; Ia IIae, q. LIV, a. 2 ; IIa IIae, q. V, a. 3. Par suite les diverses facultés de l'âme sont réellement distinctes de l'âme et réellement distinctes entre elles. Ia, q. LXXVII, a. I, 2, 3, 4. Les sens ne peuvent atteindre l'objet propre de l'intelligence, ni l'appétit sensitif l'objet propre de la volonté. Cf. Ia, q. LXXIX, a. 7.

Le principe omne quod movetur ab alio movetur dérive de la distinction réelle entre puissance et acte ; car rien n'est réduit de la puissance à l'acte, que par un être déjà en acte, autrement le plus sortirait du moins. C'est le fondement de la preuve de l'existence de Dieu par le mouvement. Cf. Ia, q. II, a. 3. Ce principe au contraire reste incertain pour Suarez, car, dit-il, multa sunt quae PER ACTUM VIRTUALEM videntur sese movere et reducere ad ACTUM FORMALEM, ut in appetitu seu voluntate videre licet. (Disp. met., XXIX, sect. I). Si cependant notre volonté n'est pas son opération, son vouloir, si solus Deus est suum velle, sicut suum esse, et suum intelligere, il s'en suit que notre volonté est seulement une Puissance, capable de vouloir, et par suite elle ne peut être réduite à l'acte que par la motion divine ; autrement le plus sortirait du moins, le plus parfait du moins parfait, contre le principe de causalité. Cf. Ia, q. CV, a. 4 et 5. Saint Thomas dit même, Ia IIae, q. CIX, a. I : quantumcumque natura aliqua corporalis vel spiritualis ponatur perfecta, non potest in suum actum procedere, nisi moveatur a Deo.

Il suit encore de la distinction réelle entre puissance et acte, que dans la série des causes nécessairement subordonnées (per se et non per accidens subordinata), on ne peut procéder à l'infini, il faut s'arrêter à une cause suprême, sans laquelle il n'y aurait aucune activité des causes secondes, et aucun effet. Comme le dit saint Thomas : si procedatur in infinium in causis efficientibus, non exit prima causa efficiens, et sic non erit nec effectus ultimus, nec causae efficientes mediae, quod patet esse falsum. Ia, q. II, a. 3, 2a via. Il ne répugne pas qu'on remonte à l'infini dans la série des causes, accidentellement subordonnées dans le passé, par ex. dans la série des générations passées, car le grand père qui n'existe plus, n'influe pas dans la génération de son petit-fils ; mais il répugne que l'on procède à l'infini dans cette série de causes actuellement et nécessairement subordonnées : la lune est attirée par la terre, la terre par le soleil, le soleil par un autre centre, et ainsi actuellement à l'infini ; s'il n'y avait pas de centre premier d'attraction, il n'y aurait pas d'attraction actuelle, comme le mouvement de la montre serait inexplicable sans, un ressort ; une multitude infinie de rouages ne suffirait pas. Cf. la 22e des XXIV thèses. Suarez dit au contraire : In causis per se subordinatis non repugnat infinitas causas, si sint, simul operari. Disp. met., XXIX, sec. 1 et 2 ; XXI, sect. 2 ; aussi Suarez n'admet-il pas la valeur démonstrative des preuves de l'existence de Dieu telles que saint Thomas les a proposées, cf. ibid. La raison pour laquelle il s'éloigne ici du Docteur angélique est la suivante Suarez substitue à la motion divine le concours simultané; alors, selon lui, la cause première n'est pas cause de l'application à l'acte ou de l'activité de la cause seconde ; dans la série des causes subordonnées, les causes supérieures n'influent pas sur les causes inférieures, mais seulement sur leur effet, commun, ce sont des causes partielles, partialitate causae, si non efectus, et donc elles sont plutôt coordonnées que subordonnées, c'est ce qu'expriment les paroles concursus simultaneus, comme lorsque deux hommes tirent un bateau. Cf. Disp. met., XX, sect. 2 et 3 ; XXII, sect. 2, n. 51. La même doctrine se trouve chez Molina, Concordia, disp. XXVI, in fine, où il dit : quando causae subordinatae sunt inter se, necesse non est, ut superior in eo ordine semper moveat interiorem, etiamsi essentialiter subordinatae sint inter se et a se mutuo pendeant in producendo aliquo efectu: sed satis est si immediate influant in efectum. Cela suppose que la puissance active peut se réduire elle-même à l'acte sans être prémue par une cause supérieure ; la puissance active est confondue avec l'acte virtuel, qui de soi se réduirait à l'acte complet ; mais comme par ailleurs celui-ci est plus parfait que la puissance, on est conduit à dire que le plus parfait sort du moins parfait, contrairement au principe de causalité.

Saint Thomas et son école maintiennent le principe nulla causa creata est suum esse, nec suum agere, ideoque nulla operari potest sine praemotione divina. C'est le nerf des preuves de l'existence de Dieu per viam causalitatis, cf. Ia, q. II, a. 3, et q. CV a. 5 : Deus in omni operante operatur.

On voit que toutes ces conséquences dérivent dans la synthèse métaphysique thomiste de la distinction réelle entre puissance et acte ; d'elle procède la distinction réelle entre matière et forme, entre essence finie et existence, entre la puissance active et son acte ou son opération.

Dans l'ordre surnaturel, il y aura une autre conséquence de la notion de puissance : la puissance obédientielle, ou aptitude d'une nature créée à recevoir de Dieu un don surnaturel ou à produire par élévation un effet surnaturel, est conçue par saint Thomas comme une puissance passive, c'est la nature même par ex. de l'âme, de notre intelligence, de notre volonté, en tant qu'elle est apte à être élevée à un ordre supérieur, et cette aptitude ne requiert qu'une non-répugnance, car Dieu peut faire en nous tout ce qui ne répugne pas. Cf. S. Thomas, Compend. theol., 104 ; IIIa, q. XI, a. I ; De veritate, q. XIV, a. 2 ; De potentia, q. XVI, a. I, ad 18.

Pour Suarez, De Gratia, l. VI; c. 5, au contraire, qui conçoit plutôt la puissance comme un acte imparfait, la puissance obédientielle est active, comme si la vitalité de nos actes surnaturels était naturelle, et non pas une vita nova, surnaturelle. A quoi les thomistes répondent à Suarez : une puissance obédientielle active serait en même temps essentiellement naturelle, comme propriété de notre nature, et essentiellement surnaturelle, comme spécifiée par un objet formel surnaturel. Cf. Joannem a S. Thoma, in Iam, q. XII, a. I et 4 (disp. XIV, a. 2, n. 17 sq.).

Une dernière conséquence importante de la distinction réelle de puissance et acte, d'essence et d'existence, dans l'ordre surnaturel, est que, selon saint Thomas et son école, il n'y a dans le Christ pour les deux natures qu'une seule existence, celle même du Verbe qui a assumé la nature humaine. Cf. IIIa, q. XVII, a. 2. Suarez au contraire qui nie la distinction réelle entre l'essence créée et l'existence doit admettre deux existences dans le Christ, ce qui diminue notablement l'intimité de l'union hypostatique.

Telles sont les principales irradiations de la distinction aristotélicienne de puissance et acte telle que saint Thomas et son école l'ont comprise. La puissance réelle n'est pas l'acte, si imparfait qu'on suppose celui-ci ; mais la puissance est essentiellement relative à l'acte, potentia dicitur ad actum ; de là dérive la division des quatre causes et tous ses corollaires, en particulier celui-ci : le processus ad infinitum est impossible dans les causes essentiellement subordonnées, qu'il s'agisse des causes efficientes ou des causes finales, aussi faut-il admettre au sommet de tout l'existence de Dieu Acte pur, car le plus ne sort pas du moins et il y a plus dans ce qui est que dans ce qui devient. La cause première de toutes choses ne peut donc pas être le devenir universel, l'évolution créatrice d'elle-même, mais l'Acte pur existant de toute éternité, l'Etre même subsistant, en lui seul l'essence et l'existence sont identiques. On voit déjà que rien, absolument rien de réel et de bon ne peut exister en dehors de lui, sans dépendre de lui, sans avoir une relation de causalité ou de dépendance à son égard, même notre libre détermination, qui, nous le verrons, n'est pas détruite, mais au contraire actualisée par la causalité divine, cf. Ia, q. CV, a. 4 ; la IIae, q. X, a. 4.

Cette synthèse métaphysique élaborée par saint Thomas est beaucoup plus parfaite que la doctrine explicitement professée par Aristote ; mais au point de vue philosophique c'est le développement des principes formulés par le stagirite. On peut dire que c'est la même philosophie, mais arrivée à l'âge adulte. Ce progrès bien qu'il soit intrinsèquement d'ordre philosophique ne s'est pas produit sans le concours extrinsèque de la Révélation divine, qui a été ici pour saint Thomas, non pas principe de démonstration, mais stella rectrix. En particulier la doctrine révélée de la création libre ex nihilo a été un guide précieux ! La métaphysique ou philosophie première garde ainsi son objet formel qui la spécifie : l'être en tant qu'être, connu dans le miroir des choses sensibles. Par là elle reste spécifiquement distincte de la théologie, qui a pour objet formel : Deus sub ratione Deitatis, Dieu en sa vie intime, que seule la Révélation divine peut nous faire connaître. Et l'on prévoit déjà quelle sera chez saint Thomas l'harmonie de ces deux disciplines, celle de la synthèse métaphysique et de la synthèse théologique, qui se subordonnent l'une à l'autre. Voir à ce sujet, Acta secundi congressus thomistici internationalis, Rome, 1936, p. 379-408 : R. Garrigou-Lagrange, De relationibus inter philosophiam et religionem, ac de natura philosophiae christianae.

 

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DEUXIÈME PARTIE - LA THÉOLOGIE ET LE « DE DEO UNO »

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CHAPITRE I - LA NATURE DE LA THÉOLOGIE ET LE TRAVAIL THÉOLOGIQUE

On a beaucoup écrit sur ce sujet ces dernières années, et en des sens très différents. Parmi les disciples de saint Thomas, le P. Marin-Sola et le P. Schultes étaient fort loin d'être d'accord sur la définibilité des conclusions théologiques proprement dites, obtenues par un discursus vraiment illatif en partant d'une prémisse de foi et d'une prémisse de raison. Cf. Marin-Sola, O. P., L'Évolution homogène du dogme catholique, Paris, 2e éd., trad. franç., 1924, t. II, p. 333 ; Reginaldus M. Schultes, O. P., Intro­ductio in Historiant dogmatum, Paris, 1922, p. 128, 115-149, 170-173, 185, 192-210. Nous avons person­nellement écrit sur ce sujet, dans le même sens que le P. Schultes, en refusant d'admettre la définibilité comme dogme de foi des susdites conclusions théo­logiques, fruits d'un raisonnement proprement illatif et d'une prémisse rationnelle non révélée. De revela­tione, Rome, 1918, t. I, p. 18, 20, 189 sq. ; De Deo uno, Paris, 1938, P. 43-49.

Plus récemment le P. Charlier, Essai sur le pro­blème théologique, Bibliothèque «Orientations», Belgique, 1938, p. 66, 121, 123. 135 ; P. 137 : « La démonstration au sens rigoureux du mot ne peut s'appliquer en théologie». Ibid., p. 139, 140-41, a écrit dans un sens diamétralement opposé à celui du P. Marin-Sola, et selon lui, la théologie elle-même ne pourrait pas parvenir avec certitude à de telles conclusions, qui appartiendraient plutôt à la méta­physique dont se sert le théologien, qu'à la théologie proprement dite. Celle-ci se bornerait à expliquer les vérités de foi, à rechercher leur subordination, mais elle ne pourrait, par elle-même, déduire avec certitude des conclusions qui ne seraient que virtuel­lement révélées.

Tandis que le P. Marin-Sola pense que le raisonne­ment théologique proprement illatif fait découvrir des vérités susceptibles d'être définies comme dogme de foi, le P. Charlier estime que la théologie elle­-même n'est pas capable de parvenir avec certitude à de telles conclusions.

Nous pensons que ces deux théories opposées entre elles, sont loin d'être conformes à la doctrine de saint Thomas et de ses principaux commentateurs. Nous estimons que la véritable doctrine thomiste s'élève au milieu et au-dessus de ces positions extrêmes.

Nous pourrions le montrer par de nombreux textes de saint Thomas et de ses interprètes les plus émi­nents ; nous avons indiqué ailleurs plusieurs de ces Textes. Op. cit., p. 18, 20, 189 sq. ; cf. Gagnebet, dans Rev. thom., 1939, P. 108-147. Nous nous contenterons ici, pour décrire le travail théologique, selon saint Thomas et son école, de distinguer les procédés ou démarches de l'esprit, qui concourent d'une façon subordonnée à ce travail.

 

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ARTICLE I. - L'objet propre de la théologie.

Nous supposons ici - ce qu'expose saint Thomas dans la q. I de la Somme théologique - que la théo­logie est à proprement parler une science qui procède sous la lumière de la Révélation divine, qui suppose donc la foi infuse aux vérités révélées, et qui a pour objet propre Dieu considéré en sa vie intime, comme auteur de la grâce, Dieu tel que la révélation et la foi nous le font connaître, et non pas seulement Dieu auteur de la nature, accessible aux forces naturelles de notre raison. Il ne s'agit pas seulement de Dieu sub ratione entis et primi entis, auquel parvient la métaphysique, science de l'être en tant qu'être, mais de Dieu sub ratione Deitatis, comme il est dit Ia, q. I, a. 6 :

 

Sacra doctrina propriissime determinat de Deo, secun­dum quod est altissima causa : quia non solum quantum ad illud quod est per creaturas cognoscibile (quod philosophi cognoverunt, ut dicitur Rom., I, 19 : Quod notum est Dei, manifestum est illis), sed etiam quantum ad id, quod notum est sibi soli de seipso et aliis per revelationem communicatum.

 

La théologie, chez le théologien encore viator, ne porte pas sur la Déité clare visa, comme la vision béatifique, mais sur la Déité obscure per fidem cogni­ta; et elle se distingue pourtant de la foi, qui est comme sa racine, parce qu'elle est une science des vérités de la foi qu'elle doit expliquer et défendre par la méthode d'analogie. Elle cherche à découvrir leur subordination en un corps de doctrine et à déduire les vérités qu'elles contiennent virtuellement.

En ce travail la théologie ne peut se servir de la méthode d'analogie dans l'explication des vérités relatives à la vie intime de Dieu, ad ipsam Deitatem ut sic, sans recourir à ce que la métaphysique nous dit de Dieu comme premier être, sub ration entis. Du reste cela même est révélé, en particulier lorsque Dieu dit à Moïse : Ego sum qui sum, vérité qui est l'équivalent de cette formule : Solus Deus est ipsum Esse subsistens.

Bien qu'ici-bas la théologie procède de principes non évidents, des principes de foi, elle est pourtant une science au sens propre de ce mot, car elle déter­mine « la cause pour laquelle telle chose a telles pro­priétés et non pas telles autres » ; c'est ainsi qu'elle détermine la nature et les propriétés de la grâce sanctifiante, des vertus infuses en général, de la foi, de l'espérance, de la charité, etc. Saint Thomas en somme applique à la théologie la définition aristoté­licienne de la science, qu'il a expliquée dans son commentaire des Posteriora Analytica, 1. I, lect. 4 :Scire est cognoscere causam propter quam res est et non potest aliter se habere. La science se dit au sens large de toute connaissance certaine ; elle se dit au sens propre de la connaissance des conclusions par les principes. Cf. R. Gagnebet, O. P., La nature de la théologie spéculative, dans Rev. thom., 1938, n. 1 et 2 (extrait, p. 78), et 1939, p. 108-147.

Lorsque le théologien ne sera plus viator, lorsqu'il aura reçu la vision béatifique, il verra immédiate­ment in Verbo, la vie intime de Dieu, la Déité ou essence divine ; il atteindra en pleine lumière les vérités qu'il connaissait d'abord par la foi, et il pourra encore voir extra Verbum les conclusions qui peuvent s'en déduire. Au ciel la théologie existera à l'état parfait avec l'évidence des principes, in via elle existe à l'état imparfait, elle n'a pas encore l'âge adulte pour ainsi parler.

Il suit de là pour saint Thomas et son école que la théologie est une science subalternée à celle de Dieu et des bienheureux, qu'elle est aussi une sagesse, spécifiquement supérieure à la métaphysique, mais inférieure à la foi infuse ; elle est un habitus acquis par le travail, mais dont la racine est essentiellement surnaturelle, radix ejus est ipsa fides infusa. De la sorte, si le théologien vient à perdre la foi infuse par une faute grave contre cette vertu théologale, il ne reste plus en lui que le cadavre de la théologie, un corps sans âme, car il n'adhère plus formellement et infailliblement aux vérités révélées, principes de la théologie, il adhère tout au plus matériellement à celles de ces vérités qu'il veut garder ex proprio judicio et propria voluntate.

Si telle est selon saint Thomas et l'ensemble de ses interprètes la nature de la théologie, quels sont les divers procédés qui concourent au travail théologique et le constituent. Il importe de les bien distinguer les uns des autres, pour éviter les exagérations en sens opposés.

 

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ARTICLE 2. - Les divers procédés du travail théologique.

Ces procédés sont indiqués d'une certaine manière par saint Thomas dans la Somme, Ia, q. I, a. 6, 8, 9, et plus explicitement dans les questions relatives aux différentes vérités révélées sur la vie éternelle, la prédestination, la Sainte-Trinité, les mystères de l'incarnation, de la rédemption, de l'eucharistie, les divers sacrements, etc.

Pour bien distinguer les uns des autres ces divers procédés auxquels a recours souvent saint Thomas et avec lui l'ensemble des théologiens, nous dirons :

1 La théologie recueille les différentes vérités révélées contenues dans le dépôt de la Révélation, Écriture et Tradition, à la lumière du magistère de l'Église qui nous propose ces vérités révélées. C'est le travail positif de la théologie biblique, de l'étude théologique des divers documents et organes de la Tradition divine, ainsi que des diverses formes du Magistère vivant.

2 La théologie institue l'analyse conceptuelle de chaque vérité révélée, en particulier des plus fonda­mentales, pour bien préciser la signification du sujet et du prédicat de ces vérités. Que faut-il entendre par exemple par ces termes Verbum caro factum est, selon le contexte scripturaire et la tradition ? La théologie montre que le sens de cette proposition est celui-ci : « Le Verbe, qui est Dieu, s'est fait homme.» Saint Thomas fait ce travail d'analyse conceptuelle dans les premiers articles de chacun de ses traités dogmatiques ; on peut le voir par les premières questions des traités de la Trinité et de l'Incarnation. On chercherait vainement dans ces articles une conclusion théologique ; il y a seulement l'analyse quelquefois grammaticale, mais surtout conceptuelle du sujet et de l'attribut d'une proposi­tion révélée, pour en bien déterminer le sens exact.

3 La théologie défend contre les adversaires les vérités révélées, soit en montrant qu'elles sont dans le dépôt de la Révélation, soit en faisant voir qu'elles ne con­tiennent pas une impossibilité manifeste, suficit defendere non esse impossibile quod prcedicat fides. Cf. Ia, q. XXXII, a. I. Il ne s'agit pas de démontrer positivement la possibilité intrinsèque des mystères (si l'on démontrait par la seule raison la possibilité de la Trinité, on prouverait de même son existence, car la Trinité n'est pas contingente, mais nécessaire). Il s'agit seulement de montrer qu'il n'y a pas d'évi­dente contradiction dans l'énoncé des dogmes, que si l'on dit par exemple « Dieu est trine et un » ; ce n'est pas au même point de vue : il est un par nature, et trine en tant que cette nature unique est possédée par trois personnes distinctes comme les trois angles d'un triangle ont la même surface.

4 La théologie propose des arguments de convenance pour manifester, sans la démontrer, la vérité des mys­tères révélés. Elle éclaire ainsi le mystère de la généra­tion éternelle du Verbe et celui de l'Incarnation ré­demptrice, par ce principe : Le bien est diffusif de soi et plus il est d'ordre élevé, plus il se communique abondamment et intimement, cf. S. Thomas, IIIa, q. I, a. 1. Il convient donc que Dieu communique ad intra toute sa nature par le mystère de la génération éternelle du Verbe, et que le Verbe s'incarne pour notre salut (cf. Ia, q. XXXII, a. I ad 2um). Les tho­mistes disent communément : Hæc non possunt nec probari, nec improbari, sed cum probabilitate suaden­tur et sola fide cum certitudine tenentur. C'est ladoctrine commune.

5 La théologie a recours au discursus explicativus, au raisonnement explicatif, pour manifester et ici souvent de façon rigoureuse ce qui est impliqué dans une vérité révélée, sans passer encore à une vérité nouvelle. Ce procédé passe d'une formule confuse à une formule plus distincte de la même vérité. Par exemple, de cette formule : Verbum (quod erat Deus) caro factum est, on passe à celle-ci : Verbum, consubstantiale Patri, homo factum est. La consubstan­tialité du Verbe, quoi qu'en aient dit quelques-uns, est beaucoup plus qu'une conclusion théologique déduite par illation d'une vérité révélée ; c'est l'ex­pression plus explicite de la vérité révélée elle-même, qui est contenue formellement dans le Prologue de l'Évangile de saint Jean.

De même il ne faut pas de discursus proprement illatif, il suffit du discursus explicatif pour passer de ces paroles de Jésus : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle » (Matth., XVI, 18) à celle-ci : « Le Souverain Pontife, successeur de Pierre, est infaillible lorsqu'il enseigne ex cathedra à l'Église universelle ce qui concerne la foi et les mœurs ». La seconde formule n'est pas une vérité nouvelle déduite de la précédente, c'est la même vérité, car c'est le même sujet et le même attribut réunis par le même verbe être, mais la première formule reste métaphorique comme expression, tan­dis que la deuxième se dégage de la métaphore et vise à la propriété des termes.

6 La théologie se sert du discursus non pas seulement explicatif, mais proprement et objectivement illatif, pour déduire de deux vérités révélées une troisième vérité, aliunde revelata contenue, souvent même expli­citement, dans l'Écriture ou la Tradition divine. Ce genre de raisonnement illatif est fréquent en théo­logie ; il rattache aux articles de foi contenus dans le Credo, d'autres vérités de foi pour nous montrer en un corps doctrinal la subordination des diverses vérités révélées qui constituent la doctrine chrétien­ne. Celle-ci est supérieure non seulement aux divers systèmes théologiques, mais à la science théologique elle-même, c'est la doctrina fidei. On s'explique ainsi pourquoi saint Thomas a intitulé la première ques­tion de la Somme théologique, De sacra doctrina; dans le premier article il s'agit de la doctrina fidei, mais dans les articles suivants il s'agit de la doctrina theologica, de la sacra theologia qui est déclarée science, science une, éminemment spéculative et pratique, sagesse, et qui argumente, ce que ne fait pas la foi, qui adhère simplement aux vérités révélées. De ce point de vue la sacra doctrina contient deux doctrines subordonnées l'une à l'autre : la doctrine de foi et la doctrine théologique ou science théo­logique, supérieure elle-même aux systèmes qui ne sont pas parvenus à l'état de science proprement dite. - La subordination des divers éléments groupés autour des articles de foi n'apparaît explicitement que par le procédé théologique dont nous parlons en ce moment, par ce discursus illatif qui de deux vérités révélées en déduit une troisième également révélée, même parfois explicitement en quelqu'en­droit de l'Écriture ou de la Tradition. C'est ainsi que de ces deux vérités révélées : Jésus est véritablement Dieu et Jésus est véritablement homme, on déduit rigoureusement que Jésus a deux intelligences et deux volontés libres, ce qu'il a exprimé lui-même en disant : Non sicut ego volo, sed sicut tu. Matth., XXVI, 39.

Une telle conclusion, jam aliunde revelata, peut évidemment être définie par l'Église comme dogme de foi : il suffit pour cela qu'elle soit révélée au sens propre de ce mot. Le raisonnement théologique dans ce cas n'est pas inutile, comme on l'a dit parfois, car il donne l'intelligence de la vérité déduite, qui n'était auparavant connue que par la foi. Le propre de la démonstration n'est pas de découvrir une vérité mais de la faire connaître par sa cause. Ainsi se réalise la parole classique : fides quarens intellectum. Ceci est capital. Cf. Gagnebet, O. P., La nature de la théologie spéculative, Rev. thomiste, 1938, n. 1 et 2.

7 La théologie déduit, par discursus proprement illatif, de deux vérités révélées une troisième vérité non aliunde revelata, qui n'est pas révélée en elle-même, mais seulement dans les deux autres dont elle est le fruit. Les thomistes admettent généralement qu'une telle conclusion, dérivant de deux vérités de foi, est en substance révélée et donc peut être définie comme un dogme par l'Église. La raison en est que le raisonne­ment humain n'intervient ici que pour rapprocher les deux vérités de foi, qui suffisent par elles-mêmes à faire connaître la troisième vérité. Le raisonnement ici n'est pas cause, mais condition de la connaissance de cette troisième vérité. Il rapproche simplement les deux prémisses de foi. Cf. Salmanticenses, Cursus theol., de Fide, disp. I, dub. IV, n. 127.

8 Enfin la théologie déduit par discursus proprement illatif d'une vérité de foi et d'une vérité de raison non révélée, une troisième vérité qui n'était pas simpliciter ou proprement révélée, mais seulement virtualiter, dans sa cause. Cette troisième vérité, si elle est rigoureusement déduite, est du domaine, non pas de la foi, mais de la science théologique.

Ce dernier cas se subdivise, suivant que la majeure du raisonnement (qui est toujours plus universelle et par là plus importante que la mineure) est soit de foi, soit de raison. Si la majeure est de foi et la mineure de raison, la conclusion est plus proche de la révélation ; si la majeure est de raison et la mineure de foi, alors la conclusion est plus éloignée de la révélation divine.

Beaucoup de théologiens, et particulièrement beau­coup de thomistes, cf. Salmanticenses, loc. cit., n. 124, qui citent à bon droit comme défenseurs de cette thèse Capréolus, Cajétan, Barrez, Jean de Saint­-Thomas, etc. contre Vega, Vasquez, Suarez, Lugo. Cf. Dict. théol. cath., t. V, art. EXPLICITE ET IMPLICITE, et art. DOGME, soutiennent que cette dernière con­clusion théologique ne peut être définie par l'Église comme dogme de foi, parce qu'elle n'est pas à propre­ment parler ou simpliciter révélée, mais seulement secundum quid ou virtualiter, dans sa cause. Elle est à proprement parler déduite du révélé. Cependant l'Église peut infailliblement condamner comme erronée, non comme hérétique, la contradiction d'une telle conclusion. Il y a manifestement une différence entre ces deux notes : hérétique et erronée ; une proposition hérétique est contraire à la foi ; une proposition que l'Église infailliblement déclare erro­née est contraire à une conclusion théologique qui fait partie de la science théologique reçue.

Si l'on examine de près la première question de la Somme théologique de saint Thomas et la structure de ses divers traités dogmatiques, on voit qu'il a fait usage de ces huit procédés, communément admis et distingués par ses plus grands commentateurs.

C'est pourquoi nous ne saurions admettre les deux opinions extrêmes opposées entre elles, dont nous parlions au début de cette section. Nous ne saurions admettre que l'Église puisse définir comme un dogme simpliciter révélé par Dieu, ce qui n'est pas révélé simpliciter, mais seulement virtualiter ou secundum quid, in causa.

D'autre part la théologie peut très bien parvenir à la certitude sur une telle conclusion, qui est bien de son domaine et non pas seulement de celui de la métaphysique mise à son service. Ce qu'il y a de plus important en théologie, ce n'est pas évidemment la déduction de ces conclusions théologiques, mais c'est l'explication des vérités mêmes de foi, leur pénétra­tion, leur approfondissement, la connaissance de leur subordination. En cela la théologie est aidée par les dons d'intelligence et de sagesse, qui rendent la foi pénétrante et savoureuse. Et les conclusions théologiques ne sont pas précisément recherchées pour elles-mêmes, mais pour arriver à une intelligence plus parfaite des principes de foi dont elles manifestent la virtualité. Tout le travail est ordonné au but si nettement exprimé par le Concile du Vatican : ad aliquam Deo dante mysteriorum intelligentiam, eamque fructuosissimam (Denz.-Bannw. n. 1796).

 

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ARTICLE 3. - Le travail théologique et l'évolution du dogme.

Une telle conception de la théologie, bien qu'elle n'admette pas la définibilité des conclusions théolo­giques proprement dites, fait une grande place à l'évolution du dogme.

Saint Thomas n'a certes pas ignoré le progrès dogmatique, lui qui a si profondément étudié dans son Commentaire des Seconds analytiques d'Aristote, l. II, leç. 3-17, comment se fait la venatio, la recherche de la définition réelle et distincte, en parlant de la définition nominale (quid nominis) qui exprime le concept confus de la chose à définir. Le travail le plus important de la philosophie et de la théologie est dans ce passage méthodique du concept confus du sens commun (ou du sens chrétien) au concept distinct. Ce dernier n'est pas déduit du précédent comme une conclusion, c'est le même concept qui se précise de plus en plus, par la division du genre ou d'une notion plus générale et par la comparaison inductive de la chose à définir avec ce qui lui res­semble plus ou moins. Ainsi s'obtiennent en philosophie les définitions précises de la substance, de la vie, de l'homme, de l'âme, de l'intelligence, de la volonté, du libre arbitre, des différentes vertus acquises, etc.

La même analyse conceptuelle en théologie a contribué grandement à la précision des notions indispensables à la formule des dogmes : notions d'être créé et d'être incréé, d'unité, de vérité, de bonté (ontologique et morale) ; notions de l'analogie relative à Dieu, de sagesse divine, de volonté divine, d'amour incréé, de providence, de prédestination ; notions de nature, de personne, de relation, pour l'intelligence des vérités révélées sur la Trinité et l'incarnation ; notions de grâce (habituelle et ac­tuelle ; efficace et suffisante) ; notions de libre arbitre, de mérite, de péché, de vertu infuse, de foi, d'espé­rance, de charité, de justification ; notion de sacre­ment, de caractère, de grâce sacramentelle, de trans­substantiation, de contrition ; notions de béatitude et de peine, de purgatoire et d'enfer, etc.

Avant même qu'il s'agisse de déduire des conclu­sions théologiques, c'est-à-dire de parvenir à des vérités nouvelles distinctes des vérités révélées, il y a un labeur immense dans l'analyse conceptuelle de ces dernières, pour passer de la notion confuse (exprimée par la définition nominale courante ou par les termes de l'Écriture et de la Tradition) à la même notion distincte et précise, en vue d'écarter l'hérésie qui déforme la révélation même. Ce n'est qu'à la longue que l'intelligence saisit le sens profond des principes, leur élévation et leur rayonnement.

Telle est la partie la plus importante de la science théologique, celle qui contribue le plus au progrès dogmatique. Et au dessous de cette science, parmi les différents systèmes théologiques, comme l'a noté le P. A. Gardeil (Le donné la théologie, 1910, p. 252-285), il importe de reconnaître l'importance des synthèses universelles qui ont pour idée mère, l'idée même de Dieu, auteur de la nature et de la grâce ou du salut, et non pas une idée particulière, manifestement subordonnée à la précédente, comme l'est celle du libre-arbitre de l'homme. Un système particulier dominé ainsi par une idée particulière, ne peut pas être une synthèse universelle, laquelle doit être dominée par l'idée de Dieu, objet propre de la théologie ; cette idée suprême doit être comme le soleil spirituel qui éclaire toutes les parties de la doctrine.

De ce point de vue, la doctrine de foi est, en sa simplicité supérieure comme un cercle très simple ; les enseignements des plus grands théologiens, pour l'explication du dogme, sont comme un polygone inscrit dans le cercle, pour en détailler le contenu et les richesses. Les nominalistes tracèrent leur poly­gone à leur manière. Il est fort différent de celui qui avait été esquissé par saint Augustin et tracé par saint Thomas. Mais si parfait que soit ce dernier, il ne saurait avoir la simplicité éminente du cercle dans lequel il est inscrit. C'est pourquoi la théologie, en progressant, s'efface en quelque sorte devant la supériorité de la foi divine qu'elle ne cesse de mettre en relief. Elle est un commentaire de la parole de Dieu, qui attire de plus en plus l'attention sur elle, en se faisant oublier lui-même, tel saint Jean­-Baptiste annonçant « l'agneau de Dieu, qui efface les péchés du monde ».

 

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CHAPITRE II - LA STRUCTURE DU DE DEO UNO ET LA VALEUR DES PREUVES THOMISTES DE L'EXISTENCE DE DIEU

Pour montrer la structure et le style du traité de Deo uno, tel qu'il se trouve dans la Somme théologique de saint Thomas et tel que l'a compris l'école thomiste, nous parlerons d'abord de la valeur des preuves de l'existence de Dieu qui y sont exposées, et de leur terme, qui est en même temps le, point de départ de la déduction des attributs divins. Nous insisterons ensuite sur l'éminence de la Déité, ou nature divine, sur la connaissance qu'on en peut avoir naturellement et surnaturellement. Nous traite­rons enfin de la sagesse de Dieu, de sa volonté et de son amour, de la providence et de la prédestina­tion.

Saint Thomas, dans la Somme théologique, reprend d'un point de vue supérieur les preuves philosophi­ques de l'existence de Dieu données, par Aristote, Platon, les néoplatoniciens et les philosophes chré­tiens.

 

1 Exposé synthétique. - En considérant ces cinq voies ascendantes du point de vue éminent de la sagesse théologique, saint Thomas détermine les conditions de leur valeur et montre quel est le point culminant vers lequel elles convergent. Ce sont pour lui les cinq preuves types, auxquelles les autres peuvent se ramener. Nous avons longuement exposé ce problème ailleurs : Dieu son existence et sa nature, 6e éd., 1933, Ire partie, et De Deo uno, Ire éd., I938.

Saint Thomas n'admet pas qu'on puisse prouver a priori l'existence de Dieu, Ia, q. II, a. I, bien que la proposition Deus est soit per se nota quoad se, ou évidente par elle-même en soi et pour celui qui saurait ce qu'est Dieu : l'Être même subsistant dont l'essence implique l'existence actuelle ou de fait : existentiam non solum signalant aut conceptam, sed exercitam in re extra animam. Mais, dit-il, nous ne savons pas a priori ce qu'est Dieu, nescimus de Deo quid est; nous n'avons d'abord qu'une définition nominale de Dieu, conçu confusément comme cause première du monde, de tout ce qu'il y a de réel et de bon en lui. De cette notion abstraite de Dieu, fort différente de l'intuition immédiate de l'essence divine, nous ne pouvons pas déduire a priori son existence concrète ou de fait.

Nous voyons sans doute a priori, que Dieu existe par soi, s'il existe de fait. Mais pour affirmer qu'il existe de fait (existentia exercita), il faut partir de l'existence de fait des réalités contingentes que notre expérience constate, et voir si elles exigent nécessai­rement une cause première qui corresponde réelle­ment en dehors de notre esprit à notre notion abstraite ou définition nominale de Dieu. Cf. Ia, q. II, a. I, ad 2um ; et a. 2, ad 2um.

Cette position est celle du réalisme modéré, inter­médiaire entre le nominalisme qui conduit à l'agnos­ticisme (on le verra chez Hume), et le réalisme excessif de l'intelligence, qui se trouve à des degrés divers chez Parménide, Platon, les néoplatoniciens, qui reparaît en un sens dans l'argument de saint Anselme, plus tard sous une forme très accentuée chez Spinoza, et aussi chez Malebranche et les onto­logistes, qui croient avoir une intuition immédiate confuse, et non pas seulement une idée abstraite, de la nature de Dieu.

Toutes les preuves classiques de l'existence de Dieu admises par saint Thomas, Ia, q. II, a. 2, reposent sur le principe de causalité, dont les for­mules de plus en plus profondes sont les suivantes : tout ce qui arrive a une cause, tout être contingent (même s'il existait de fait ab æterno) demande une cause ; tout ce qui est, sans être par soi, dépend d'une cause qui est par soi. Plus clairement encore ce qui participe à l'existence (ce qui a part à l'exis­tence et a une existence limitée) dépend en dernière analyse d'une cause qui doit être l'Existence même, l'Être par essence, d'une cause qui est à l'existence comme A est A, d'un être qui seul peut dire : Ego sum qui sum. Partout où il n'y a pas cette identité, mais composition, union de l'essence et de l'existence, il faudra remonter plus haut, car l'union est posté­rieure à l'Unité et la suppose.

En d'autres termes et plus simplement : le plus ne sort pas du moins, le plus parfait ne peut être produit par le moins parfait. S'il y a dans le monde des êtres qui arrivent à l'existence et qui disparaissent ensuite, s'il y a en lui des êtres qui n'ont qu'une vie tempo­raire et périssable, des hommes d'une sagesse fort limitée, d'une bonté bien restreinte, d'une sainteté qui a toujours ses imperfections, il faut qu'il y ait, au sommet de tout, Celui qui est de toute éternité l'Être même, la vie même, la sagesse même, la bonté même, la sainteté même. Autrement le plus sortirait du moins ; l'intelligence des hommes de génie et la bonté des saints proviendraient d'une fatalité maté­rielle et aveugle ; le plus parfait viendrait du moins parfait, contrairement au principe de causalité. Cette preuve générale contient virtuellement toutes les autres preuves a posteriori, qui sont toutes fondées sur le principe de causalité.

Pour voir la valeur de ces preuves, il faut noter que la cause qui est nécessairement requise par les faits et les réalités existantes que nous constatons, ne se trouve pas dans la série des causes passées ; le fils dépend sans doute du père et de l'aïeul ; mais le père et l'aïeul, qui souvent n'existent plus lorsque leur descendant existe encore, étaient aussi contingents que lui et autant que lui demandaient une cause ; ils avaient reçu l'existence, la vie, l'intelligence ; nul d'entre eux et aucun de leurs ascendants ne pouvait dire : je suis la vie.

De même, dans la série passée des générations animales, il n'y a aucun boeuf par exemple qui puisse rendre raison ou expliquer toute la race bovine ; il serait cause de lui-même, Ia, q. CIV, a. I. Bien plus, il ne répugne pas a priori, selon saint Thomas, Ia, q. XLVI, a. 2, ad 7um, que cette série des causes contingentes passées n'ait pas eu de commencement, qu'il n'y ait pas eu un premier animal, un premier lion, un premier boeuf, etc. Même si cette série de causes contingentes n'avait pas commencé, elle dé­pendrait ab æterno d'une cause supérieure qui n'au­rait pas reçu l'existence et la vie et qui pourrait la donner indéfiniment à toutes les autres. Sans doute, dit saint Thomas, l'empreinte du pied dans le sable suppose le pied qui l'a produite, mais si celui-ci était ab æterno posé sur le sable, l'empreinte y serait aussi de toute éternité, et par rapport à elle le pied aurait une priorité non pas de temps, mais seulement de causalité ; il en serait de même de la cause première par. rapport au monde si celui-ci existait ab æterno, il aurait une existence dépendante dès toujours de la cause suprême, qui domine le mouvement et le temps. Cf. Cont. Gent., 1. II, c. XXXVIII.

La cause nécessairement requise par les faits et les réalités existantes que nous constatons, ne se trouve donc pas dans la série des causes passées, qui ne sont qu'accidentellement subordonnées, car les causes pré­cédentes sont aussi pauvres que celles qui les suivent et ne sont pas nécessaires à l'existence de celles-ci; même leur ordre aurait pu être interverti. Cf, Ia, q. CIV, a. I. La cause nécessairement requise, dont nous, parlons, se trouve dans la série des causes essen­tiellement ou nécessairement subordonnées et actuelle­ment existantes; d'elles dépendent nécessairement et actuellement les faits et les réalités que nous consta­tons. On l'appelle en métaphysique la cause propre, causa propria, per se primo seu necessario et immediate requisita a suo erectu proprio. C'est d'elle que parle saint Thomas, Ia, q. II, a. 2 : ex quolibet effectu potest demonstrari propriam causam ejus esse; il ne dit pas fuisse. De ce que le fils continue d'exister, il ne s'en­suit pas que son père existe encore ; bien que la génération passive du fils ait eu pour cause propre la génération active du père, quant au devenir, quoad ipsum fieri, il ne s'ensuit pas quoad esse, que l'existence continue du fils dépende de celle du père. Le père a été cause propre de la génération de son fils, mais pas de son être, ni de sa conservation dans l'existence, cf. Ia, q. CIV, a. 1. Pour bien comprendre ce qu'est la cause propre, il faut remarquer que l'effet propre suppose nécessairement et immédiate­ment la cause propre comme les propriétés qui déri­vent d'une nature supposent nécessairement et im­médiatement celle-ci, comme les propriétés du cercle supposent la nature du cercle. Aristote (Post. Anal., 1. I, c. IV, Comm. S. Thomae, lect. X : de quarto modo dicendi per se) donnait comme exemple : le meurtrier est cause du meurtre, la lumière éclaire, le feu chauffe.

L'application est facile : si le mouvement n'a pas en soi sa raison d'être, s'il n'est pas ratio sui, il faut, en vertu du principe de causalité, qu'il dépende d'un moteur, et en dernière analyse d'un moteur immobile, qui n'ait pas besoin d'être mû par un moteur supé­rieur, d'un moteur suprême qui soit au dessus du mouvement et de tout mouvement (local, qualitatif, quantitatif, vital, intellectuel ou volontaire), d'un moteur qui soit son action, l'agir même, au lieu de l'avoir reçu.

Cette série ascendante des causes actuellement existantes et nécessairement subordonnées est par exemple celle-ci : le matelot est porté par le navire, le navire par les flots, les flots par la terre, celle-ci par le soleil qui l'attire, le soleil lui-même par un centre supérieur, mais on ne peut remonter à l'infini dans cette série des causes nécessairement subor­données et actuellement existantes. S'il n'y avait pas un moteur suprême, il n'y aurait pas de cause du mouvement, et celui-ci, qui n'est pas ratio sui, qui n'a pas en soi sa raison d'être, n'existerait pas. Rien ne sert de recourir à un mouvement antérieur ou passé, il est aussi pauvre et a autant besoin d'explica­tion que les mouvements que nous constatons en ce moment. Il faut de toute nécessité pour la machine du monde un moteur suprême, tout comme, pour expliquer le mouvement local des aiguilles d'une montre, il ne suffit pas de multiplier ses rouages, il faut qu'il y ait un ressort dont l'élasticité explique le mouvement des roues et celui des aiguilles elles-­mêmes ; si le ressort est brisé, la montre s'arrête. La preuve est valide, à condition, nous l'avons dit plus haut, qu'on ne substitue pas à la motion divine le concours simultané, cf. p. 95 (fin du chapitre « L'acte et la puissance »).

De ce point de vue on voit la valeur des cinq preuves exposées par saint Thomas, Ia, q. II, a. 3 : 1. Si le mouvement n'a pas en soi sa raison d'être (qu'il s'agisse d'un mouvement corporel ou d'un mouvement spirituel de notre intelligence ou de notre volonté, c'est la même considération), il exige un Premier moteur (des corps et des esprits.). 2. S'il y a des causes efficientes nécessairement subor­données et actuellement existantes, comme celles nécessaires en cette minute à la conservation de notre vie (pression atmosphérique, chaleur, etc.), il faut qu'il y ait une Cause suprême capable de donner aux autres la causalité et la vie et de les conserver. 3. S'il y a des êtres contingents qui peuvent ne pas exister, il faut qu'il y ait un Être nécessaire qui ait l'existence par soi et qui puisse la donner aux autres ; si, un seul point du temps, rien n'existait, éternellement rien ne serait ; et s'il n'y avait que des êtres contingents leur existence serait sans raison d'être. 4. S'il y a dans le monde des êtres plus ou moins parfaits, plus ou moins nobles, vrais et bons, c'est qu'ils participent diverse­ment à l'existence, à la noblesse, à la vérité, à la bonté, ils n'en ont qu'une part ; en chacun d'eux il y a composition, union du sujet qui participe et de l'existence, de la bonté, de la vérité participées ; or le composé suppose le simple, comme l'union, du fait qu'elle participe à l'unité, présuppose l'unité : quœ secundum se diversa suret non conveniunt in aliquod unum nisi per aliquam causant, adunantem ipsa, Ia, q. III, a. 7, et donc il faut nécessairement qu'il y ait au sommet de tout Celui qui seul peut dire, non pas seulement j'ai l'existence, la vérité et la vie, mais je suis l'Être, la Vérité et la Vie. 5. Enfin s'il y a dans le monde, dans les corps inanimés, dans les plantes, les animaux et l'homme, une activité naturelle qui tend manifestement vers un bien conve­nable ou une fin, cette tendance ainsi ordonnée à une fin exige une intelligence ordonnatrice. Si les corps tendent vers un centre déterminé pour la cohésion de l'univers, si la plante et l'animal tendent à s'assi­miler les aliments nécessaires et à se reproduire ; si l'œil et la vue sont pour la vision, l'oreille pour entendre, le pied pour la marche, les ailes pour le vol, l'intelligence humaine pour la connaissance du vrai, la volonté pour vouloir le bien, et si tout homme désire naturellement le bonheur, il faut que ces tendances naturelles ainsi manifestement ordonnées à un bien proportionné, à une fin, dépendent d'un Ordonnateur suprême, d'une intelligence supérieure qui connaisse les raisons d'être des choses. Il faut même que celle-ci soit la Sagesse même et la Vérité même ; autrement elle serait elle-même ordonnée à la sagesse et à la vérité, elle aurait donc besoin d'un Ordonna­teur suprême qui soit à la Sagesse et à la Vérité ce que A est à A, ou comme A est A. Le composé suppose le simple ; l'union suppose l'unité et l'iden­tité absolue. Quod causam non habet primum et imme­diatum est dit saint Thomas, Cont. Gent., 1. II, c. XV, § 2, c'est-à-dire : Ce qui n'a pas de cause doit être par soi et immédiatement (non pas par l'intermédiaire d'autre chose) l'Être même, ens per essentiam et non per participationem.

 

2. Valeur du fondement de ces preuves. - Toutes ces preuves reposent sur le principe de causalité : ce qui est, sans être par soi, dépend en dernière analyse d'une cause qui est par soi. La négation de ce principe implique contradiction, car « un être contingent incausé » serait en même temps par soi et non pas par soi; l'existence lui conviendrait sans pouvoir lui convenir, car ce serait un rapport positif de convenance de deux termes qui n'auraient rien de positif par où ils se conviendraient. Ce rapport de convenance de l'existence à un être contingent incausé est absolument inintelligible.

Kant a objecté : il est inintelligible pour nous, étant donnée la constitution de notre intelligence, mais il n'est peut-être pas absurde en soi.

A cela il faut répondre que l'absurde est ce qui répugne à l'existence, et il lui répugne parce qu'il est en dehors de l'être intelligible, objet de l'intelligence et sans aucun rapport possible avec lui. Par là l'absurde s'identifie avec ce qui est absolument inintelligible. C'est le cas de ce rapport de convenance entre deux termes qui ne se conviendraient nullement. En d'autres mots : l'union incausée du divers est impossible : « Qua secundum se diversa sunt non conveniunt in aliquod unam, nisi per aliquam causam adunantem ipsa » Ia, q. III, a. 7. On dit aussi commu­nément : causa unionis est unitas. L'union participe seulement à l'unité, car elle comporte une diversité d'éléments unis, et donc l'union suppose une unité supérieure. Un ange ou un grain de sable sortant du néant sans aucune cause, c'est là non pas seule­ment une affirmation gratuite comme celle d'un fait possible, dont on ignore l'existence, c'est une affirma­tion absolument inintelligible et absurde. Bref l'être par participation suppose nécessairement l'être par essence, et l'unité par participation suppose l'unité par essence.

Nous avons exposé plus longuement cette défense du principe de causalité ailleurs, cf. Dieu, son existence et sa nature, 6e éd., 1933, p. 83 sq., 98 sq., 170-181.

On peut reprendre la défense de ce principe, non plus secundum viam ascendentem inventionis, mais secundum viam judicii, en descendant de la notion d'Être par essence à celle d'être par participation. C'est ce que fait saint Thomas Ia, q. XLIV, a. I. Plusieurs aujourd'hui se placent à ce point de vue mais il faut commencer par la voie d'invention. Cf. C. Fabro, La difesa critica del principio di causa, Rivista di Filosofia neo-scolastica, 1936, p. 102-141, La nozione metafisica di participazione sec, s. Tom­maso, 1939.

La négation du principe de causalité n'est pas, il est vrai, une contradiction aussi évidente que si l'on disait : le contingent n'est pas contingent, ou le contingent existe nécessairement par soi. Comme le remarque saint Thomas, Ia, q. XLIV, a. I, ad Ium , en niant le principe de causalité, on ne nie pas la définition du contingent in 1° modo dicendi per se, mais on nie sa propriété immédiate in 1° modo dicendi per se selon la terminologie d'Aristote (Post Analyt., I. I, c. IV, lect. 10 S. Thomæ). Rejeter le second membre de cette distinction conduit à dire qu'on ne peut jamais déduire de la définition d'une chose ses propriétés, par ex. les propriétés du cercle. Et cette négation de la dépendance de l'être contingent à l'égard de sa cause, conduit à une véritable contra­diction, car elle conduit à affirmer que l'union incausée du divers est possible, que l'existence con­vient positivement à un sujet contingent incausé, bien qu'il n'y ait rien par où elle puisse lui convenir; ce serait affirmer la convenance positive et actuelle de deux termes qui ne se conviennent nullement, ce qui est à la fois absolument inintelligible et absurde, parce que en dehors de l'être intelligible et sans aucun rapport possible avec lui. En dehors des propositions très manifestement contradictoires il en a d'autres qui contiennent, comme dans le système de Spinoza, une contradiction moins évidente, et parfois même une contradiction cachée ; par ex. certains n'ont pas vu la contradiction de cette proposition : incorporalia possunt esse ex se in loco, et pourtant il répugne que l'esprit pur soit par lui-­même dans un lieu, car il est d'un ordre supérieur à l'espace (cf. S. Thomas, Ia, q. II, a. 1) : incorporalia non esse in loco est propositio per se nota apud sapientes tantum. Il y a même des contradictions dont la répugnance n'apparaît qu'à la lumière de la Révéla­tion divine, par ex. si quelqu'un disait qu'il y a quatre personnes en Dieu, c'est là une contradiction inévi­dente pour nous, mais évidente pour ceux qui savent de Dieu quid est, ce qu'il est, pour ceux qui ont la vision béatifique. Il y a bien des intermédiaires entre les contradictions absolument manifestes et les con­tradictions cachées ; la négation du principe de causalité approche beaucoup des contradictions in termi­nis absolument évidentes.

Si le principe de causalité ne peut être nié ou mis en doute, sans qu'on nie ou qu'on mette en doute celui de contradiction, il suit que les preuves classi­ques de l'existence de Dieu entendues dans leur vrai sens, ne peuvent être rejetées sans qu'on mette l'absurde à la racine de tout. Il faut choisir ou l'Être nécessaire et éternel qui seul peut dire : « je suis la vérité et la vie », ou bien l'absurdité radicale au principe de tout. Si Dieu est véritablement l'Être nécessaire, de qui tout dépend, il s'ensuit très évidemment que sans lui tout devient absurde, ou que l'existence de tout le reste devient impossible. De fait, si l'on ne veut pas admettre l'existence d'une cause suprême et éternelle, qui est l'Être même et la Vie même, on doit se contenter de l'évolution créatrice qui, n'ayant pas en soi sa raison d'être, ne peut être qu'une abstraction réalisée et une con­tradiction : un mouvement universel sans sujet distinct de lui, sans cause efficiente distincte de lui, sans direction déterminée, sans finalité, une évolution dans laquelle le plus parfait sort du moins parfait sans cause aucune. C'est contraire à tous les premiers principes de la pensée et du réel, aux principes de contradiction ou d'identité, de causalité efficiente et de finalité. Bref : sans l'Être nécessaire et éternel dont tout dépend, rien n'est et ne peut être. Affirmer, en niant l'existence de Dieu, l'existence de quoi que ce soit, c'est tomber dans une contradiction, qui n'apparaît pas toujours comme contradiction dans les termes ou immédiate, mais qui est pourtant, si on l'examine de près, une contradiction véritable. Si dans la doctrine de Spinoza beaucoup de conclusions, sans être immédiatement contradictoires dans les termes, le sont médiatement, à plus forte raison dans une doctrine athée qui nie l'existence de Dieu ; par suite l'agnosticisme qui doute de l'existence de Dieu peut être conduit de même à douter de la valeur réelle du principe de contradiction, premier principe de la pensée et du réel.

Telle est, selon l'école thomiste, la valeur des preuves classiques de l'existence de Dieu, telles que saint Thomas les a résumées dans la Somme théo­logique.

 

3. Point culminant vers lequel convergent les cinq preuves types de l'existence de Dieu. - Saint Thomas montre fort bien, Ia , q. III, a. 4, que ce sommet n'est autre que l'Être même subsistant. Ces cinq voies sont comme cinq arcs qui aboutissent à la même clef de voûte. Chacune en effet se termine à un attribut divin : premier moteur des corps et des esprits, première cause efficiente, premier nécessaire, être suprême, suprême intelligence qui dirige tout. Or chacun de ces attributs ne peut appartenir qu'à Celui qui est l'Être même subsistant, et qui seul peut dire : Ego sum qui sum.

Le premier moteur doit être son activité même, or le mode d'agir suit le mode d'être, il doit donc être l'Être même. - La cause première, pour être in­causée, doit avoir en elle la raison de sa propre existence. Or, elle ne peut se causer elle-même, car pour causer il faut être déjà. Elle n'a donc pas reçu l'existence, mais elle est l'existence même. - L'Être nécessaire implique aussi comme attribut essentiel l'existence, c'est-à-dire qu'il doit non pas seulement avoir l'existence, mais être son existence, ou l'exis­tence même. - L'Être suprême, absolument simple et parfait, ne saurait non plus participer à l'existence, mais il doit être l'Être par essence. - La première intelligence qui ordonne tout, ne peut elle-même être ordonnée à l'être et à la vérité comme à un objet distinct ; il faut qu'elle soit l'Être même toujours actuellement connu. Il faut qu'elle puisse dire, non seulement : « j'ai la vérité et la vie », mais « je suis la vérité et la vie ».

Tel est le terme des preuves thomistes de l'existence de Dieu, le terme de la métaphysique ascendante qui s'élève des choses sensibles à Dieu, via inventionis, et le point de départ de la sagesse supé­rieure qui juge de tout, d'en haut, par les raisons suprêmes des choses, via judicii; cf. Ia , q. LXXIX, a. 9.

On voit par là que dans cet ordre des suprêmes raisons des choses, la vérité fondamentale, selon le thomisme, est celle-ci : En Dieu seul l'essence et l'existence sont identiques. Cf. N. del Prado, De veritate fondamentali philosophicæ christianæ, 1811.

C'est là en effet le principe suprême de la dis­tinction réelle et essentielle de Dieu et du monde. Cette distinction réelle et essentielle apparaît d'abord parce que Dieu est immuable et le monde changeant (Ia , 2a , 3a via) ; elle se précise parce que Dieu est absolument simple et le monde composé (4a et 5a via) ; elle trouve sa formule définitive lorsque Dieu appa­raît comme Celui qui est, tandis que tout ce qui existe en dehors de lui est seulement par nature: susceptible d'exister, est composé d'essence et d'exis­tence. La créature n'est pas son existence, elle a l'existence après l'avoir reçue. Et si le verbe est exprime l'identité réelle du sujet et du prédicat, la négation n'est pas nie cette identité réelle.

Cela est vaguement saisi par le sens commun ou raison naturelle, qui a l'intuition confuse que le principe d'identité est la loi suprême du réel, comme il est celle de la pensée, et que la réalité suprême doit être à l'être, comme A est A, absolument une et immuable et par là même transcendante, réellement et essentiellement distincte de l'univers, qui, lui, est essentiellement divers et changeant. Ce point culmi­nant de la raison naturelle, ainsi précisé par la raison philosophique, est en même temps révélé en cette parole de Dieu à Moïse : Ego sum qui sum, Ex., III.

On s'explique dès lors que la 23e des XXIV thèses ait été formulée ainsi : Divina Essentia per hoc quod exercitae actualitati ipsius ESSE identificatur, seu per hoc quod est IPSUM ESSE SUBSISTENS, in sua veluti metaphysica ratione bene nobis constituta proponitur, et per hoc idem rationem nobis exhibet sure infinitatis in perfectione. Plus brièvement : Solus Deus est ipsum esse subsistens, in solo Deo essentia et esse sunt idem.

Mais cette proposition capitale qui revient constam­ment chez saint Thomas (cf. l'index de ses œuvres, la Tabula aurea, au mot Deus, n. 27), perd sa signi­fication profonde lorsqu'on se refuse, comme Scot et Suarez, à admettre la distinction réelle en toute créature de l'essence et de l'existence.

Selon saint Thomas et son école : « Dieu seul est son existence, l'existence même imparticipée ; la créature n'est pas son existence, elle a une existence partici­pée, reçue et limitée par la capacité réelle qui la reçoit, c'est-à-dire par son essence. » Cela est vrai en soi, avant la considération de notre esprit, et donc la composition d'essence et d'existence n'est pas seulement logique, mais réelle. (Cette proposition doit être d'une souveraine évidence, pour une créature intellectuelle qui voit Dieu immédiatement, qui voit l'Ipsum esse subsistens, et se compare avec lui.) S'il en était autrement, la créature n'étant plus un composé réel de puissance et acte, est acte pur, et ne se distinguerait plus réellement et essentiellement de Dieu. Cf. Garrigou-Lagrange, La distinction réelle et la réfutation du panthéisme, Revue thomiste, oct. 1938.

Cette vérité capitale n'est pas le moins du monde mise en doute par les thomistes, qui ont vu le formel constitutif de la nature divine, selon notre mode imparfait de connaître, dans l'intelligere subsistens, plutôt que dans l'ipsum esse subsistens. La différence de ces deux manières de voir est du reste moins grande qu'il ne paraît tout d'abord, car même les thomistes qui tiennent pour l'ipsum esse subsistens, enseignent d'abord avec saint Thomas, Ia , q. III, a. 1 et 2, que Dieu n'est pas un corps, mais un pur esprit ; c'est ensuite qu'il montre qu'il est l'Être même subsistant dans sa spiritualité absolue au sommet de tout, et qu'il est l'intelligence suprême et la vérité même qui ordonne tout (4a et 5a via).

Enfin tous les thomistes s'accordent à reconnaître que, s'il s'agit du formel constitutif de Dieu, non pas selon notre mode imparfait de connaître, mais tel qu'il est en soi, ce n'est ni l'ipsum esse subsistens, ni l'ipsum intelligere subsistens, mais la Déité même, qui ne peut être positivement connue ut in se est, que si elle est vue immédiatement, par la vision béatifique. En effet tandis que l'ipsum esse subsistens ne contient qu'actu implicite les attributs divins qu'il faut progressivement déduire de lui, la Déité, telle qu'elle est en soi, contient actu explicite tous ces attributs dans son éminente simplicité ; et les bien­heureux qui la voient immédiatement n'ont nul besoin évidemment de déduire d'elle les différentes perfections divines.

Nous sommes ainsi conduits à dire ce qu'est, selon saint Thomas et les thomistes, l'éminence de la Déité telle qu'elle est en soi et comment elle peut être connue.

 

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CHAPITRE III - L'ÉMINENCE DE LA DÉITÉ

Cette question est traitée par saint Thomas et ses commentateurs Ia, q. XII et XIII ; nous soulignerons ce qui s'y trouve de capital et de caractéristique, à propos 1° de la vision béatifique, et 2° de la connaissance analogique de Dieu.

 

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ARTICLE 1. - Le caractère essentiellement surnaturel de la vision béatifique, Ia, q. XII.

La Déité ou l'essence divine telle qu'elle est en soi ne peut être naturellement connue par aucune intelli­gence créée ou créable. L'intelligence créée peut bien atteindre Dieu, comme être et Premier être, sub ratione communi et analogica entis mais par ses forces naturelles elle ne peut atteindre positivement et proprement la Déité, Deum sub ration Deitatis, Dieu dans sa vie intime, et surtout elle ne peut par, ses seules forces naturelles voir Dieu immédiatement ou l'atteindre sicuti est, sub ratione Deitatis clare visæ. Deum nemo vidit unquam, Joa., I, 18 ; Lucem habitat inaccessibilem, I Tim., VI, 16.

C'est là pour saint Thomas et son école une impos­sibilité absolue, qui dépend, non pas des décrets libres de Dieu, comme certains l'ont pensé, mais de la transcendance de sa nature. La raison en est que l'objet propre de l'intelligence créée c'est l'être intelli­gible qui lui est proportionné, c'est-à-dire tel qu'il apparaît dans le miroir des créatures, pour l'homme in speculo sensibilium, pour l'ange in speculo rerum spiritualium. Les facultés sont en effet spécifiées par leur objet formel, Ia, q. LXXVII, a. 3, l'intelligence humaine (naturellement unie aux sens à cause de sa faiblesse) par l'être intelligible des choses sensibles, l'intelligence angélique plus vigoureuse par l'être intelligible des réalités spirituelles, l'intelligence di­vine par l'essence divine elle-même, Ia, q. XII, a. 4. Dire que l'intelligence, créée par ses seules forces naturelles, peut atteindre positivement et propre­ment l'essence divine, la Déité, et surtout la voir immédiatement, c'est dire qu'elle est spécifiée par le même objet formel que l'intelligence divine ; c'est dire que la créature intellectuelle est de même nature que l'intelligence divine, que Dieu même, qu'elle est un Dieu créé et fini, ce qui est contradictoire ; c'est la contradiction du panthéisme, qui confond la nature divine et les natures créées, et qui oublie que Dieu est Dieu et que la créature est créature. Il s'ensuivrait aussi que notre élévation à l'ordre de la grâce serait impossible, car déjà notre âme spiri­tuelle par sa nature même serait, comme on le dit de la grâce sanctifiante, une participation formelle de la nature divine, et donc déjà notre intelligence naturelle atteindrait au moins l'objet formel de la foi infuse, et notre volonté naturelle atteindrait de même l'objet formel de l'espérance infuse et celui de la charité infuse ; dès lors ces vertus ne seraient plus essentiellement surnaturelles ou d'un autre ordre. Elles seraient seulement accidentellement infuses, comme la géométrie infuse. Il faudrait en dire autant pour l'ange.

Cette impossibilité pour une intelligence créée ou créable d'atteindre par ses seules forces positivement et proprement l'essence divine et surtout de la voir immédiatement est donc pour les thomistes une impossibilité absolue, métaphysique et physique, fondée sur la transcendance de la nature divine : les effets créés naturellement connaissables sont absolu­ment inadéquats à la perfection souveraine de Dieu et ne peuvent nous la manifester telle qu'elle est en soi. Cf. Ia, q. XII, a. 12 : creaturæ sensibiles sunt effectus Dei, virtutem causæ non adæquantes. Unde ex sensibilium cognitione non potest tota Dei virtus co­gnosci, et per consequens nec ejus essentia videri. De même les créatures spirituelles sont des effets de Dieu inadéquats à sa puissance. Voir aussi Contr. Gent. l. I, c. 3.

Selon saint Thomas et son école, l'impossibilité de voir Dieu naturellement ne provient donc pas, comme le veut Duns Scot, d'un décret de la liberté divine, mais de la transcendance de la nature divine. Pour Scot, Dieu aurait pu vouloir que l'intelligence hu­maine puisse le voir naturellement, que la lumière de gloire et la vision béatifique soient une propriété de notre nature ou de celle de l'ange, mais de fait il ne l'a pas voulu ; ainsi la distinction, de l'ordre de la nature et de l'ordre de la grâce serait contin­gente et reposerait sur un décret libre de Dieu. Cf. Scot, In Iam Sent., dist. III, q. III, n. 24, 25. Il reste que pour Scot il y a en notre âme un appétit naturel inné de la vision béatifique Prolog. Sent., q. I, et In IVum Sent., dist. XLIX, q. X. On retrouve un vestige de cette doctrine scotiste dans la puissance obédientiele active de Suarez, De gratia, 1. VI, c. V.

A cela les thomistes répondent : un appétit naturel inné de la vision béatifique, et aussi une puissance obédientielle active seraient à la fois quelque chose d'essentiellement naturel (comme propriété de notre nature) et d'essentiellement surnaturel (comme spéci­fié par un objet essentiellement surnaturel). Aussi les thomistes n'admettent-ils qu'une puissance obédien­tielle passive ou aptitude de l'âme et de ses facultés à être élevée à l'ordre de la grâce. De plus ils disent généralement que le désir naturel de voir Dieu, dont parle saint Thomas, Ia, q. XII, a. 1, ne peut pas être un désir inné, mais élicite (postérieur à un acte naturel de connaissance) et un désir non pas absolu et efficace, mais conditionnel et inefficace, qui n'est réalisé que si Dieu veut gratuitement nous élever à l'ordre surnaturel. L'Église a condamné du reste en 1567 la doctrine de Baïus qui admettait un désir efficace ou d'exigence, tel que l'élévation à l'ordre de la grâce serait due, debita, à l'intégrité de notre nature, et non pas gratuite, ce qui conduit à la confu­sion des deux ordres, cf. Denz.-Bannw., n. 1021. Un désir naturel efficace serait un désir d'exigence, la grâce serait due à la nature.

Souvent saint Thomas a parlé du désir conditionnel et inefficace en général, c'est le primum velle, anté­rieur à l'intention efficace de la fin. Il en parle plusieurs, fois, à propos de celle-ci. Tel par exemple chez l'agriculteur, le désir réel mais inefficace de la pluie, ou encore chez le marchand qui pendant un naufrage voudrait conserver ses marchandises, au lieu de les jeter à la mer. Ia IIae , q. VI, a. 6. Saint Thomas parle de même de la volonté divine antécédente, conditionnelle et inefficace du salut de tous les hommes ; si elle était efficace tous seraient sauvés. Ia , q. XIX, a. 6, ad Ium.

Le désir naturel et inefficace de voir Dieu, Ia , q. XII, a. 1, provient de ce que notre intelligence cherche naturellement à connaître ce qu'est la cause première des choses créées ; or elle ne connaît naturellement cette cause que par des concepts analogiques très imparfaits et multiples, qui ne peuvent manifester la nature de la cause première telle qu'elle est en soi, en son absolue perfection et sa souveraine simplicité. En particulier ces concepts limités et multiples ne peuvent montrer l'intime conciliation des attributs divins, de la justice et de la miséricorde, de la bonté toute puissante et de la permission du mal physique et moral. D'où le désir naturel conditionnel et ineffi­cace de voir Dieu immédiatement, si Dieu voulait gratuitement nous élever à cette vision immédiate.

L'objet de ce désir naturel inefficace n'est pas for­mellement surnaturel, mais matériellement seule­ment, disent les thomistes, car c'est sous la lumière naturelle de la raison qu'on connaît que cet objet est désirable, et ce qu'on désire ici c'est la vision immé­diate de Dieu auteur de la nature, dont l'existence est naturellement connue ; il ne s'agit pas du désir surnaturel d'espérance ou de charité, qui, sous la lumière de la foi, se porte vers la vision de Dieu trine et auteur de la grâce. Cf. Salmanticenses, In Iam q. xII, a. I, n. 75, 77. Ainsi est sauvegardé le principe : les actes sont spécifiés par leur objet formel, qui doit être du même ordre qu'eux. Il n'en serait pas de même s'il s'agissait d'un désir inné, ad modum pon­deris naturæ, antérieur à la connaissance naturelle et spécifié par un objet formellement surnaturel.

Ce désir naturel est un signe de la possibilité de la vision béatifique ; il fournit en faveur de cette possi­bilité un argument de convenance très profond et qu'on peut toujours approfondir, mais non pas un argument apodictique. Tel est du moins le senti­ment commun des thomistes, car il s'agit ici de la possibilité intrinsèque d'un don essentiellement sur­naturel, de la vie éternelle, et ce qui est essentiellement surnaturel ne peut être naturellement démontré. Les mystères essentiellement surnaturels dépassent la portée des principes de la raison naturelle. Le concile du Vatican condamnera la doctrine selon laquelle mysteria proprie dicta possunt per rationem rite ex­cultam e naturalibus principiis intelligi et demonstrari. Denz.-Bannw., n. 1816 et 1795. De même nous ne pouvons démontrer positivement la possibilité de la Trinité. Tout ce que l'intellect créé, humain ou angé­lique par ses seules forces peut prouver ici, c'est que les mystères essentiellement surnaturels, comme celui de la vie éternelle, ne sont pas impossibles, en ce sens que leur impossibilité ne saurait être démontrée.

Les thomistes s'accordent généralement à ad­mettre cette proposition : possibilitas et a fortiori existentia mysteriorum essentialiter supernaturalium non potest naturaliter probari, nec improbari, sed suadetur argumentis convenientire et sola fide firmiter tenetur. Cf. Salmanticenses, In Iam , disp. I, dub. 3. C'est ce que nous avons établi plus longuement ailleurs, cf. Garrigou-Lagrange, De Deo uno, 1938, p. 264-269.

A la suite de saint Thomas toute son école tient aussi que le don gratuit de la lumière de gloire est absolument nécessaire pour voir Dieu immédiatement. Ia , q. XII, a. 5. Il est en effet absolument nécessaire que la faculté intellectuelle créée (angélique ou hu­maine), qui est intrinsèquement incapable de voir Dieu immédiatement, si elle est appelée à le voir, en soit rendue capable par un don qui l'élève à une vie toute nouvelle et qui surélève jusqu'à sa vitalité, de telle sorte que la vitalité de nos actes essentiellement surnaturels soit elle-même surnaturelle, vita nova, c'est ce qui montre toute l'élévation de la vie éter­nelle qui dépasse non seulement toutes forces mais toutes les exigences de toute nature créée ou créable. Cf. Jean de Saint-Thomas sur la vitalité de la vision béatifique, In Iam, q. XII, disp. XIV, a. 2, n. 17, 18, 23. Ici les thomistes diffèrent notablement de Suarez, De gratia, l. VI, c. V, et de Vasquez. Voir aussi les Salmanticenses, In Iam, q. XII, disp. IV, dub. 4 et 5.

Saint Thomas et son école tiennent enfin au sujet de la vision béatifique qu'elle exclut toute idée créée, omnem speciem creatam, même toute idée infuse si parfaite qu'on la suppose. Iam, q. XII, a. 2. En effet une idée créée n'est intelligible que par participation, et par suite elle ne peut manifester tel qu'il est en soi Celui qui est l'Être même et l'ipsum intelligere subsistens, un pur éclair intellectuel éternellement sub­sistant.

Sans l'intermédiaire d'aucune idée créée, la vision béatifique atteint Dieu tel qu'il est en soi ; elle ne peut cependant le comprendre comme il se comprend infiniment lui-même, ou le connaître autant qu'il est connaissable, c'est ainsi qu'elle ne peut découvrir en lui la multitude infinie des êtres possibles qu'il peut produire. Elle l'atteint immédiatement, mais finito modo, avec une pénétration limitée et proportionnée au degré de charité ou du mérite in via. Ainsi dit saint Thomas, Ia, q. XII, a. 7, un disciple peut saisir tout un principe (sujet, verbe, attribut) sans saisir aussi bien que son maître la portée de ce principe, et surtout sans l'atteindre totaliter, c'est-à-dire sans .voir: tout ce qu'il contient virtuellement.

 

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ARTICLE 2. - La connaissance analogique de Dieu Ia, q. XIII.

Si la Déité telle qu'elle est en soi, ne peut être connue naturellement, ni même surnaturellement in via, tant que nous n'avons que la foi infuse fondée sur la révélation divine, comment peut-elle être connue imparfaitement, de telle façon que cette connaissance quoiqu'imparfaite soit certaine et même immuable comme les vérités de foi ?

C'est la question de la valeur de la connaissance analogique (naturelle et surnaturelle) de Dieu, ques­tion sur laquelle les thomistes, les scotistes et Suarez ne sont pas parfaitement d'accord, car ils ne conçoi­vent pas de même l'analogie. Scot, on le sait, tend à admettre et même admet une certaine univocité entre Dieu et les créatures (Op. Oxon., I, d. III, q. II, n. 5 sq. ; d. V, q. I ; d. VIII, q. III) et Suarez a certainement subi son influence sur ce point (cf. Disp. Met., II, sect. 2, n. 34 ; XV, sect. 9 ; XXX et XXXI).

Quel est l'enseignement de saint Thomas et de son école ? Il est exposé surtout Ia, q. XIII ; tous les articles de cette question montrent l'éminence de la Déité, et ils peuvent se résumer dans une formule qui est devenue courante : les perfections divines sont en Dieu, non pas seulement virtualiter, mais formali­ter eminenter.

Quel est le sens exact de cette formule générale­ment reçue ? On le voit par les cinq premiers articles de Ia q. XIII que nous venons de citer. Ils expriment une doctrine qui s'élève au milieu et au dessus de deux positions opposées entre elles : celle des nomina­listes qui aboutit à l'agnosticisme en renouvelant l'opinion attribuée à Maimonides (Rabbi Moyses) et un certain anthropomorphisme, qui cherche à sub­stituer à l'analogie un minimum d'univocité.

Saint Thomas montre en effet dans les trois pre­miers articles de cette question :

a) que les perfections absolues (perfectiones simpliciter simplices) dont le constitutif formel n'implique pas imperfection et qu'il vaut mieux avoir que ne pas avoir, comme l'être, la vérité, le bien, la sagesse, l'amour, sont en Dieu formellement, car elles sont en lui substantialiter et proprie : d'abord substantiellement et non seule­ment d'une façon virtuelle et causale, car « Dieu est bon » ne signifie pas seulement qu'il est cause de la bonté des créatures ; à ce compte en effet, on pourrait dire que Dieu est corps, car il est cause des corps (a. 2) ; de plus ces perfections absolues sont en Dieu proprement, c'est-a-dire selon leur sens propre et non seulement selon un sens métaphorique, comme lors­qu'on dit que Dieu est irrité (a. 3).

La raison de cette double assertion, c'est que les perfections absolues à la différence des perfections mixtes ne comportent aucune imperfection dans leur raison formelle, in suo significato formali, bien qu'elles existent toujours selon un mode fini dans les créatures. Il est manifeste en effet que la cause première doit avoir éminemment toutes les perfec­tions des créatures, qui n'impliquent pas imperfec­tion et qu'il vaut mieux avoir que ne pas avoir. S'il en était autrement, la cause première n'aurait pu donner ces perfections aux créatures, car la perfection de l'effet doit se trouver dans la cause, et l'on ne peut la refuser à la cause première que si cela mettait en elle une imperfection. Ce point est communément admis par les théologiens. Les perfections absolues sont donc en Dieu substantiellement et au sens propre ou formellement.

b) Les noms qui expriment ces perfections abso­lues : être, vérité, bonté, etc., ne sont pas synonymes (a.4). Cette assertion qui est commune aux thomistes, aux scotistes et aux suaréziens, s'oppose aux nomi­nalistes qui prétendaient qu'il n'y a qu'une distinc­tion de raison raisonnante et quasi verbale entre les attributs divins, comme entre Tullius et Cicéron, parce que ces attributs s'identifient réellement en Dieu. S'il en était ainsi, comme on écrit indifférera­ment Cicéron à la place de Tullius et inversement, de même on pourrait indifféremment écrire justice divine pour miséricorde, et dire que Dieu punit par miséricorde et pardonne par justice, on aboutirait ainsi à l'agnosticisme complet, selon lequel Dieu est absolument inconnaissable.

c) Les perfections absolues sont attribuables à Dieu et aux créatures, non pas de façon univoque, ni de façon équivoque, mais analogiquement. Ceci précise l'expression reçue : formaliter eminenter, qui dès lors veut dire : formaliter non univoce, sed analo­gice. Saint Thomas en donne une raison profonde (a. 5) en ces termes qu'il faut citer dans sa langue à lui :

Omnis effectus non adaequans virtutem causa : recipit similitudinem agentis non secundum eamdem rationem (c'est-à-dire par le contexte : non univoce), sed defi­cienter ; ita quod id quod divisim et multipliciter est in effectibus, in causa est simpliciter et eodem modo... Omnes rerum perfectiones, quæ sunt in rebus creatis divisim et multipliciter, præexistunt in Deo unite et simpliciter.

Ce texte est très important ; il montre ce qu'est l'analogie pour saint Thomas, et l'on sait que Suarez ne lui est pas resté fidèle sur ce point. Les suaréziens définissent souvent ainsi l'analogie : analoga sunt quorum nomen est commune, ratio vero per nomen significata est SIMPLICITER EADEM, et SECUNDUM QUID DIVERSA. Les thomistes disent au contraire : analoga sunt quorum nomen est commune, ratio vero per nomen significata est SIMPLICITER QUIDEM DIVERSA in analo­gatis, et SECUNDUM QUID EADEM, id est similis secun­dum quamdam proportionem, seu PROPORTIONALITER EADEM. Cf. Cajetanum, De Analogia nominum, c. 5 et 6 ; N. del Prado, De verita fundamentali philo­sophiæ christianæ, 1911, p. 196 ss.

Cette dernière formule coïncide parfaitement avec le texte de saint Thomas que nous venons de citer. Ia, q. XIII, a. 5. Dans le même article, il dit une seconde fois : Non secundum eamdem rationem hoc nomen sapiens, de Deo et de homme dicitur. La sagesse est seulement proportionnellement semblable en Dieu et en l'homme, car en Dieu c'est une connais­sance supérieure qui est cause des choses, tandis qu'en nous c'est une connaissance supérieure causée ou mesurée par les choses. Et ainsi en est-il des autres perfections absolues.

Cette manière de parler de saint Thomas est tout à fait conforme avec ce qu'on enseigne communément en logique sur la distinction de l'analogue et de l'univoque. Ainsi on dit que le genre animal ou l'animalité est univoque, car elle désigne partout un même caractère, rationem simpliciter eamdem : un corps doué de vie sensitive, bien que le ver n'ait pas les cinq sens extérieurs comme les animaux supérieurs. Au contraire le nom analogique de con­naissance exprime une perfection essentiellement variée (simpliciter diversa), qui n'est que propor­tionnellement semblable dans la sensation et l'intel­lection, en ce sens que la sensation est au sensible, comme l'intellection à l'intelligible. De même l'amour n'est que proportionnellement semblable, suivant qu'il est sensitif ou spirituel. C'est pourquoi une perfection analogue, selon les thomistes, à l'opposé d'une perfection univoque, ne peut s'abstraire par­faitement des analogués, car elle exprime une simili­tude de proportions qui ne se conçoit pas, sans qu'on conçoive actu implicite les membres de cette proportionnalité. Tandis qu'on peut abstraire parfaitement du lion et du ver de terre l'animalité ou le caractère d'un corps doué de vie sensitive, on ne peut abstraire parfaitement de la sensation et de l'intellection la connaissance. C'est pourquoi il est difficile de définir la connaissance en général de façon à ce que cette définition s'applique à la connaissance sensitive, à l'intellection humaine et l'intellection incréée.

De ce que la perfection analogique est seulement proportionnellement semblable, il suit, comme le note saint Thomas, De veritate, q. II, a. II, qu'il peut y avoir une distance infinie entre deux analogués, bien que la notion analogique se vérifie encore au sens propre, et non pas seulement au sens métaphorique dans les deux ; ainsi il y a une distance infinie entre l'être créé et l'être incréé, entre la sagesse humaine et la sagesse divine, bien que l'une et l'autre soit sagesse au sens propre du mot. Cela ne doit pas nous surprendre, car il y a déjà une distance immense, sine mensura, entre la sensation et l'intellection, qui, malgré leur différence essentielle, sont connaissance au sens propre de ce mot.

De plus la terminologie de saint Thomas et la définition thomiste de l'analogie, sont pleinement conformes à ces paroles du IVe concile de Latran : Inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin sit semper major dissimilitudo notanda. Denz.-Bannw., n. 432. Ce qui revient à dire que la perfection analogique est simpliciter diversa dans les analogués, et secundum quid ou proportionaliter ea­dem, et non pas inversement.

Tout cela montre que lorsqu'on dit communément « les perfections absolues sont formellement en Dieu » cela doit s'entendre : formaliter, non univoce, sed analogice, attamen proprie et non solum metaphorice; ainsi déjà dans l'ordre créé, la sensation et l'intel­lection sont dites analogiquement mais proprement connaissances. Ainsi, dans la formule reçue formaliter eminenter, s'explique le premier adverbe ; reste à voir comment s'explique le second.

d) Que signifie eminenter, dans cette expression généralement admise formaliter eminenter ? - Il suit de ce qui précède, selon les thomistes, que le mode très éminent selon lequel les attributs divins sont en Dieu reste caché ; il n'est connu ici-bas et exprimé que de façon négative et relative, ainsi nous disons : sagesse non limitée, sagesse suprême, sagesse souve­raine. Aussi dit saint Thomas : Cum hoc nomen sapiens de homine dicitur, quodammodo describit et comprehendit rem significatam (distinctam ab essentia hominis, ab ejus esse, ab ejus potentia, etc.), non autem cum dicitur de Deo ; sed relinquit rem significa­tam ut incomprehensam et excedentem nominis signi­ficationem. Ia, q. XIII, a. 5. Ainsi s'explique déjà l'adverbe eminenter dans l'expression formaliter emi­nenter, mais il faut préciser encore.

De ce qui a été dit, il suit, contre Scot, que entre les perfections divines il ne peut y avoir une distinction formelle actuelle ex natura rei. Cette distinction, en effet, telle que Scot l'admet, est plus que virtuelle, car elle est antérieure à la considération de notre esprit. Or, une distinction qui précède la considération de notre esprit, si petite qu'elle soit, est déjà réelle, in ipsa re, extra animam; elle est par suite inconciliable avec la souveraine simplicité de Dieu. Et le concile de Flo­rence affirme : In Deo omnia sunt unum et idem, ubi non obviat relationis oppositio. Denz-Bannw., n. 703.

On ne peut donc admettre entre les attributs divins, qu'une distinction virtuelle, et même virtuelle mineure, en tant qu'un attribut contient les autres actu implici­te, non vero explicite. Il les contient plus qu'un genre ne contient ses espèces, car le genre ne contient pas acta implicite les différences spécifiques qui lui sont extrin­sèques, mais seulement virtualiter. Il faut cependant maintenir, contre les nominalistes, que les noms divins ne sont pas synonymes, que par ex. la justice et la miséricorde n'ont pas seulement entre elles une di­stinction quasi verbale comme Tullius et Cicéron.

Alors se pose pour les thomistes la question diffi­cile : comment les perfections divines s'identifient-­elles réellement en Dieu, sans se détruire, mais en restant en lui formellement (c'est-à-dire substantielle­ment, proprement et sans être synonymes). Il s'agit ici de la difficile conciliation de ces deux adverbes formaliter eminenter. Il peut paraître que le second détruit le premier. On comprend sans doute facile­ment que les sept couleurs de l'arc-en-ciel soient éminemment dans la lumière blanche, mais elles n'y sont que virtuellement (eminenter virtualiter) et non pas formellement ; en effet la lumière blanche n'est pas formellement bleue ni rouge, tandis que Dieu et même la Déité est formellement vraie, bonne, intelli­gente, miséricordieuse. Dire qu'elle ne l'est que virtuellement (comme elle est virtuellement corporelle, parce qu'elle peut produire les corps), c'est revenir à l'erreur attribuée à Maimonide, et réfutée plus haut.

Comment les perfections divines peuvent-elles être formellement en Dieu, si elles s'identifient en lui ? Scot a répondu ; elles ne peuvent être formellement en Dieu que si en lui-même elles sont formellement distinctes, avant la considération de notre esprit. Cajétan a profondément examiné ce problème : comment les perfections divines peuvent-elles s'identifier, sans se détruire, et la solution qu'il en a donnée a été admise généralement par les thomistes comme con­forme à la doctrine même de saint Thomas. In Iam q. XIII, a. 5, n. 7, il dit en substance : la sagesse et la miséricorde se détruiraient ou disparaîtraient si la première était identifiée formellement à la seconde ou la seconde à la première ; mais elles ne se détruisent point et ne disparaissent point si elles sont identifiées à la perfection éminente d'ordre supérieur, qu'est la Déité, elles peuvent être en elle formaliter eminenter. Il dit exactement, ibid.:

Sicut res, quæ est sapientia, et res quæ est justitia in creaturis, elevantur in unam rem superioris ordinis, scilicet Deitatem, et ideo sunt una res in Deo ; ita ratio formalis sapientiæ et ratio formalis justitiæ elevan­tur in unam rationem formalem superioris ordinis, scilicet rationem propriam Deitatis, et sunt una numero ratio formalis, eminenter utramque rationem continens, non tantum virtualiter ut ratio lucis continet rationem caloris, sed formaliter... Unde subtilissime divinum sancti Thomæ ingenium, ex hoc... intulit : Ergo alia est ratio sapientiæ in Deo, et alia sapientiæ in creaturis.

C'est-à-dire, comme le formule Cajétan, ibid., n. 15 : non est una ratio simpliciter, sed proportionaliter una, comme il le dit dans son traité De analogia nominum, c. 6. La Déité apparaît ainsi en sa raison formelle absolument éminente, supérieure à l'être, à l'unité, à la vérité, à la bonté, à la sagesse, à l'a­mour, à la miséricorde, à la justice, et c'est pourquoi elle peut les contenir éminemment et formellement. Cela revient à dire ce qui est admis par tous les théologiens, que la Déité telle qu'elle est en soi et clare visa contient actu explicite toutes les perfections divines, et, en la voyant, les bienheureux n'ont certes pas besoin de déduire ces perfections, tandis que Dieu conçu comme l'Être même subsistant ne contient que actu implicite les attributs divins qu'il faut progressivement déduire de lui.

Les paroles de Cajétan que nous venons de rappor­ter donnent bien le sens thomiste de l'expression formaliter eminenter; formaliter signifie à la fois substantialiter et non solum causaliter, proprie et non solum metaphorice, attamen analogice. Eminenter exclut la distinction formelle actuelle des attributs divins et exprime leur identification, ou mieux leur identité en la raison formelle éminente de Déité, dont le mode propre, qui en soi nous reste caché, ne peut être connu in via que négativement et relativement. C'est ainsi que l'on dit : c'est un monde transcendant qui exclut toute distinction réelle et formelle anté­rieure à la considération de notre esprit, de telle sorte qu'il n'y a en Dieu de distinction réelle que celle des personnes divines opposées entre elles : In Deo omnia sunt unum et idem ubi non obviat relationis oppositio. Conc. Florent., Denz.-Bannw., n. 703.

Telle est selon les thomistes l'éminence de la Déité. Cette doctrine est équivalemment exprimée en ces textes de saint Thomas, Ia, q. XIII, a. 4 :

Hæ: quidem perfectiones in Deo praexistunt unite et simpliciter, in creaturis vero recipiuntur divise et multipliciter... Ita variis et multiplicibus conceptibus intellectus nostri respondet unum omnino simplex, secundum hujusmodi conceptiones imperfecte intel­lectum. Ia, q. XIII, a. 4, et encore : Rationes plures horum nominum non sunt cassæ et vanæ, quia omnibus eis respondet unum quid simplex, per omnia hujusmodi multipliciter et imperfecte repræsentatum. Ibid., ad 2um , De même, art. 5, corp.

Les attributs divins s'identifient donc sans se dé­truire dans l'éminence de la Déité. Ils sont en elle formellement, mais pas formellement distincts.

Bien plus les perfections divines, loin de se détruire, en s'identifiant dans l'éminence de la Déité, sont en elle, et seulement en elle, à l'état pur sans aucun mélange d'imperfection. Ainsi Dieu seul est l'Être même par essence, l'Intellection subsistante, la Bonté par essence, l'Amour subsistant.

Cette identification est plus facile à expliquer pour les perfections qui sont dans la même ligne et qui n'ont entre elles qu'une distinction virtuelle extrin­sèque, fondée non pas en Dieu mais sur les créatures. Ainsi l'intelligence divine, l'intellection divine et la vérité divine toujours connue s'identifient manifeste­ment, dès lors que Dieu apparaît comme l'intellection subsistante, ipsum intelligere subsistens.

Il est plus difficile d'expliquer l'identification des perfections qui appartiennent à des lignes différentes, comme l'intellection et l'amour, ou encore comme la justice et la miséricorde. Cependant ce qui précède montre qu'elles s'identifient dans la Déité, qui est éminemment et formellement intellection et amour, miséricorde et justice. Des expressions comme « lu­mière de vie », « connaissance affective », « regard aimant », « amour terrible et doux » font pressentir cette identification, qui ne peut être clairement connue que par la vision béatifique dont l'objet propre et immédiat est Deitas clare visa, super ens, super unum etc. C'est ce que les grands mystiques, comme la Bienheureuse Angèle de Foligno appellent « la grande ténèbre », car la splendeur éclatante donne l'impression de l'obscurité à l'esprit encore trop faible pour la supporter, comme le soleil paraît obscur à l'oiseau de nuit.

Pour la même raison il n'y a pas de distinction formelle-actuelle, mais seulement une distinction virtuelle-mineure entre l'essence divine et les rela­tions divines qui constituent les trois personnes divines, par ex. entre la nature divine communicable et la paternité incommunicable au Fils et au Saint-­Esprit. C'est ce qui fait dire à Cajétan :

Secundum se, non quoad nos loquendo, est in Deo unica ratio formalis, non pure absoluta, nec pure respectiva, non pure communicabilis,, nec pure incom­municabilis, sed eminentissime ac formaliter continens et quidquid absolutæ perfectionis est et quidquid Trinitas respectiva exigit... Quoniam res divina prior est ente et omnibus differentiis ejus : est enim super ens et super unum, etc. In Iam, q. XXXIX, a. I, n. 7.

Pour la même raison la réalité divine telle qu'elle est en soi est supérieure à l'absolu et au relatif qu'elle contient formrellement-éminemment.

 

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ARTICLE 3. - Corrolaires.

De cette haute doctrine de l'éminence de la Déité dérivent une foule de corollaires. Nous en noterons ici trois très importants en dogmatique.

a) On voit par là que la raison par ses seules forces, en constatant ainsi la transcendance et l'inaccessibi­lité de la Déité, peut démontrer l'existence en Dieu d'un ordre de vérité et de vie qui reste inaccessible à toute connaissance naturelle créée, c'est-à-dire d'un ordre de vérité et de vie surnaturelles ; la raison ne l'atteint ainsi que négativement, comme l'existence de quelque chose qui est naturellement inaccessible. Cela revient à dire que la Déité, objet propre de l'intelligence divine, dépasse manifestement les forces naturelles de toute intelligence créée et créable. C'est ce que dit saint Thomas, Cont. Gent., l. I, c. III, n. 3 Quod sint aliqua intelligibiliorum divinorum, quæ humanaæ rationis penitus excedunt ingenium, mani­jestissimum est. Quelques lignes plus bas, il montre que la Déité comme telle est inaccessible à la connais­sance naturelle des anges. Nous avons longuement développé ailleurs cette conséquence, cf. De Revela­tione, t. I, c. XI, p. 347-354.

b) Il suit encore de là que la grâce sanctifiante, qui est définie « une participation de la nature divine », est vraiment une participation physique, formelle et analogique de la Déité telle qu'elle est en soi, et non pas seulement telle qu'elle est conçue par nous, comme Être subsistant, ou Intellection subsistante. C'est pourquoi la grâce sanctifiante consommée sera prin­cipe radical de la vision béatifique qui atteint la Déité sicuti est. De ce point de vue supérieur on voit qu'il ne faut pas accorder trop d'importance à la question : la grâce est-elle une participation de l'infinité divine ; certainement elle n'est pas subjecti­vement une participation de l'infinité divine, car participation dit limitation ; mais elle nous ordonne à voir sicuti est la Déité, dont elle est la participation formelle.

Déjà les minéraux ressemblent analogiquement à Dieu comme être, les plantes lui ressemblent en tant qu'elles ont la vie, l'homme et l'ange par nature lui ressemblent en tant qu'ils sont intelligents, la grâce seule lui ressemble en tant que Dieu est Dieu, selon sa Déité, dont la grâce est une participation.

c) Enfin cette doctrine de l'éminence de la Déité, explique pourquoi nous ne pouvons in via connaître l'intime conciliation de la volonté salvifique univer­selle et de la gratuité de la prédestination. Ce serait connaître comment se concilient intimement dans l'éminence de la Déité l'infinie miséricorde, l'infinie justice et la suprême liberté, qui a miséricordieuse­ment choisi celui-ci plutôt que celui-là.

Cette contemplation théologique de l'éminence de la Déité, si elle est unie à l'amour de Dieu, peut disposer à recevoir la contemplation infuse, qui pro­cède de la foi vive éclairée par les dons d'intelligence et de sagesse ; celle-ci atteint dans l'obscurité d'une façon supérieure et ineffable la Déité, que saint Paul, I Tim., VI, 16, appelle « la lumière inaccessible, que nul homme n'a vue ni ne peut voir », tant qu'il n'a pas reçu la lumière de gloire.

 

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CHAPITRE IV - LA SCIENCE DE DIEU

La doctrine de saint Thomas sur la science ou la connaissance intellectuelle de Dieu, si on la consi­dère en ses principes, se ramène à ces lignes essen­tielles. Cf. Ia, q. XIV.

 

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ARTICLE I. - La science de Dieu en général.

L'immatérialité est la raison pour laquelle un être est connaissant, et plus il est immatériel, plus il est connaissant. Or, Dieu est souverainement immaté­riel, car il dépasse non seulement les limites de la matière, mais toute limite d'essence, puisqu'il est l'Être même, infiniment parfait. Il est donc souverainement intelligent. A. I.

Il se connaît lui-même et se comprend autant qu'il est connaissable, c'est-à-dire infiniment, a. 2 et 3 ; bien plus, comme il est Acte pur, il n'y a pas en lui une faculté intellectuelle distincte de l'acte d'intel­lection, et de l'objet divin connu, mais il est la Pensée même ou l'intellection éternellement subsis­tante. Pour se connaître, il n'a pas besoin comme nous de se former une idée de lui-même, un verbe intérieur qui soit comme un accident, un mode de sa pensée, car son essence n'est pas seulement intelligible en acte, mais elle est la Vérité même toujours actuellement connue, non solum intelligibilis in actu, sed intellecta in actu. Si la Révélation nous dit que Dieu le Père s'exprime en son Verbe, ce n'est pas par indigence, par le besoin de se faire une idée de lui-même, mais par surabondance ; du reste le Verbe divin n'est pas accidentel, comme le nôtre, mais substantiel. Il n'y a donc dans l'Acte pur aucune distinction entre le sujet connaissant, l'intelligence, l'intellection, l'idée et l'essence divine connue. Son acte de pensée ne peut être un accident de sa sub­stance ; il s'identifie avec elle. A. 4. Comme l'avait dit Aristote, Dieu est la Pensée de la Pensée, un pur éclair intellectuel éternellement subsistant, ipsum intelligere subsistens.

Comment Dieu connaît-il ce qui n'est pas lui, les réalités possibles, celles actuellement existantes et les événements futurs ? Saint Thomas, a. 5, montre d'abord que la connaissance divine ne peut, comme la nôtre, dépendre des choses créées, être mesurée par elles ; ce serait admettre en Dieu une passivité, qui est inconciliable avec la perfection de l'Acte pur. Bien au contraire les choses ne sont possibles, exis­tantes et futures qu'en dépendance de l'Être par essence, car il est clair que rien ne peut exister en dehors de lui sans un rapport de causalité ou de dépendance à son égard. Aussi saint Thomas, a-t-il écrit : Alia a se videt Deus non in ipsis (dependenter ab ipsis), sed in seipso, ibid., a. 5 ; tandis que nous ne connaissons les choses divines et les spirituelles que dans le miroir des choses sensibles, ou d'en bas, Dieu connaît les choses sensibles et toutes les réalités créées d'en haut en lui-même, en sa spiritualité absolue. Il faut donc dire, et c'est la solution du problème : Dieu connaît parfaitement tout ce qu'il est, tout ce qu'il peut, tout ce qu'il veut réaliser dans le temps, tout ce qu'il réalise actuellement, tout ce qu'il voudrait réaliser s'il n'avait en vue une fin plus haute, et enfin tout ce qu'il permet pour un bien supérieur. Tout cela s'exprime aisément sans néologisme, sans terminologie spéciale, il suffit des termes généralement reçus, pourvu qu'on en pénètre bien le sens. Ainsi il connaît en lui-même tout ce qui est connaissable, tout ce à quoi s'étend son omni­science.

Dès lors en effet que Dieu connaît tout ce qu'il peut produire, il connaît tous les possibles, leur multitude absolument innombrable et véritablement infinie ; tout ce qui ne répugne pas à l'existence, tous les mondes possibles et les multiples combinaisons de chacun. A. 6.

Connaissant tout ce qu'il veut réaliser dans le temps et tout ce qu'il réalise actuellement, Dieu connaît tous les êtres qui se succèdent dans le temps et tous leurs actes et il les connaît non pas seulement en général de façon confuse, mais en particulier et distinctement, a. 6, car tout ce qu'il y a de réel en eux vient de lui comme de la cause première, même la matière qui est le principe d'individuation des corps. Les moindres particularités des créatures sont encore de l'être, du réel, qui ne peut être produit sans que Dieu le réalise, soit sans le concours des causes secondes (création), soit avec leur concours (motion). La science divine des choses n'est donc pas discursive, mais intuitive, c'est l'intuition que Dieu a de tout ce qu'il peut réaliser et réalise. A. 7.

Cette science divine est cause des choses, en tant qu'elle s'unit à la volonté divine qui, parmi tous les possibles, veut librement réaliser ceux-ci plutôt que les autres. A. 8. La science divine des possibles, ne supposant aucun décret de la volonté divine, s'ap­pelle science de simple intelligence. La science divine, qui porte sur les réalités existantes, passées ou futures, du fait qu'elle suppose un décret de la volonté divine s'appelle science d'approbation à l'égard de tout ce qu'il y a de réel et de bon dans l'univers.

Dieu connaît le mal par opposition au bien et en tant qu'il ne l'empêche pas, ou le permet. A. 10. Nul mal physique ou moral ne peut arriver sans que Dieu le permette pour un bien supérieur. Et donc par cela seul que Dieu connaît tout ce qu'il permet, il connaît tout le mal qui est, a été et sera dans le monde.

 

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ARTICLE 2. - Que faut-il entendre par la science des futurs conditionnels ?

Cela dérive de ce qui précède. Le bien opposé au mal permis, Dieu ne l'a pas efficacement voulu, mais il a pu le vouloir conditionnellement. En ce sens il voudrait conserver la vie de la gazelle, s'il ne per­mettait pas sa mort pour la vie du lion ; il empêche­rait la persécution, s'il ne jugeait bon de la permettre pour la sanctification des justes et la gloire des martyrs ; il voudrait le salut de tel pécheur, de Judas par exemple, s'il ne permettait pas sa perte pour manifester la justice divine.

Dieu connaissant tout ce qu'il voudrait réaliser et tout ce qu'il réaliserait, s'il n'y renonçait pas pour une fin plus haute, connaît ainsi les futurs condition­nels ou futuribles, qui supposent un décret condition­nel de la volonté divine. Les futuribles sont en effet un milieu entre les possibles et les futurs ; ce serait une grave erreur de les confondre avec les possibles. Tel est l'enseignement de tous les thomistes, en quoi ils s'opposent à la théorie moliniste de « la science moyenne», ou de la connaissance divine des futurs libres conditionnels antérieurement à tout décret divin. Cette théorie, aux yeux des thomistes, conduit à admettre en Dieu une dépendance, une passivité de sa science, à l'égard. d'une détermination d'ordre créé qui ne viendrait pas de lui. Si Dieu, disent les thomistes, n'est pas déterminant, il est déterminé, il n'y a pas de milieu. Ce dilemme leur paraît in­soluble.

La science que Dieu a des futurs contingents ne porte pas sur eux comme futurs, mais comme pré­sents dans l'éternité. Cette science en effet n'est pas mesurée par le temps, elle n'attend pas l'arrivée des événements pour les connaître ; elle est mesurée, comme l'être de Dieu, par l'unique instant de l'immo­bile éternité, qui enveloppe toute la durée des siècles : æternitas ambit totum tempus. Ainsi le sommet d'une pyramide correspond à chacun des points de sa base et un observateur placé sur le sommet d'une mon­tagne voit d'un seul regard toute une armée qui défile dans la vallée (a. 13). Mais il est bien évident, comme le remarquent tous les thomistes, que tel événement futur, ne serait pas présent dans l'éternité, si Dieu ne l'avait pas voulu ou tout au moins permis, suivant qu'il s'agit d'un bien ou d'un mal. Il est clair par exemple que la conversion de saint Paul plutôt que sa résistance n'est présente de toute éternité au regard de Dieu; que parce que Dieu l'a voulue, et le péché de Judas que parce que Dieu l'a permis.

Ainsi à l'égard des. événements, qui en eux-mêmes sont futurs; la connaissance divine reste intuitive, car c'est la connaissance de ce que Dieu veut réaliser, réalise ou de ce qu'il permet. Il voit son action réalisa­trice qui est éternelle, bien que l'effet de celle-ci soit temporel et ne se produise qu'à l'instant choisi, par Dieu de toute éternité. Il voit aussi ses éternelles permissions en vue d'un bien supérieur, dont lui seul est juge.

Nos actes libres et salutaires Dieu les voit de toute éternité dans la décision éternelle qu'il prend de nous donner sa grâce pour les accomplir. Il les voit dans sa lumière à lui, il les voit librement accomplis, sous sa grâce, qui fortiter et suaviter, actualise: notre liberté au lieu de la détruire, il les voit concourir à sa gloire et à la nôtre. C'est ce que montre plus explicitement la doctrine thomiste relative à la volonté divine.

 

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CHAPITRE V - LA VOLONTÉ DE DIEU ET SON AMOUR

L'intelligence divine, qui connaît le bien suprême, ne peut pas exister sans la volonté divine qui aime et veut le bien, et se complaît en lui. Cette volonté ne peut être, comme en nous, une simple faculté de vouloir ; elle serait imparfaite si elle n'était pas par elle-même toujours en acte, et l'acte premier de la volonté, c'est l'amour du bien, amour tout spirituel comme l'intelligence qui les dirige ; tous les actes de volonté procèdent en effet de l'amour du bien, qui a pour conséquence la haine du mal. Il y a donc nécessairement en Dieu un acte tout spirituel et éternel d'amour du bien, du souverain Bien qui n'est autre que l'infinie perfection de Dieu la plénitude de l'être. Cet acte d'amour est parfaite­ment spontané, mais il n'est pas libre ; il est au dessus de la liberté : Dieu s'aime nécessairement lui-même, parce qu'il est la bonté infinie, qui ne peut pas ne pas être aimée lorsqu'elle est immédiatement connue telle qu'elle est en soi ; Dieu s'aime infini­ment et cet amour s'identifie avec le souverain Bien toujours aimé. Cf. Ia, q. XIX, a. I, q. XX, a. I.

 

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ARTICLE 1. - Souveraine liberté de la volonté divine.

De ces principes communément reçus, saint Thomas déduit que Dieu, comme l'enseigne la Révéla­tion, veut très librement l'existence des créatures, sans aucune nécessité ni physique, ni morale. Il est incliné sans doute à la vouloir, car le bien est dif­fusif de soi, la bonté est communicative ; mais c'est très librement qu'il crée, car sa souveraine bonté peut exister sans aucune créature, et celles-ci ne peuvent accroître en rien son infinie perfection. Le bien sans doute est diffusif de soi, mais il faut distin­guer l'aptitude à se communiquer et la communica­tion actuelle. De plus cette communication actuelle dans les causes déterminées ad unum ou nécessaires est elle-même nécessaire, ainsi le soleil éclaire et réchauffe, tandis que dans les causes libres ou non déterminées ad unum, cette communication actuelle est libre, ainsi le sage communique librement sa sa­gesse et sa bonté. Ainsi encore Dieu crée librement, et la communication qu'il nous fait d'une partici­pation de sa bonté ne rend pas Dieu lui-même plus parfait, c'est la créature qui est perfectionnée par le don reçu.

Tandis que Leibniz disait : Dieu ne serait ni bon ni sage s'il n'avait pas créé, Théod., c. 7, Bossuet répondait : « Dieu n'est pas plus grand pour avoir créé l'univers. » C'est l'expression très simple et splendide de la doctrine contenue dans l'article 3 de la question XIX de saint Thomas. L'acte créateur n'ajoute pas à Dieu une perfection nouvelle, non melioratus est Deus. Cet acte libre s'identifie du reste avec l'amour que Dieu se porte à lui-même, mais à l'égard de Dieu cet acte d'amour spontané (non coactus) est nécessaire, et à l'égard des créatures il est libre, car les créatures n'ont pas droit à l'exis­tence, et Dieu n'a pas besoin d'elles pour posséder son infinie perfection et y trouver sa béatitude essentielle. La fin qui attire à elle et l'agent qui agit perfectionnent, mais ne sont pas par là-méme rendus plus parfaits. On voit par cet article 3 de la question XIX quelle distance sépare ici saint Thomas de Platon et d'Aristote, pour qui le monde est une irradiation nécessaire de Dieu.

 

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ARTICLE 2. - En quel sens faut-il dire que la volonté divine est cause des choses (a. 4) ?

Ce n'est pas seulement en ce sens que Dieu les produit et les conserve librement, mais en ce sens qu'il les produit et les conserve par sa volonté. En cela il diffère par exemple de l'homme, qui engendre librement sans doute, mais en raison de sa nature même et non pas par volonté ; d'où il suit que l'homme ne peut engendrer qu'un homme et non pas des êtres d'espèce différente.

Saint Thomas formule très exactement à ce sujet (a. 4) le principe d'induction : une même cause natu­relle ou déterminée ad unum, dans les mêmes cir­constances produit toujours le même effet, l'homme engendre l'homme, le boeuf engendre le boeuf

Agens naturale secundum quod est tale, agit, unde quamdiu est tale non facit nisi tale ; omne enim agens per naturam, habet esse determinatum. Cum igitur esse divinum non sit determinatum (seu limitatum), sed contineat in se totam perfectionem essendi, non potest esse quod agat per necessitatem naturæ, nisi forte causaret aliquid indeterminatum et infinitum in essendo, quod est impossibile (q. VII, a. 2). Non igitur agit per necessitatem naturæ, sed effectus determinati ab infinita ipsius perfectione procedunt secundum determinationem voluntatis et intellectus ipsius.

C'est la réfutation d'une des principales thèses de l'averroïsme. Les effets les plus variés procèdent de l'infinie perfection de Dieu selon la détermination de sa volonté et de son intelligence (ibid., a. 4). Ce vouloir de Dieu n'a pas de cause extérieure à lui, et il n'y a pas en Dieu deux actes : le vouloir de la fin et celui des moyens ; mais un seul et même acte par lequel il veut la fin et les moyens pour elle : vult hoc esse propter hoc, sed non propter hoc vult hoc (ibid., a. 5).

On s'explique dès lors que la volonté efficace de Dieu s'accomplit toujours infailliblement, c'est le sens de la parole du Psaume CXXXIV, 6 Omnia quæcumque voluit Deus, fecit. Rien de réel et de bon en effet ne peut arriver en dehors de la causalité universelle de Dieu, car nulle cause seconde ne peut agir qu'avec son concours, et le mal n'arrive jamais sans une permission divine (ibid., a. 6).

Mais cela pose la question de la volonté inefficace, surtout de celle par laquelle Dieu veut sauver tous les hommes, alors que de fait tous ne sont pas sauvés. Comment concevoir en Dieu cette volonté inefficace ? Saint Thomas (ibid., a. 6, ad Ium) répond : c'est une volonté conditionnelle, dite antécédente, qui porte sur ce qui est bien en soi, indépendamment des circon­stances, par exemple le salut de tous, mais non pas sur le bien considéré hic et nunc ; or il n'est réalisable et réalisé que hic et nunc. Cette volonté conditionnelle reste inefficace, parce que Dieu permet que tel bien n'arrive pas, que les créatures défectibles défaillent parfois, que tel mal se produise ; il le permet pour un plus grand bien, dont lui seul est juge. Ainsi il permet pour une fin plus haute que bien des fruits de la terre n'arrivent pas à maturité, que tel animal devienne la proie d'un autre, que la persécution éprouve les justes, que des pécheurs ne se convertissent pas et meurent dans l'impénitence finale. Il le permet pour un bien supérieur, par exemple pour manifester sa justice contre l'obstination dans le mal.

Tel est pour saint Thomas et son école le sens de la distinction entre la volonté divine antécédente (et inefficace) et la volonté conséquente (ou efficace). Cette distinction ainsi comprise est, selon les thomistes, le fondement suprême de la distinction entre la grâce suffisante (qui dépend de la volonté antécé­dente ou conditionnelle et inefficace) et de la grâce efficace (qui dépend de la volonté conséquente ou absolue et efficace). La grâce suffisante rend l'accom­plissement des préceptes réellement possible, elle donne le pouvoir réel de les accomplir; la grâce efficace nous donne de les accomplir librement et effectivement hic et nunc. Et il y a plus dans l'accom­plissement du précepte que dans le pouvoir réel de l'accomplir, comme il y a plus dans l'acte de vision que dans la faculté de voir. Il faut surtout lire sur ce point Ia, q. XIX, l'article 8 très longuement commenté par les thomistes.

Par exemple, Dieu de toute éternité a voulu effica­cement (volonté conséquente) la conversion de saint Paul ; celle-ci arrive infailliblement mais librement, car la volonté divine porte fortiter et suaviter, sans la violenter, la volonté de Paul à se convertir. Au con­traire Dieu n'a pas voulu efficacement la conversion de Judas après sa faute ; il l'a voulue d'une façon conditionnelle et inefficace (volonté antécédente), et il a permis l'impénitence finale de Judas pour des motifs supérieurs, parmi lesquels il y a la manifesta­tion de la justice divine. Nous avons plus longuement exposé ailleurs cette doctrine De Deo uno, 1938, P. 410-434, et Revue thomiste, mai 1937, Le fondement suprême de la distinction des deux grâces, suffisante et efficace. Il faut remarquer que résister à la grâce suffisante est un mal qui ne vient que de nous, tandis que ne pas lui résister est un bien, qui en dernière analyse vient de Dieu, auteur de tout bien. De plus si riche que soit la grâce suffisante dans l'ordre du pouvoir prochain, elle diffère de la grâce efficace qui fait effectivement poser l'acte salutaire. Dire que celui n'a pas la grâce efficace, qui fait poser l'acte, n'a pas le pouvoir de le poser, la puissance réelle d'agir, c'est dire que celui qui dort est aveugle, que du fait qu'il n'a pas l'acte de vision, il n'a pas non plus la faculté de voir.

De cette doctrine de l'efficacité de la grâce s'éloigne le molinisme qui refuse d'admettre que la grâce effi­cace soit efficace de soi ou intrinsèquement, parce que Dieu l'a voulu ; elle ne serait efficace que d'une façon extrinsèque, par notre consentement prévu par Dieu par la science moyenne. Cf. Molina, Concordia, éd. Paris, 1876, p. 230. 356, 459. 565. 51.

 

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ARTICLE 3. - Le dilemme des thomistes.

Ils répondent à leurs adversaires par le dilemme suivant : si Dieu n'est pas déterminant, il est détermi­né: la science moyenne est dépendante de nos déter­minations libres, qui formellement comme détermina­tions, même en ce qu'elles ont de réel et de bon, ne viennent pas de Dieu.

La volonté de Dieu et sa motion efficace, loin de violenter la liberté du pécheur au moment de sa con­version, actualisent cette liberté et la portent forte­ment et suavement à se déterminer dans le bon sens. De toute éternité Dieu a voulu efficacement que Paul se convertît à telle heure sur le chemin de Damas et se convertît librement ; la volonté divine est descendue à tout ce détail, et elle s'accomplit infailliblement en actualisant, sans la violenter, la liberté créée. De même Dieu a voulu efficacement de toute éternité que Marie, le jour de l'Annonciation, donnât librement son con­sentement à la réalisation du mystère de l'Incarnation et cette volonté divine infailliblement s'accomplit.

Sur ce point de doctrine les thomistes ont beaucoup écrit contre le concours simultané de Molina et de Suarez et contre une motion divine indifférente qui pourrait être suivie de fait de l'acte mauvais ou de l'acte bon. Ils ont défendu les décrets divins prédé­terminants et la prémotion physique, en insistant sur ceci que cette prédétermination n'est pas nécessi­tante, puisqu'elle actualise en nous et avec nous le mode libre de notre choix volontaire au lieu de le détruire. Si une créature très aimée peut nous con­duire à vouloir librement ce qu'elle veut que nous voulions, à plus forte raison Dieu créateur qui est plus intime à nous que nous-mêmes. Nous avons longue­ment exposé sur ce point la manière de voir des tho­mistes, dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, articles Prémotion physique, col. 31-77 et Prédestina­tion, col. 2940-2958 et 2983-2989.

Nous voudrions seulement noter ici le rapport de la doctrine thomiste sur ce point avec les principes généralement reçus par tous les théologiens. Tous les théologiens admettent que ce qu'il y a de meilleur dans l'âme des saints ou des justes, qui sont encore sur la terre, vient de Dieu. Or, qu'est-ce qu'il y a de meilleur en leur âme, tant qu'ils sont encore dans les conditions du mérite ? C'est la détermination libre de leurs actes méritoires, surtout de leurs actes de charité. Il est clair en effet que la grâce sanctifiante, supérieure à la nature même de l'âme qui la reçoit, et les vertus infuses, en particulier la charité, sont ordonnées aux actes libres et méritoires, surtout à l'acte libre d'amour de Dieu et du prochain. Cet acte n'est ce qu'il est que par la détermination libre qui le constitue ; sans elle, il n'y aurait pas de mérite et la vie éternelle doit être méritée.

Et donc cette détermination comme telle doit venir de Dieu, qui seul peut la susciter en nous par sa grâce. Pensons à ce qu'il y a eu de meilleur dans l'âme de saint Pierre et de saint Paul au moment de leur martyre ; pensons aussi aux mérites de Marie au pied de la croix, et enfin à la détermination libre et méritoire de l'acte d'amour de la sainte âme de Jésus, surtout lorsqu'il dit sur le calvaire : Consummatum est.

Selon le molinisme, cette détermination libre de l'acte méritoire non est a Deo movente, elle ne vient pas de la motion divine, mais seulement de nous, en présence de l'objet proposé par Dieu, et d'une grâce de lumière et d'attrait objectif qui sollicite aussi bien celui qui ne se convertit pas que celui qui se convertit. Cf. Molina, Concordia, éd. Paris, 1876, p. 51, 565. Le concours simultané est aussi également donné aux deux.

Si l'on soutient que ce qui vient de Dieu, c'est seulement la nature et l'existence de l'âme et de ses facultés, la grâce sanctifiante, la grâce actuelle par manière d'attrait objectif, comme la proposition du bien qui attire, et aussi le concours général ou une motion divine indifférente sous laquelle l'homme peut vouloir soit le bien, soit le mal ; si l'on soutient cela, il faut dire alors que de deux justes qui ont reçu également tous ces dons naturels et surnaturels, lors­que l'un d'eux se détermine à un nouvel acte méri­toire peut-être héroïque, tandis que l'autre faiblit, commet une faute grave et perd la grâce sanctifiante, ce par quoi le premier est meilleur que l'autre ne vient pas de Dieu, la détermination libre et méritoire qui le rend meilleur (et qui n'est rien, si elle n'est pas déterminée) ne vient pas de Dieu. Alors Dieu n'étant pas déterminant à l'égard de cette détermination libre et méritoire, est déterminé par elle, au moins dans sa prescience des futurs conditionnels ; il a été specta­teur et non pas auteur de cette libre détermination, qui est ce qu'il y a de meilleur dans le cœur des saints. Cette doctrine peut-elle se concilier avec la souveraine indépendance de Dieu, auteur de tout bien ?

Saint Thomas a dit au contraire : Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. Ia, q. XX, a. 3. Saint Thomas, Cont. Gent., l. I, c. LXXXIX, explique les paroles des Proverbes, XXI, 1 : Cor regis in manu Dei et quocumque voluerit, inclina bit illud et celles de saint Paul, Philipp., II, 13 : Deus est qui operatur in nobis et velle et perficere pro bona voluntate, et il remarque :

Quidam vero non intelligentes qualiter motum volun­tatis Deus in nobis causare possit absque præjudicio libertatis voluntatis, conati sunt has auctoritates male exponere, ut scilicet dicerunt quod Deus causat in nobis velle et perficere in quantum dat nobis virtutem volendi, non autem sic quod faciat nos velle hoc vel illud, sicut Origenes exponit in tertio Periarchon... Quibus quidem auctoritatibus sacra Scripturæ resistitur evidenter. Dicitur enim apud Isaïam XXXVI, 12: « Omnia opera nostra operatus es in nobis, Domine ». Unde non solum virtutem volendi a Deo habemus, sed etiam operationem.

Si Dieu est cause de nos facultés, à plus forte raison de leur acte qui est meilleur encore, puisque la faculté est pour l'acte. La détermination libre est tout entière de Dieu comme de la cause première, et tout entière de nous comme de la cause seconde, comme le fruit est tout entier de l'arbre et tout entier du rameau qui le porte.

 

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ARTICLE 4. - Examen des difficultés.

On a objecté ce que dit ailleurs saint Thomas :

Deus movet voluntatem hominis, sicut universalis motor, ad universale objectum voluntatis quod est bonum, et sine hac universali motione homo non potest aliquid velle : sed homo per rationem determinat se ad volendum hoc vel illud, quod est vere bonum vel apparens bonum. Ia IIae, q. IX, a. 6, ad 3um.

Les thomistes ont toujours répondu : certainement comme cause seconde l'homme se détermine lui-­même, c'est même pour cela qu'il délibère, comme tout le monde le dit. Et, au terme de la délibération, il se détermine soit au bien salutaire avec le secours de la grâce actuelle coopérante, soit au bien apparent qui est un mal, avec la motion universelle qui n'est pas plus cause du désordre, que l'énergie qui fait marcher le boiteux n'est cause de sa claudication. Mais le texte de saint Thomas qui vient d'être cité ne prouve pas du tout que la motion divine à l'acte libre salutaire n'est jamais prédéterminante, et qu'elle reste indifférente, de telle sorte que d'elle ne résulte­rait pas plus l'acte bon que l'acte mauvais. Bien plus, immédiatement après le texte cité, dans la même réponse ad 3um, saint Thomas dit : Sed tamen inter­dum specialiter Deus movet aliquos ad aliquid deter­minate volendum, quod est bonum, sicut in his quos movet per gratiam ut infra dicetur: Ia IIae , q. CXI, a. 2. Cela est particulièrement vrai de la grâce opérante, ou inspiration spéciale ; et si, même dans un seul cas, la motion divine de soi efficace porte infailliblement à un acte salutaire qui reste libre, comme le fiat de Marie ou la conversion de saint Paul, il est faux de prétendre qu'une telle motion ne peut s'exercer sans détruire la liberté.

On a objecté aussi que saint Thomas a écrit :

Quia voluntas est activum principium non deter­minatum ad unum, sed indifferenter se habens ad multa, sic Deus ipsam movet quod non ex necessitate ad unum determinat, sed remanet motus ejus contingens et non necessarius, nisi in his, ad quæ naturaliter movetur. Ia IIae, q. X, a. 4.

Ce texte s'oppose-t-il à la doctrine communément reçue chez les thomistes ? Nullement, car, dans l'expression : non ex necessitate ad unum eam determi­nat, non tombe sur ex necessitate et non pas sur determinat. On peut s'en rendre compte par le con­texte, car dans toute cette même question, saint Thomas emploie toujours l'expression non ex necessi­tale movet, dans le sens exact de movet sed non ex necessitate ; cf. ibid., a. 2 : voluntas ab aliquo objecto ex necessitate movetur, ab alio autem non; a. 3 : voluntas hominis non ex necessitate movetur ab appetitu sensitive. Bien plus dans l'article 4, d'où est tirée la difficulté proposée, il est dit ad 3um : Si Deus movet voluntatem ad aliquid ïncompossibile est huic positioni quod voluntas ad illud non moveatur. Non tamen est impossibile simpliciter. Unde non sequitur, quod voluntas a Deo ex necessitate moveatur. La motion divine peut obtenir infailliblement son effet, ou mouvoir au choix volontaire en tel sens déterminé sans pourtant nécessiter ce choix. Ainsi la motion divine a porté infailliblement la vierge Marie le jour de l'Annonciation à dire librement son fiat sans la nécessiter, cette motion actualisait sa liberté au lieu de la détruire. Il peut y avoir un contact virginal de la grâce efficace et de la liberté, contact qui ne violente pas mais qui enrichit.

Un texte du De malo, q. VI, a. I, ad 3um, résume les précédents ; saint Thomas y examine une objec­tion qu'on n'a jamais cessé de faire depuis lors aux thomistes :

Si voluntas hominis immobiliter (seu infallibiliter) movetur a Deo, sequitur quod homo non habeat liberam electionem suorum actuum. Le saint docteur répond : Deus movet quidem voluntatem immutabiliter propter efficaciam virtutis moventis, quæ deficere non potest (il ne dit pas : propter divinam prævisionem consensus nostri) ; sed propter naturam voluntatis motæ, quæ indifferenter se habet ad diversa, non inducitur neces­sitas, sed manet libertas.

Dieu meut les causes libres selon leur nature, en actualisant en elles le mode libre de leurs actes au lieu de le détruire, tout comme il actualise le mode vital des actes de la vie végétative dans la plante, et de ceux de la vie sensitive dans l'animal. Il meut chaque être comme il convient à la nature de celui-ci. Ainsi l'ar­tiste touche différemment la harpe, le violon et les autres instruments à corde. Si l'artiste sait actualiser leurs vibrations et par elles exprimer son inspiration, à combien plus forte raison Dieu, plus intime à notre liberté qu'elle-même, sait-il la faire vibrer de telle façon ou de telle autre, et en tirer des accords qui s'expriment ici dans une Épître de saint Paul, ou dans une autre de saint Jean, ou encore dans la géné­rosité de leur vie.

Saint Thomas dit encore : Si ex intentione Dei moventis est, quod homo, cujus cor movet, gratiam (sanctificantem) consequatur, infallibiliter ipsam con­sequitur. Ia IIae, q. CXII, a. 3. Pourquoi ? parce que, comme il est dit trois lignes plus haut : quia intentio (efficax) Dei deficere non potest, secundum quod Augu­stinus dicit (De dono persever., c. XIV) quod per benefi­cia Dei certissime liberantur, quicumque liberantur. Saint Thomas a du reste parlé plusieurs fois de la prédétermination divine non nécessitante. Par exem­ple : Comm. in Joann., II, 4, sur ces paroles du Christ nondum venit hora mea, il dit : Intelligitur hora passionis, sibi, non ex necessitate, sed secundum divi­nam providentiam determinata. Il faut en dire autant des actes librement accomplis par le Christ à cette heure ainsi déterminée : Sic ergo intelligenda est hora ejus, non ex necessitate fatali, sed a tota Trinitate præfinita. Ibid., VII, 30. Voilà bien le décret divin déterminant et sans aucune allusion à ce qui pourrait faire pressentir la théorie de la science moyenne, qui serait dépendante du consentement libre prévu. De même Ibid., XIII, I, XVII, I.

En ces textes il est manifestement question d'une prédétermination non nécessitante ; l'expression se trouve bien chez saint Thomas lui-même. Il admet une prédétermination non nécessitante des actes libres et méritoires du Christ impeccable, du consen­tement libre de Marie à l'Incarnation qui devait infailliblement s'accomplir ; de même pour la conver­sion de saint Paul et celle du bon larron. Et si dans ces cas la prédétermination divine non nécessitante n'a pas détruit la liberté, pourquoi la détruirait-elle lorsqu'il s'agit de nos actes salutaires ?

Si du reste Dieu n'était pas déterminant, il serait déterminé et dépendant dans la prescience des futuribles de la détermination créée qui ne vien­drait pas de lui. C'est à cela qu'il faut toujours revenir.

Il faut dire selon saint Thomas, qu'aucun bien n'arrive hic et nunc, sans que Dieu l'ait efficacement voulu de toute éternité, et aucun mal sans que Dieu l'ait permis.

Ainsi saint Thomas après saint Paul et saint Augustin, a entendu la parole de Ps. CXXXIV, 6 : In cælo et in terra omnia quæcumque voluit Deus, fecit.

Il dit équivalemment Ia, q. XIX, a. 6, ad Ium : ­Quidquid Deus simpliciter vult, fit; licet illud quod antecedenter vult, non fiat. Ainsi Dieu a voulu simpli­citer la conversion libre du bon larron, et antecedenter celle de l'autre. Il y a là certes un mystère impéné­trable, celui de la prédestination, mais il faut tenir que tout ce qu'il y a de bon dans notre détermination libre vient de Dieu comme de la cause première, et qu'aucun bien n'arrive hic et nunc sans que Dieu l'ait efficacement voulu de toute éternité.

Constamment saint Thomas affirme que tout ce qu'il y a de réel et de bon, quidquid perfectionis est dans nos actes libres vient de Dieu, auteur de tout bien ; c'est seulement ce qui est désordonné en nos actes qui ne vient pas de lui, tout comme la claudica­tion ne vient pas de l'énergie qui porte le boiteux à marcher. Motio divina perfecte præscindit a malitia actus mali, disent toujours les thomistes, pour cette bonne raison que la malice ou le mal moral est en dehors de l'objet adéquat de la volonté et de la puissance de Dieu, au moins autant que le son est en dehors de l'objet de la vue. Nihil magis præcisi­vum est quam objectum formale alicujus potentiæ, disent les mêmes théologiens ; rien de plus précisif que l'objet formel d'une puissance ; c'est ainsi que le bien réel est atteint par l'intelligence comme vrai et par la volonté comme bien désirable. La volonté divine ne peut pas vouloir le désordre, ni la puissance divine ne peut le réaliser, il vient donc uniquement de la cause seconde défectible et déficiente.

 

Résumé : Pour condenser cette doctrine sur l'effica­cité de la volonté divine par rapport à nos actes libres salutaires, et montrer son lien avec les principes communément reçus, rappelons que tous les théolo­giens accordent que ce qu'il y a de meilleur dans l'âme des saints sur la terre vient de Dieu ; or ce qu'il y a de meilleur en eux, c'est précisément la détermina­tion libre de leurs actes méritoires, surtout de leurs actes d'amour de Dieu et du prochain. A cette déter­mination en effet sont ordonnés tous les dons qu'ils ont reçus : la grâce habituelle, les vertus infuses, les dons du Saint-Esprit, les grâces actuelles de lumière, d'attrait, de force. C'est dire que les princi­pes généraux acceptés par tous les théologiens incli­nent certainement à admettre la doctrine thomiste. On ne peut soustraire à la causalité divine ce qu'il y a de meilleur en nous, et le soustraire, ce serait poser en Dieu, en sa prescience des futuribles, une dépen­dance à l'égard de nos déterminations, qui comme telles ou formellement, ne viendraient pas de lui. Tel est le sens à la fois simple et profond de la doctrine thomiste sur l'efficacité du vouloir divin.

A la lumière de ces principes, saint Thomas montre ce qu'est l'amour de Dieu pour nous, comment il aime davantage les meilleurs, en leur donnant ce par quoi ils sont meilleurs. Ia, q. XX, a.3 et 4. Il montre aussi que la miséricorde et la justice sont les deux grandes vertus de la volonté divine et que leurs actes procè­dent de l'amour du souverain Bien. L'amour du Bien suprême, en tant que celui-ci a droit à être préféré à tout autre, est le principe de la justice. L'amour du Bien suprême, en tant que celui-ci est diffusif de soi, est le principe de la miséricorde, qui l'emporte sur la justice, en ce sens qu'elle est, comme la bonté rayonnante, la première expression de l'Amour. Cf. Ia, q. XXI, a. 4.

 

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CHAPITRE VI - PROVIDENCE ET PRÉDESTINATION

Après avoir exposé les principes de la synthèse thomiste relatifs à la science et à la volonté de Dieu, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup sur les conclusions qui dérivent de ces principes au sujet de la providence et de la prédestination. Voir sur ce point ce que nous avons écrit dans le Dict. de théol. cath. art. Providence, col. 998-1023 ; PRÉDESTINATION, col. 2940-2959 et 2984-3022. Nous ne note­rons ici que l'essentiel.

 

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ARTICLE I. - Preuve de l'existence de la Providence, sa nature, son extension.

I. Preuve. - La preuve a posteriori de l'existence de la Providence est tirée de l'ordre du monde, Ia, q. II, a. 3, nous en avons parlé plus haut. La preuve quasi a priori dérive de ce qui a été dit de l'intelli­gence et de la volonté divines. Elle peut se résumer ainsi : En tout agent intelligent préexiste la raison ou l'idée de chacun de ses effets. Or Dieu, par son intelligence, est cause de tout bien créé et par suite de l'ordre des choses à leur fin, surtout à leur fin ultime. Donc en Dieu préexiste la raison de l'ordre des choses à leur fin ou leur ordination suprême, que nous appelons la providence.

Cette notion n'implique aucune imperfection ; aussi, par analogie avec la prudence et la prévoyance du père de famille ou du chef d'État, nous pouvons et devons parler de la providence divine au sens propre du mot, et non pas seulement par métaphore. Elle est dans l'intelligence divine, la raison de l'ordre ou l'ordination de toutes choses à leur fin, et le gouvernement divin est l'exécution de cet ordre. Ia, q. XXII, a. I.

La providence (comme prévision et ordination) est dans l'intelligence divine, mais elle présuppose la volonté de la fin à atteindre. Nul en effet ne dispose et ne prescrit ce qu'il faut faire en vue d'une fin sans la vouloir.

2. Nature. - Comme l'expliquent généralement les thomistes, 1° Dieu veut comme fin manifester sa bonté ; 2° il juge des moyens aptes à cette fin, et parmi les mondes possibles, connus par sa science de simple intelligence antérieure à tout décret, il a jugé comme apte à la fin voulue ce monde possible, où se subordonnent les ordres de la nature et de la grâce, avec la permission du péché, et l'ordre d'union hypostatique constitué par l'incarnation rédemp­trice ; 3° il a choisi librement ce monde possible et ses parties comme moyen de manifester sa divine bonté; 4° il commande l'exécution de ces moyens par un acte intellectuel, l'imperium, qui suppose les deux actes efficaces de volonté appelés l'intention de la fin et l'élection ou choix des moyens. La providence, selon saint Thomas et son école, consiste formellement dans cet imperium ou commandement. Ia, q. XXII, a. I, ad Iaum. Quant au gouvernement divin, il est l'exécution dirigée par la providence, ou l'exécution du plan providentiel. Ibid., ad 2um.

On voit dès lors que la providence présuppose non seulement la volonté divine antécédente ou condition­nelle et inefficace, mais aussi la volonté divine consé­quente, absolue et efficace, de manifester la bonté de Dieu par les moyens choisis par lui, c'est-à-dire par l'ordre de la nature, l'ordre de la grâce (avec permis­sion du péché) et par celui de l'Incarnation rédemp­trice. Cela suppose manifestement la volonté antécéden­te de sauver tous les hommes (en vertu de laquelle Dieu, qui ne commande jamais l'impossible, rend l'ac­complissement de ses préceptes réellement possible à tous) et la volonté conséquente de conduire efficace­ment au salut tous ceux qui de fait seront sauvés. C'est ainsi que la prédestination est, à raison de son objet, une partie de la providence et la plus élevée.

Il faut conclure de cela, comme le font générale­ment les thomistes, que la providence lorsqu'elle suppose la volonté conséquente de la fin, est double­ment infaillible, quant à l'ordination des moyens et quant à l'obtention de la fin, tandis qu'elle est infaillible seulement pour l'ordination des moyens, quand elle suppose seulement la volonté antécédente ou conditionnelle et inefficace de la fin. En cela la providence générale, qui s'étend à tous les hommes et leur rend le salut réellement possible, diffère de la prédestination qui conduit infailliblement les élus au terme de leur destinée. Cf. S. Thomas, De veritate, q. VI, a. I. Telle est selon lui la nature de la provi­dence et ce qu'elle présuppose du côté de l'intel­ligence et de la volonté de Dieu.

3. Extension. - Pour ce qui est de l'extension de la providence, comment explique-t-il qu'elle s'étend à toutes les choses, même aux plus infimes, ainsi que le dit l'Évangile : « Il ne tombe pas un passereau sur la terre sans la permission de notre Père ; les cheveux même de votre tête sont tous comptés. » Matth., X, 29-30 ? Comment la providence s'étend-­elle à tous ces détails, sans supprimer la contingence des événements, le caractère fortuit de plusieurs, la liberté de notre choix et sans être responsable du mal ?

Saint Thomas répond, Ia, q. XXII, a. 2 : « Comme tout agent agit pour une fin, l'ordination des effets à leur fin s'étend aussi loin que s'étend la causalité (efficiente) de l'agent premier... Or celle-ci s'étend à tous les êtres, non seulement quant à leurs carac­tères spécifiques, mais quant à leurs caractères individuels. Donc il est nécessaire que tout ce qui a l'être, de quelque manière que ce soit, soit ordonné par Dieu à une fin, ou soit soumis à la providence. » Les moindres détails même des choses matérielles sont encore de l'être, et Dieu peut les connaître, car il est cause non seulement de la forme spécifique de ces choses, mais de la matière, qui est principe d'individuation. Ia, q. XIV, a. II.

Quant aux événements fortuits, ils sont appelés ainsi par rapport aux causes secondes, mais non pas par rapport à Dieu qui a prévu toutes les séries de causes et toutes leurs rencontres accidentelles.

Pour ce qui est du mal, il n'est pas comme tel, quelque chose de positif, mais la privation d'un bien, et Dieu ne le permet que parce qu'il est assez puis­sant et assez bon pour en tirer un bien supérieur, ainsi il permet la persécution pour la patience héroïque et la gloire des martyrs. Ia, q. XXII, a. 2, ad 2um. Sa motion, nous l'avons vu plus haut, loin de détruire la liberté, actualise celle-ci. Ia, q. XIX, a. 8 et XXII, a. 4.

Il est dit explicitement Ia, q. XXII, a. 4, ad 3aum : « Le mode de contingence et le mode de nécessité sont des modes de l'être; ils tombent donc sous la providence de Dieu, qui est cause universelle de l'être. » Comme un grand poète exprime aussi bien les sentiments les plus forts et les plus doux, ainsi Dieu, qui peut faire non seulement ce qu'il veut, mais comme il le veut, fait que la pierre tombe nécessairement et que l'homme agisse librement ; il meut chacun des êtres selon la nature qu'il lui a donnée.

Il suit de là que tout chrétien, tout en travaillant de son mieux à son salut, doit s'abandonner à la providence de Dieu, à cause de sa sagesse et de sa bonté. Nous sommes plus sûrs de la rectitude de ses desseins que de la droiture de nos intentions les meilleures: Nous n'avons donc, en nous abandonnant à Dieu, rien à craindre que de ne pas lui être assez soumis. Comme le dit saint Paul, Rom., VIII, 28 : « Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu » et qui persévèrent dans son amour. Cet abandon ne dispense pas évidemment de faire ce qui est en notre pouvoir pour accomplir la volonté divine signifiée par les préceptes, les conseils, les événements ; mais quand nous l'avons fait, nous pouvons et nous devons nous abandonner pour le reste à la volonté divine de bon plaisir non encore manifestée, si mystérieuse qu'elle soit. L'abandon est ainsi une forme supérieure de l'espérance ou confiance, unie à l'amour de Dieu pour lui-même. Il s'exprime par la prière de demande et d'adoration. Celle-ci n'a pas pour but de changer les dispositions providentielles, mais Dieu même la fait jaillir de notre cœur, comme un père résolu d'avance d'ac­corder un bienfait à ses enfants, les porte à le lui demander.

 

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ARTICLE 2. - La Prédestination.

La prédestination est la partie la plus élevée de la providence. Nous ne pouvons ici que résumer brièvement du point de vue des principes ce qu'en dit saint Thomas et son école, nous l'avons exposé longuement dans le Dict. de théol. cath., à l'article PRÉDESTINATION, col. 2940-2959 et 2984-3082.

a) Fondement scripturaire. - Saint Thomas a étudié d'abord de très près, dans ses commentaires sur l'Évangile de saint Jean et sur les Épîtres de saint Paul, les textes scripturaires relatifs à la prédestination, à sa gratuité, à son infaillibilité, en particulier les suivants : Joan., XVII, 12 : « J'ai gardé ceux que vous m'avez donnés et aucun d'eux ne s'est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l'Écriture fût accomplie. » Joan., X, 27 : « Mes brebis entendent ma voix, je les connais et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle, et elles ne périront jamais et personne ne les ravira de ma main. Mon père, qui me les a données, est plus grand que tous, et personne ne peut les ravir de la main de mon Père. Le Père et moi nous sommes un. » Matth., XXII, 14 : « Il y a beaucoup d'appelés, peu d'élus. » D'après ces paroles il y a des élus choisis de toute éternité par Dieu, ils seront infailliblement sauvés, Dieu les relèvera de leurs fautes et leurs mérites ne seront pas perdus. D'autres se perdront, comme le fils de perdition. Pourtant Dieu ne commande jamais l'im­possible, et il rend réellement possible à tous l'accom­plissement de ses préceptes à l'heure où ils obligent et dans la mesure où ils sont connus. Le repentir était réellement possible pour Judas, mais de fait il n'a pas existé. Il y a une notable différence entre la puissance et l'acte. Le mystère se trouve surtout dans la conciliation de la volonté salvifique univer­selle et de la prédestination, non pas de tous, mais d'un certain nombre connu de Dieu seul.

Ce mystère est nettement affirmé par saint Paul à plusieurs reprises, implicitement et explicitement, en des textes que saint Thomas commente longue­ment, en y montrant la gratuité de la prédestination : I Cor., IV, 7 : « Qui est-ce qui te distingue ? Qu'as-tu, que tu ne l'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier, comme si tu ne l'avais pas reçu ? » Ce qui revient à dire : nul ne serait meilleur qu'un autre, s'il n'était pas plus aimé et plus aidé par Dieu, bien que pour tous l'accomplissement des préceptes soit réellement possible. Phil., II, 13 : « C'est Dieu, qui opère en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir. »

Pour saint Thomas et son école, comme pour saint Augustin, saint Paul parle explicitement de la prédestination aux Éphésiens, I, 4 : « En lui (en Jésus) Dieu nous a élus, avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant lui. Il nous a prédestinés dans son amour à être ses enfants adoptifs par Jésus-Christ, suivant le bon plaisir de sa volonté, pour faire éclater la gloire de sa grâce, par laquelle il nous a rendus agréables à ses yeux en son (Fils) bien aimé. » Saint Thomas note que saint Paul met en relief tantôt le bon plaisir de la volonté divine, tantôt le propos ou le dessein de l'intelligence divine, d'où résulte tou­jours la liberté de l'acte qu'est la prédestination.

Plus clairement encore il est dit Rom., VII, 28,30 : « Nous savons que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein. Car ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l'image de son Fils, afin que son Fils fût le premier né entre plusieurs frères. Et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés. » Comment saint Thomas a-t-il entendu les termes « quos præscivit et prædestinavit, ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés ? » En son commentaire sur l'Épître aux Romains et par­tout ailleurs, saint Thomas a entendu ces paroles comme saint Augustin. Il ne s'agit pas de la pre­science divine de nos mérites, cela n'aurait aucun fondement chez saint Paul et s'opposerait à plusieurs de ses affirmations, en particulier Éph., I, 4 : I Cor., IV, 7 ; Rom., IX, 15-16. Le sens est : « ceux que Dieu a connus d'avance d'un regard de bienveillance, il les a prédestinés ». Et dans quelle intention ? « Afin que son Fils fût le premier né entre plusieurs frères. » Tel est pour saint Augustin et saint Thomas le sens du præscivit. De même saint Thomas montre dans son commentaire de l'Épître aux Romains, IX-XII, que saint Paul y expose la souveraine indépendance de Dieu dans la dispensation de ses grâces : les juifs, qui étaient le peuple élu, sont rejetés à cause de leur incrédulité, et le salut est annoncé aux païens. Il s'agit d'abord ici des peuples, mais les mêmes principes s'appliquent aux personnes. Saint Paul formule en effet ici le principe de prédilection qui s'applique aux peuples et aux individus. « Que dirons-nous ? Y a-t-il en Dieu de l'injustice ? Loin de là ! Car il dit à Moïse : Je ferai miséricorde à qui je veux, et j'aurai compassion de qui je veux. Ainsi donc cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. » Rom., IX, 14. Si la prédestination comporte un acte positif de Dieu, l'endurcissement n'est que permis par lui et provient du mauvais usage que l'homme fait de sa liberté. L'homme n'a pas à demander des comptes au Seigneur. D'où la conclusion : « O pro­fondeur inépuisable de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles !... Qui lui a donné le pre­mier, pour qu'il ait à recevoir en retour ? C'est de lui, par lui, et pour lui que sont toutes choses. A lui la gloire dans tous les siècles ! Amen. » Rom., XI, 33.

b) Définition. - Tels sont les textes scripturaires qui sont le fondement de la doctrine augustinienne et thomiste de la prédestination. Saint Augustin les a résumés en cette définition : Prædestinatio est præscientia et præparatio beneficiorum Dei, quibus certissime liberantur quicumque liberantur. La pré­destination est la prescience et la préparation des bienfaits par lesquels sont certainement sauvés tous ceux qui sont sauvés (De dono perseverantiæ, c. XIV). Saint Augustin dit encore plus explicitement (De prædestinatione sanctorum, c. X) : « Prædestinatione sua Deus ea præscivit quæ fuerat ipse facturus. Par sa prédestination, Dieu a prévu ce qu'il devait faire, pour conduire infailliblement ses élus à la vie éter­nelle. »

Saint Thomas conserve cette définition de la pré­destination, Ia, q. XXIII, a. I : Ratio transmissionis creaturæ rationalis in finem vitæ æterna, prædestinatio nominatur, nam destinare est mittere. La prédesti­nation est dans l'esprit de Dieu le plan de l'aboutis­sement de tel homme ou de tel ange à la fin ultime surnaturelle. C'est ce plan, à la fois ordonné et voulu, qui, de toute éternité, détermine les moyens efficaces qui conduiront tel homme ou tel ange à sa fin dernière. Saint Thomas est ainsi pleinement fidèle à la définition par laquelle saint Augustin a résumé les paroles de l'Écriture.

c) Raisons de la prédestination. - Pourquoi Dieu a-t-il élu certains, qu'il relève toujours de leurs fautes, et réprouvé certains autres après avoir permis leur impénitence finale ?

Saint Thomas, ibid., a. 5, ad 3um, répond qu'il a voulu, dans les prédestinés, représenter sa bonté par manière de miséricorde, en pardonnant, et dans les autres représenter sa justice. Cette réponse est immédiatement fondée sur la Révélation, telle qu'elle s'exprime dans l'Épître aux Romains, IX, 22 : « Si Dieu voulant manifester sa colère (c'est-à-dire sa justice), et faire connaître sa puissance, a supporté (c'est-à-dire permis) avec une grande patience des vases de colère, prêts pour la perdition, et s'il a voulu faire connaître aussi les richesses de sa gloire à l'égard des vases de miséricorde, qu'il a préparés d'avance pour la gloire... (où est l'injustice ?). » La bonté divine, d'une part, tend à se communiquer, et par là elle est le principe de la miséricorde, et, d'autre part, elle a un droit imprescriptible à être aimée par dessus tout, elle est ainsi le principe de la justice. Il convient que la bonté suprême soit manifestée sous ses deux aspects, et que la splendeur de l'infinie justice apparaisse comme l'éclat de l'infinie miséri­corde. Le mal n'est ainsi permis par Dieu que pour un bien supérieur dont la sagesse infinie est juge et que contempleront les élus. Les thomistes n'ajoutent rien à cet enseignement, ils se contentent de le défendre. Ils font de même pour la question suivante.

Pour quelle raison Dieu a-t-il prédestiné celui-ci plutôt que celui-là ? Saint Augustin avait dit : In Joannem, tr. XXVI : Quare hunc trahat et illum non trahat, noli velle dijudicare si non vis errare. Au contraire la réponse serait bien facile si le choix divin était fondé sur la prescience de nos mérites il suffirait de dire : Dieu prédestine celui-ci plutôt que celui-là parce que le premier et non pas l'autre a voulu faire bon usage de la grâce qui lui était offerte ou même accordée. Mais alors celui-ci serait par lui-même meilleur que l'autre, sans avoir été plus aimé et plus aidé par Dieu. Ce serait contraire à l'enseignement de saint Paul dans I Cor, IV, 7 et Phil., II, 13. Jésus lui-même a dit: « Sans moi vous ne pouvez rien faire », Joa., XV, 5. Bref les mérites des élus, loin d'être la cause de la prédesti­nation, sont les effets de celle-ci ; cf. ibid., a. 5 : Quidquid est in homine ordinans ipsum in salutem, comprehenditur totum sub effectu prædestinationis, etiam ipsa præparatio ad gratiam.

Saint Thomas éclaire toute cette question par le principe de prédilection qu'il a formulé Ia, q. XX; a. 3; en ces termes : Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. Nul ne serait meilleur qu'un autre, s'il n'était plus aimé et plus aidé par Dieu. C'est pourquoi le saint Docteur dit que la dilection divine précède l'élection et celle-ci la pré­destination, cf. Ia, q. XXIII, a. 4 : Voluntas Dei, qua vult bonum alicui diligendo, est causa quod illud bonam ab eo præ aliis habeatur. Sic patet quod dilectio præsupponitur electioni secundum rationem, et electio prædestinationi. Unde omnes prædestinati sunt electi et dilecti. Le même article enseigne la priorité de la prédestination à la gloire sur la prédestination à la grâce : Non præcipitur aliquid ordinandum in finem, nisi præexistente voluntate finis.

Pour les pélagiens, Dieu est seulement le specta­teur, non l'auteur du bon consentement salutaire qui distingue le juste de l'impie ; les semipélagiens disent la même chose de l'initium fidei et bonae voluntatis. Pour saint Thomas, comme pour saint Augustin, tout ce qu'il y a de bon et de salutaire en nous doit dériver de Dieu, source de tout bien, et donc le commencement de la bonne volonté et ce qu'il y a de meilleur et de plus intime dans la détermination libre du consentement salutaire.

Et donc à la question du motif de la prédestination de celui-ci plutôt que de celui-là, saint Thomas répond nettement Ia, q. XXIII, a. 5, que les mérites futurs des élus ne peuvent être le motif de leur prédestination, puisqu'ils sont au contraire l'effet de celle-ci. Et il ajoute; ibid., ad 3um : Quare hos elegit in gloriam et illos reprobavit, non habet rationem nisi divinam voluntatem. Pourquoi de deux pécheurs mourants également mal disposés, Dieu porte-t-il celui-ci à se convertir, et permet-il l'impénitence de l'autre ? il n'y a pas d'autre reponse que le bon plaisir divin. Cf. Rom. IX, 14; XI, 33; Éph. 1, 7.

Les thomistes ne font que défendre cette doctrine contre le molinisme et le congruisme, ils ne lui ajoutent rien de positif, et les termes plus explicites qu'ils emploient n'ont d'utilité à leurs yeux que pour écarter de fausses interprétations favorables au concours simultané ou à une prémotion indifférente.

Il y a certes dans cette doctrine un mystère insondable, mais inévitable : celui de la conciliation de la prédestination gratuite avec la volonté salvifique universelle. Ce mystère se ramène à celui de l'intime conciliation de l'infinie miséricorde de l'infinie justice et de la souveraine liberté. Il y aurait là une contradiction, si Dieu ne rendait pas réellement possible à tous les hommes l'accomplissement de ses préceptes. Il commanderait alors l'impossible, contrairement à sa bonté, à sa miséricorde, à sa justice.

Mais si les préceptes sont réellement possibles pour tous, ils sont actuellement observés par un certain nombre d'hommes et non pas par tous (il y a ici encore la différence de la puissance et de l'acte) ; ceux qui les observent effectivement en cela sont meilleurs, et cela montre qu'ils ont plus reçu.

Saint Thomas le rappelle en terminant, Ia, q. XXIII, a. 5, ad 3um : In his quæ ex gratia dantur, potest aliquis pro libito suo dare cui vult plus vel minus, dummodo nulli subtrahat debitum absque præjudicio justiticæ. Et hoc est quod dicit paterfamilias (Matth., XX, 15) : Tolle quod tuum est, et vade; an non licet mihi, quod volo, facere ? Dans l'ordre des choses gratuites, on peut, sans préjudice de la justice, donner librement plus à celui-ci qu'à celui-là pourvu qu'on ne refuse à aucun ce qui lui est dû. C'est ce qui est dit dans la parabole des ouvriers de la dernière heure. Matth., XX, 14. La foi commune apporte ici son témoignage : lorsque de deux pécheurs également mal disposés, l'un se convertit, le sens chrétien dit c'est l'effet d'une miséricorde spéciale de Dieu à son égard.

Le grand mystère qui nous occupe, celui de la conciliation de la prédestination restreinte avec la volonté salvifique universelle, se trouve surtout aux yeux de saint Augustin et de saint Thomas dans l'union incompréhensible et ineffable de l'infinie justice, de l'infinie miséricorde et de la souveraine liberté. C'est ce que ces deux grands docteurs ont formulé en disant : Si Dieu accorde la grâce de la persévérance finale à celui-ci, c'est par miséricorde ; et s'il ne l'accorde pas à cet autre, c'est par un juste châtiment de fautes antérieures et d'une der­nière résistance au dernier appel.

Pour éviter ici toute déviation, soit dans le sens du prédestinatianisme, du protestantisme et du jan­sénisme, soit dans celui du pélagianisme et semi­pélagianisme, il faut maintenir les deux principes qui s'équilibrent : « Dieu ne commande jamais l'impossible » et « nul ne serait meilleur qu'un autre s'il n'était plus aimé et plus aidé par Dieu. » Quid habes quod non accepisti ? Ces deux principes, en s'équi­librant, nous permettent de pressentir que l'infinie justice, l'infinie miséricorde et la souveraine liberté s'unissent parfaitement et même s'identifient, sans se détruire, dans l'éminence de la Déité, qui nous reste caché, tant que nous n'avons pas la vision béatifique. Dans ce clair-obscur, la grâce, qui est une participation dela Déité, tranquillise le juste, et les inspirations du Saint-Esprit le consolent en confirmant son espérance, en rendant son amour plus pur, plus désintéressé et plus fort, de sorte que dans l'incertitude du salut il a de plus en plus la certitude de l'espérance, qui est « une certitude de tendance » vers le salut, dont Dieu est l'auteur. Le motif formel de l'espérance infuse n'est pas en effet notre effort, mais l'infinie miséricorde auxiliatrice (Deus auxilians), qui suscite notre effort et le couron­nera. Cf. IIa, IIae, q. XVIII, a. 4.

 

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CHAPITRE VII - TOUTE-PUISSANCE, CRÉATION, MOTION DIVINE

Le principe immédiat des œuvres extérieures de Dieu est sa toute-puissance. L'action qui les produit ne peut être formellement transitive, elle implique­rait nécessairement une imperfection, elle serait un accident, qui émanerait de l'agent divin et serait reçu dans un être créé. Cette action est formellement immanente ; elle s'identifie ainsi avec l'être même de Dieu, mais elle est virtuellement transitive, en tant qu'elle produit un effet en dehors de Dieu.

Dieu possède une puissance active infinie, car plus un être est en acte et parfait, plus il peut agir, et le mode d'agir suit le mode d'être. Or Dieu est Acte pur, l'Être même infini, il a donc une puissance infinie, il peut donner l'être à tout ce qui ne répugne pas à l'existence. Cette toute-puissance n'est pas principe d'une action divine qui serait en Dieu un accident inadmissible, mais elle est principe d'un effet extérieur créé. Ia, q. XXV, a. 1.

 

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ARTICLE 1. - La Création « ex nihilo » libre et « non ab aeterno ».

La toute-puissance nous est manifestée par la création. Selon la Révélation, Dieu a librement créé de rien le ciel et la terre, non pas de toute éternité, mais dans le temps, à l'origine du temps. Il y a là trois vérités : 1° que Dieu a créé l'univers ex nihilo ; 2° qu'il l'a créé librement ; 3° qu'il l'a créé non ab æterno. Les deux premières vérités sont démontrables par la seule raison, elles appartiennent aux préam­bules de la foi. La troisième, selon saint Thomas, est indémontrable, c'est un article de foi, cf. Ia, q. XLVI, a. 2. Examinons-les brièvement l'une après l'autre.

a) Dieu a créé l'univers ex nihilo ou ex nullo præ­supposito subjecto, veluti causa materiali, c'est-à-dire que tout l'être des choses créées a été produit par Dieu ; avant cette production rien de leur être n'existait, pas même la matière si informe qu'on la puisse supposer. C'est une production de tout l'être ex nihilo sui et subjecti. Cette production a une cause efficiente, une cause finale, une cause exemplaire (l'idée divine), mais elle n'a pas de cause matérielle.

Saint Thomas, ibid., a. I, 2, 5, montre qu'il y a une distance infinie entre créer de rien, ou créer au sens propre, et produire même génialement quelque chose de nouveau. Le statuaire fait la statue, non pas de rien, mais avec une certaine matière, marbre ou argile ; si fort soit-il, il a besoin d'une matière ; de même l'architecte ; de même le père n'engendre pas son fils de rien ; quelque chose de la substance du fils préexistait, la matière, le germe qui s'est développé. Le penseur qui édifie un système, ne le crée pas de rien, il part de certains faits et de certains principes qui éclairent les faits. Notre volonté, qui émet un acte libre, ne le crée pas de rien ; cet acte n'est qu'une modification accidentelle d'elle-même, il suppose une puissance réelle dont il est l'acte. Le maître qui forme un disciple ne fait que façonner son intelligence, il ne la crée pas. Nul agent fini ne peut créer au sens propre du mot, mais seulement transformer ce qui existe déjà. Saint Thomas enseigne (ibid., a. 5) que même par miracle la puissance créatrice ne peut être communiquée à aucune créature. Cela dérive pour lui de la distinction de Dieu et du monde : in solo Deo essentia et esse sunt idem; Dieu seul, qui est l'Être par essence, pur être, peut produire ex nihilo l'être par participation (composé d'essence et d'existence) ; si pauvre que soit celui-ci, même s'il ne s'agit que d'un grain de poussière. Dieu seul peut le créer de rien, produire tout son être. Suarez, qui a des principes nota­blement différents sur l'essence et l'existence, est beaucoup moins clair et affirmatif sur ce point. (Disp. met., XX, sect. 1, 2 et 3).

On voit par là la distance considérable qu'il y a sur cette question entre Aristote et saint Thomas. Platon et Aristote ne se sont pas élevés à la notion explicite de création ex nihilo même ab æterno; cf. S. Thomas, Ia, q. XLIV, a. 2. Ils ont vaguement conçu la dépendance du monde à l'égard de Dieu, sans pouvoir préciser le mode de cette dépendance ; ils n'ont pas vu non plus que l'acte créateur est libre, souverainement libre ; chez eux le monde paraît être le rayonnement nécessaire de Dieu, comme les rayons solaires procèdent du soleil. Cette double vérité de la création libre et ex nihilo, qui vient de la Révélation, mais qui pourtant est accessible à la raison, est capitale dans la philosophie chrétienne et constitue. un immense progrès par rapport à Aristote.

Mais saint Thomas, Ia, q. XLV, a. 5, explique que Dieu seul peut créer quelque chose de rien, par un principe qui a été formulé par Aristote (Mét., l. V (IV), c. II) : « l'effet le plus universel relève de la cause la plus universelle ». Puis il ajoute : Or l'être en tant qu'être est l'effet le plus universel. Et donc la production de l'être en tant qu'être ou de tout l'être d'une chose (si petite qu'elle soit) ne peut s'attribuer qu'à la cause la plus universelle, qui est la cause suprême. Comme le feu chauffe, comme seule la lumière éclaire, ainsi l'Être même et lui seul peut produire l'être, tout l'être d'une chose si minime qu'elle soit. L'objet adéquat de la. toute puissance est l'être, et nulle puissance créée ne peut avoir un objet aussi universel.

On comprend beaucoup mieux dès lors que par les textes d'Aristote (Mét., l. I) que la métaphysique, qui est la connaissance des choses par leur cause suprême, soit la science de l'être en tant qu'être ; Aristote l'avait dit sans en donner explici­tement la raison : car l'être comme être de chaque chose finie est l'effet propre de la cause suprême.

Cet immense progrès, accompli à la lumière de la Révélation, est néanmoins le fruit d'une démonstra­tion philosophique, par laquelle la doctrine tradi­tionnelle de la puissance et de l'acte,. qui était dans l'adolescence chez Aristote, arrive à l'âge adulte. La Révélation a seulement facilité cette démonstration philosophique en montrant le terme à atteindre, elle n'a pas fourni le principe de la preuve. Dans le milieu chrétien, la doctrine de la puissance et de l'acte peut produire de nouveaux fruits, qui dérivent bien de ses principes, quoique Aristote lui-même ne les ait pas vus.

Saint Thomas ajoute une confirmation, ibid, a. 5, ad 3um, « Plus la matière à transformer est pauvre, en d'autres termes, plus la puissance passive est imparfaite, plus la puissance active doit être grande. Et donc lorsque la puissance passive n'est plus rien, la puissance active doit être infinie ; aucune créature ne peut-donc créer..» Cf. la 24e proposition. des XXIV thèses thomistes.

b) La liberté de l'acte créateur n'est pas moins importante que l'affirmation de la création ex nihilo. Nous en avons déjà donné la raison en parlant de la volonté divine : Dieu n'a nul besoin des créatures pour posséder son infinie bonté et en jouir, et celle-ci ne peut s'accroître par la production d'un bien fini. L'acte libre créateur, lui-même, n'ajoute pas à. la perfection infinie de Dieu une perfection nouvelle. « Dieu n'est pas plus grand pour avoir créé l'univers. », comme l'a dit Bossuet : Élévations sur les mystères, IIIe semaine, Ie élev., contre Leibniz, Théod., § VIII. Il n'était pas moins parfait avant la création du monde, et il n'eût pas été moins parfait, si de toute éternité il n'avait pas voulu créer. Il y aurait toujours eu, nous dit la Révélation la fécondité infinie de la nature divine par la génération du Verbe et la spiration du Saint-Esprit ; la bonté divine est com­municative d'elle-même ad intra nécessairement, avant de l'être librement, ad extra.

Saint Thomas a beaucoup insisté sur la liberté de l'acte créateur contre les averroïstes, dans le Cont. Gent., l. II, c. XXII : Quod Deus omnia possit ; c. XXIII : Quod Deus non agat ex necessitate naturæ ; c. XXIV : Quod Deus agit per suam sapientiam ; c. XXVI-XXIX : Quod divinus intellectus non coarctatur ad determinatos effectus, nec divina voluntas ; c. XXX Qualiter in rebus creatis possit esse necessitas abso­luta ; et l. III, c. XCVIII et XCIX : Quod Deus operari potest præter ordinem naturæ. Cf. De potentia, q. VI ; Summa theol., Ia, q. CV, a. 6.

Les raisons exposées dans ces articles valent égale­ment contre le déterminisme panthéistique de Spinoza et celui de nombreux philosophes modernes, et même contre le déterminisme de la nécessité morale de Leibniz et son optimisme absolu selon lequel « la suprême sagesse devait créer et n'a pu manquer de choisir le meilleur des mondes possibles ». Théodicée, § VIII.

Saint Thomas avait dit, Ia, q. XXV, a. 5 : « Le plan réalisé de fait par la sagesse infinie ne lui est pas adéquat ; il n'épuise pas son idéal, ni ses inven­tions. Le sage ordonne toutes choses en vue d'une fin, et quand la fin est proportionnée aux moyens, ceux-ci sont par là même déterminés et s'imposent. Mais la bonté divine, qui est la fin universelle, dépasse infiniment toutes les choses créées (et créables) et n'a avec elles aucune proportion. La sagesse divine n'est donc pas bornée à l'ordre actuel des choses, elle peut en concevoir un autre. » Leibniz a trop considéré ce problème comme un problème mathématique. Dum Deus calculat, fit mundus, a-t-il dit ; il a oublié que, si dans un problème de mathéma­tique les divers éléments ont entre eux une proportion déterminée, il n'en est pas de même des biens finis par rapport à l'infinie bonté qu'ils manifestent.

A l'objection : Dieu, en sa sagesse, n'a pu manquer de choisir le meilleur, saint Thomas avait déjà répondu Ia, q. XXV, a. 6, ad Ium : « La proposition Dieu peut faire mieux qu'il ne fait peut s'entendre de deux façons. Si le terme « mieux » est pris sub­stantivement, dans le sens d'objet meilleur, la proposition est vraie, car Dieu peut rendre meilleures les choses qui existent et faire de meilleures choses que celles qu'il a faites, qualibet re a se facta potest facere aliam meliorem. Mais si le mot « mieux » est pris adverbialement et signifie : d'une manière plus parfaite, alors on ne peut dire que Dieu peut faire mieux qu'il ne fait, car il ne saurait agir avec plus de sagesse et plus de bonté. » Le monde actuel est un chef-d'œuvre, mais un autre chef-d'œuvre est possible. Ainsi l'organisme de la plante, étant donnée la fin qu'il doit réaliser, ne saurait être mieux dis­posé, mais l'organisme animal, ordonné à une fin supérieure, est plus parfait. Telle symphonie de Beethoven est un chef-d'oeuvre, mais elle n'a pas épuisé son génie.

Ainsi sont résolues les difficultés qui paraissent avoir arrêté Aristote dans l'affirmation de la liberté divine et de l'existence de la providence.

c) Création dans le temps. D'après la Révélation Dieu a créé l'univers dans le temps, à l'origine du temps, non ab æterno ; en d'autres termes : le monde a commencé, il y a eu un premier jour. Ce point de doctrine, selon saint Thomas, ne saurait être dé­montré, c'est un article de foi Ia, qu. XLVI, a. 2.

Pourquoi ? Parce que la création dépend de la liberté divine et que Dieu aurait pu créer des milliards de siècles plus tôt, et toujours plus tôt, de telle sorte même que le monde n'aurait pas commencé et n'aurait eu à l'égard de Dieu qu'une postérité de nature et de causalité ; il n'y aurait pas eu de premier jour. Ainsi l'empreinte du pied dans le sable suppose le pied ; mais si le pied était ab æterno dans le sable, l'empreinte y serait aussi dès toujours. D'après la Révélation les créatures spirituelles ne finiront pas, les corps eux-mêmes après la résurrection générale dureront toujours, de même le monde aurait pu ne pas commencer, il aurait pu être créé ab æterno et conservé par Dieu. Cf. Cont. Gent., l. II, c. XXXIV, et surtout XXXVIII.

Ce que saint Thomas montre ibid., c. XXX-XXXVII, contre les averroïstes de son temps ; c'est qu'il n'est pas nécessaire que le monde ait été produit par Dieu ab æterno. Sans doute. l'action créatrice en Dieu est étérnelle, elle est en lui formellement immanente et virtuellement transitive, mais comme elle est libre; elle peut faire que son effet commence dans le temps à tel instant choisi de toute éternité. Il y a ainsi novitas divini effectus absque novitate actionis divinæ, cf. ibid., l. II, c. XXXV et Ia, q. XLVI, a. I, ad 9um.

 

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ARTICLE 2. - Conservation.

Si l'on entend bien cette doctrine de la création, on voit qu'elle a pour conséquence celle de la con­servation, Ia, q. CIV. Si Dieu cessait un instant de conserver les créatures, elles seraient aussitôt anni­hilées, comme la lumière cesse lorsque le soleil dis­paraît. La raison en est que l'être des créatures, composées. d'essence et d'existence, est de l'être par participation, qui dépend. toujours de l'Être par essence, en qui seul l'essence et l'existence sont identiques. Cf. N. del Prado, De Veritate fundamentali philosophiæ christianæ, 1911, p. 404-415­.

Dieu en effet n'est pas seulement cause du devenir des créatures, mais aussi et directement de leur être. Le père qui engendre un fils n'est directement cause que du devenir, de la génération de celui-ci, qui par suite peut continuer à vivre après la mort de son père. Il y a au contraire des causes dont dépend la conservation de l'être de leur effet : supprimez la pression atmosphérique et la chaleur solaire, l'animal le plus vigoureux ne tardera pas à mourir. Si la lumière n'est pas conservée par le foyer d'où elle provient, elle disparaît ; si la sensation n'est pas conservée par l'influence de l'objet senti, elle dis­paraît aussi. De même dans l'ordre intellectuel, si l'on oublie les principes on ne peut plus saisir la valeur des conclusions, et si l'on ne veut plus la fin, le désir des moyens disparaît.

C'est le propre d'une cause de même espèce que son effet, d'être seulement cause du devenir de celui-ci. Il est de toute évidence que l'être de l'effet ne peut dépendre d'elle directement, car elle est aussi pauvre que lui ; elle participe comme lui à une perfection, que l'un et l'autre ne peuvent tenir que d'une cause supérieure.

C'est au contraire le propre d'une cause, qui reste d'ordre supérieur à ses effets, d'être cause directe non seulement de leur devenir, mais de leur être. Ainsi le principe à l'égard de ses conséquences, et la valeur de la fin à l'égard des moyens. Or Dieu, cause suprême, est l'Être même subsistant, et toute créature est être par participation, composé d'es­sence et d'existence. Et donc toute créature a besoin d'être conservée par Dieu pour continuer à exister. L'action conservatrice, supérieure au mouvement et au temps, est la continuation de l'action créatrice, un peu comme l'influx continu du soleil conserve la lumière. Ia, q. CIV, a. 1, ad 4um

Dieu, qui conserve ainsi immédiatement l'existence même des créatures, est, par son action conservatrice plus intime aux choses qu'elles-mêmes (Ia, q. VIII, a.1).

 

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ARTICLE 3. - Motion divine.

Enfin Dieu meut toutes les causes secondes à leurs opérations, Ia, q. CV, a. 5, selon les paroles de l'Écriture, Is., XXVI, 12 : Omnia operatus es in nobis ; Act., XVII, 28 : In ipso enim vivimus, movemur et sumus; I Cor., XII, 6 : Operatur omnia in omnibus.

Il ne faut point l'entendre, comme les occasion­nalistes, en ce sens que Dieu seul agirait en toutes choses, que le feu ne chaufferait pas, mais Dieu dans le feu ou à l'occasion du feu. On ne doit pas non plus aller à l'autre extrême et soutenir que la cause seconde peut agir sans motion divine, qu'elle est plutôt coordonnée que subordonnée à la cause première comme deux hommes qui tirent un navire.

Saint Thomas prend ici une position supérieure à ces deux conceptions opposées entre elles. L'agir suit l'être et le mode d'agir suit le mode d'être. Donc Dieu seul, qui est l'Être par soi, agit par soi, tandis que la créature qui est être par participation en dépendance de Dieu, n'agit aussi qu'en dépen­dance de la motion divine. Cf. Ia, q. CV, a. 5 : « Dieu non seulement donne aux créatures leur forme ou nature, mais il les conserve dans l'être, les applique à agir (applicat eas ad agendum) et il est la fin de leurs actions. » Ibid., ad 3um. Si la créature passait de la puissance à l'acte d'agir, sans motion divine, le plus sortirait du moins, contrairement au principe de causalité, et les preuves de l'existence de Dieu par le mouvement et par les causes efficientes per­draient leur valeur. Cf. Cont. Gent., l. III, C. LXVII ; De potentia, q. III, a. 7, où il est dit.: Sic ergo Deus est causa actionis cujuslibet in quantum dat virtutem agendi, et in quantum conservat eam et in quantum applicat actioni, et in quantum ejus virtute omnia alia virtus agit. Et ibid., ad 7um : Rei naturali conferri non potuit quod operaretur absque operatione divina. Les thomistes n'ont rien dit de plus explicite. Cf. la 24e des XXIV thèses thomistes.

On sait que Molina, Concordia, éd. Paris 1876, p.152, a écrit : Duo sunt quæ mihi difficultatem pariunt circa doctrinam hanc D. Thomæ. Primum est, quod non videam, quidnam sit motus ille et applicatio in causis secundis, qua Deus illas ad agendum moveat et applicet. Pour Molina le concours général de Dieu est un con­cours simultané, il n'influe pas sur la cause pour l'ap­pliquer à agir, mais immédiatement sur son effet, non secus ac cum duo trahunt navim. Cf. ibid., p. 158. Suarez a conservé cette manière de voir, cf. Disp. met., XXII, sect. 2, n. 51 ; sect. 3, n. 12 ; sect. 4.

A cela les thomistes répondent : la cause seconde serait alors coordonnée et non pas subordonnée dans sa causalité à la cause première, et son passage de la puissance à l'acte ne s'expliquerait pas. Il faut dire au contraire que ce sont deux causes dont l'une est subordonnée à l'autre, et de la sorte tout l'effet est de Dieu comme de la cause première et il est tout entier de la créature comme de la cause seconde ; ainsi le fruit est tout entier de l'arbre comme de son principe radical, et du rameau qui le porte, comme de son principe prochain. Et de même que Dieu, cause première, actualise la vitalité des fonctions de la plante et de l'animal, ainsi il peut éclairer, fortifier notre intelligence, et actualiser notre liberté, sans la violenter en rien, comme nous l'avons vu plus haut, en parlant de la volonté divine.

Nous n'insistons pas sur cette question que nous avons longuement traitée à l'article PRÉMOTION PHYSIQUE, col. 31-77 du Dict. de théologie.

Dans la Somme théologique, le traité de Deo uno s'achève par la question XXVI : De beatitudine Dei, qui en est le couronnement. La béatitude divine provient de ce que Dieu connaît autant qu'elle est connaissable son infinie perfection, sa divine bonté, et l'aime autant qu'elle peut être aimée, c'est-à-dire infiniment, tandis qu'une créature même béatifiée ne peut la connaître et l'aimer que d'une façon finie, proportionnée à ses facultés et au degré de grâce et de gloire reçu.

 

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TROISIÈME PARTIE - LA SAINTE TRINITÉ

Au sujet de la synthèse thomiste relative au mystère de la Trinité, nous examinerons d'abord ce que saint Thomas doit ici à saint Augustin, et quelle est sa doctrine et celle de son école sur les processions, les relations, les personnes divines et les actes notionnels de génération et de spiration. Nous ver­rons mieux ensuite pourquoi la sainte Trinité n'est pas naturellement connaissable, puis ce qu'il faut entendre par l'appropriation, et enfin comment con­cevoir, selon les thomistes, l'habitation de la sainte Trinité dans les âmes justes. Nous considérerons ces problèmes du seul point de vue des principes, et du progrès de la science théologique.

 

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CHAPITRE I - LES BASES DU TRAITÉ DE SAINT THOMAS. CE QU'IL DOIT A SAINT AUGUSTIN

Saint Thomas, dans ses commentaires sur saint Matthieu, sur saint Jean et les Épîtres de saint Paul, a examiné tous les textes du Nouveau Testament relatifs à la sainte Trinité, depuis ceux des synopti­ques, y compris la formule du baptême, Matth., XXVIII, 19, jusqu'aux textes les plus élevés contenus dans les discours de Jésus avant la Passion, rap­portés par saint Jean, c. XIV-XVII, et dans les Épîtres de saint Paul, I Cor., II, 10; VI, II, 19; XII, 3-6; II Cor., XIII, 13 ; Rom., VIII, 26. Il a particulièrement analysé avec grand soin du point de vue théologique chacun des versets du Prologue de saint Jean, en s'éclairant par ce qu'en ont dit les Pères grecs et latins dans leur réfutation de l'arianisme et du sabel­lianisme.

Par l'examen de ces textes et de leur explication donnée par les Pères, saint Thomas s'est bien rendu compte du progrès accompli par saint Augustin dans l'intelligence des paroles les plus élevées du Sauveur sur le mystère suprême. Il importe de le noter attentivement au début, pour saisir ce qui suit. Il y a là toute une filière d'idées très intéressantes. On ne comprend bien la doctrine thomiste de la Trinité, qu'en rappelant d'abord les avantages de la conception augustinienne et les difficultés qu'elle laisse subsister.

Les Pères grecs, dans leur conception de la sainte Trinité et leur réfutation de Sabellius, qui niait la distinction réelle des personnes, d'Arius et Macé­donius, qui niaient la divinité soit du Fils, soit du Saint-Esprit, partaient de la Trinité des personnes affirmée par la Révélation et cherchaient ensuite à montrer comment elle se concilie avec l'unité de nature par la consubstantialité, dont la notion se précisa ainsi de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle fût définie par le concile de Nicée. Les Pères grecs, en particulier saint Athanase, affirment que le Père engendre le Fils, en lui communiquant sa nature et non pas seulement une participation de celle-ci ; il suit, de là que le Fils est Dieu ; cf. S. Athanase, Cont. arianos, I, 14, 16, 25, 27; III, 6, II, 24, d'où la valeur infinie de ses mérites comme Rédempteur. De méme le Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils, est Dieu, sans quoi il ne pourrait sanctifier les âmes, S. Athanase, Epist. ad Serapion, I, 23 sq. ; III, I-5.

Les Pères grecs considèrent les processions plutôt comme des donations que comme des opérations de l'intelligence et de la volonté divines. Le Père, en engendrant son Fils, lui donne sa nature ; le Père et le Fils la donnent au Saint-Esprit. Et ils ajoutaient que le mode selon lequel se fait la génération éternelle et la spiration est inscrutable. De plus les Pères grecs, dans leur explication du mystère de la Trinité, suivaient l'ordre du Symbole des Apôtres, où le Père est dit créateur, le Fils sauveur, le Saint-Esprit sanctificateur. Mais il restait dans ces explications de grandes obscurités.

Pourquoi y a-t-il deux processions et deux seule­ment ? En quoi la première diffère-t-elle de la seconde ? Pourquoi elle seule est-elle appelée généra­tion, pourquoi le Fils est-il Fils unique ? Pourquoi le Saint-Esprit n'est-il pas engendré ? Surtout il restait à expliquer pourquoi le Père est-il appelé Créateur dans le Symbole, alors que pourtant le Fils et le Saint-Esprit le sont aussi d'après les textes les plus incontestables du Prologue de saint Jean : Omnia Per ipsum (Verbum) facta sunt et des Épîtres de saint Paul ? La puissance créatrice est une pro­priété de la nature divine commune aux trois per­sonnes, et donc elle doit appartenir aux trois. En quel sens le Père est-il dit créateur plutôt que le Fils et le Saint-Esprit? La théorie latine de l'appropria­tion donnera une réponse, qui ne se trouve pas encore explicitement chez les Pères grecs.

Saint Thomas en lisant le De Trinitate de saint Augustin, et en commentant lui-même le Prologue de saint Jean, comprit que saint Augustin avait fait faire un grand pas à la théologie de la Trinité. Dans ses spéculations sur ce mystère, saint Augustin part de l'unité de nature, déjà philosophiquement démontrée, et sous la lumière de la Révélation, il cherche à rejoindre la trinité des personnes ; il suit donc en sens inverse le chemin tracé par les Pères grecs. Saint Thomas fera de même.

De plus saint Augustin est surtout frappé de ceci que dans le Prologue de saint Jean, le Filius unigenitus, v. 18, procède du Père comme Verbe : Et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta sunt. Le Fils unique procède du Père comme Verbe, comme parole, non pas extérieure, mais intérieure, comme verbe mental ou intellectuel, dit de toute éternité par le Père, et expression de son essence, de sa nature spirituelle infinie, parfaitement connue de toute éternité. Par là le mode intime de la géné­ration éternelle du Fils, mode déclaré inscrutable par les Pères grecs, commence à s'éclairer. Le Père engendre de toute éternité son Fils par un acte intellectuel, comme notre esprit conçoit son verbe mental ; cf. S. Augustin, De Trinitate, l. IX et X. Mais tandis que notre verbe mental n'est qu'un mode accidentel de notre intelligence, le Verbe divin est substantiel comme la pensée divine, ibid., l. V, 6, 16, 17 ; et tandis que notre esprit conçoit lentement et difficilement ses idées toujours imparfaites, bor­nées, et par suite nécessairement multiples, pour exprimer les divers aspects du réel, les différentes natures créées et les diverses perfections divines, le Père, lui, conçoit de toute éternité un Verbe substantiel, unique et adéquat, qui est Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, expression parfaite de la nature divine, de tout ce qu'elle est et de tout ce qu'elle peut produire et produit en dehors d'elle. Le mode intime de la géné­ration éternelle du Verbe s'éclaire ainsi beaucoup, si l'on rapproche les divers passages du De Trini­tate de saint Augustin, notamment l. XV, c. X-XVI.

Par suite s'éclaire aussi le mode intime de la spiration; cf. De Trinitate, l. IX, X, XV, c. XVII­XXVIII. L'âme humaine selon l'Écriture a été créée à l'image de Dieu ; or, l'âme humaine est douée d'intelligence et d'amour ; non seulement elle con­çoit le bien, mais elle l'aime ; ce sont là les deux formes supérieures de son activité. Si donc le Fils unique procède du Père comme Verbe intellectuel, tout porte à penser que le Saint-Esprit procède d'eux selon une procession d'amour, et qu'il est le terme de cette procession, comme le Verbe est le terme de la procession intellectuelle. D'où les relations divines, dont saint Augustin parle, surtout De Trinitate, l. V tout entier et l. XV, c. IV, 5, où il est dit : Demon­stratur non omne quod de Deo dicitur secundum sub­stantiam dici, sed dici etiam relative, id est, non ad se, sed ad aliquid, quod ipse non est. Le Père est dit tel ad Filium, le Fils ad Patrem, le Saint-Esprit ad Patrem et Filium; cf. ibid., l. V, 6, 16, 17, et J. Tixeront, Hist. des Dogmes, t. II, p. 364-366. C'est la base de la doctrine thomiste des relations divines.

On s'explique par là qu'il y ait en Dieu deux processions et deux seulement, et que le Saint-Esprit procède non seulement du Père, mais du Fils, comme en nous l'amour procède de la connaissance du bien. Saint Augustin cependant ne voit pas encore pour­quoi seule la première procession est génération, pourquoi on ne peut dire que l'Esprit saint est engendré. Saint Thomas le précisera sur ce point et sur beaucoup d'autres.

De plus, saint Augustin en ses spéculations sur la Trinité, partant, à l'opposé des Pères grecs, de l'unité de nature philosophiquement démontrée, et non pas de la Trinité des personnes, montre facilement que ce n'est pas le Père seul qui est créateur, mais aussi le Fils et le Saint-Esprit, car la puissance créatrice, propriété de la nature divine, est commune aux trois personnes. Ainsi peu à peu se précise la vérité capitale, sur laquelle revient toujours saint Thomas, que les trois personnes sont un seul et même principe d'opération ad extra. Les premiers documents qui expriment cette vérité s'éclairent alors de plus en plus ; cf. Denz.-Bannw., n. 19, 77, 79. 254. 281, 284, 421, 428. Si donc dans le Symbole des Apôtres, le Père est dit spécialement créateur, c'est par une appropriation, à cause de l'affinité qui existe entre la puissance et la paternité, comme les œuvres de sagesse sont appropriées au Verbe, et celles de sancti­fication à l'Esprit d'amour. Cette théorie de l'appro­priation esquissée par saint Augustin, De Trin., l. VI, c. II, se précise chez saint Thomas, Ia, q. XXXIX, a. 7, 8 ; q. XLVI, a. 3 ; q. XLV, a. 6, ad 2um.

Ainsi apparaît de plus en plus la vérité du principe qui éclaire tout le traité de la Trinité : In Deo omnia sunt unum et idem ubi non obvint relationis oppositio, dont le concile de Florence donnera la formule défi­nitive. Denz-Bannw., n. 703.

Il reste pourtant encore dans la conception augus­tinienne bien des difficultés auxquelles saint Thomas apporte une solution. Cf. Th. de Régnon, Études positives sur le mystère de la Trinité, 1892-1898, t. I, p. 303 sq. Notons seulement ici les principales. La génération du Verbe se fait par manière d'intel­lection ; or l'intellection appartient aux trois per­sonnes, il semble donc que les trois devraient engendrer, et ainsi à l'infini. Il faudra distinguer, avec saint Thomas, l'intellection essentielle commune aux trois personnes, et la diction propre au Père. Ia, q. XXXIV, a. I, ad 3um. Il y a une difficulté semblable au sujet de la seconde procession, qui se fait par mode d'amour ; en effet les trois personnes aiment, il semble donc que toutes les trois devraient spirer une autre personne, et l'on irait ainsi à l'infini. Il faudra distinguer ici, avec saint Thomas, l'amour essentiel commun aux trois personnes, l'amour notionnel ou la spiration active, et l'amour personnel qui est le Saint-Esprit lui-même. Ia, q. XXXVII, a. 1.

Ces distinctions ne sont pas explicitement chez Augustin, saint Thomas les propose et les explique à la lumière des principes qui éclairent tout le traité. En le lisant on se rend de mieux en mieux compte pourquoi la conception augustinienne de la Trinité a prévalu sur celle des Pères grecs : 1° Elle procède méthodiquement après la constitution du traité de Deo uno, en passant du plus connu, de l'unité de nature philosophiquement démontrée, au moins connu, au mystère surnaturel de la Trinité des per­sonnes. - 2° Elle explique par l'analogie de la vie de l'âme, de l'intellection et de l'amour, le mode ou le caractère propre et le nombre des processions divines, que les Pères grecs déclaraient inscrutables. Elle montre ainsi qu'il doit y avoir deux processions et deux seulement, et pourquoi le Saint-Esprit pro­cède non seulement du Père mais du Fils, comme l'amour procède de la connaissance du bien. - 3° Elle montre beaucoup mieux que les trois Per­sonnes sont un principe unique d'opération ad extra, car cette opération dérive de la toute puissance qui leur est commune. Ce qui explique aussi que nous ne puissions connaître naturellement la sainte Trinité par les créatures, puisque la virtus creativa est com­mune aux trois personnes. Ia, q. XXXII, a. I. Ce sont là des convenances positives, qui montrent que les idées de saint Augustin complètent ce qu'avaient dit d'un autre point de vue les Pères grecs. Quant aux difficultés de la conception augustinienne, elles ne proviennent pas d'un manque de méthode, mais de l'élévation du mystère, tandis que plusieurs des difficultés de la conception grecque proviennent de l'imperfection de sa méthode, qui descend du mystère surnaturel de la Trinité à l'unité de nature, au lieu de s'élever de l'évidence de celle-ci à l'obscurité des relations trinitaires.

Examinons maintenant la structure du traité de la Trinité de saint Thomas, dans la Somme théologique, en insistant sur les parties fondamentales, qui con­tiennent virtuellement le reste : celles relatives aux processions, aux relations et aux personnes. Nous noterons, au cours de cet exposé, comment cet enseignement se précise dans les formules générale­ment admises par ses commentateurs.

 

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CHAPITRE II - LES PROCESSIONS DIVINES

I. Génération du Fils. - D'après ce que la Révé­lation et surtout le Prologue de saint Jean dit du Verbe « qui est en Dieu et qui est Dieu », saint Thomas, Ia, q. XXVII, a. I, montre qu'il y a en Dieu une procession intellectuelle du Verbe secundum emanationem intelligibilem Verbi intelligibilis a dicente.

Cette procession ne peut être celle de l'effet à l'égard de la cause (arianisme), ni du simple être de raison (modalisme), mais elle est intérieure et réelle. Bien plus le Verbe a la même nature que le Père. La convenance de cette procession apparaît, ad 2, à la lumière de ce principe : « Ce qui procède intel­lectuellement ad intra d'un principe n'est pas d'une autre nature que ce principe, et même plus il en procède parfaitement, plus il est uni à ce principe » ; c'est ainsi que, plus notre conception est parfaite, plus elle est unie à notre intelligence. Aussi le Verbe conçu de toute éternité par le Père n'est pas d'une autre nature que lui, ils sont un par nature ; ce n'est pas un verbe accidentel comme le nôtre, mais un Verbe substantiel, car l'intellection en Dieu n'est pas un accident, elle est subsistante.

Cette haute raison de convenance est longuement développée, Cont. Gent., l. IV, c. XI, où saint Thomas énonce ce principe : « Quanto aliqua natura est altior tanto id quod ex ea emanat est magis intimum : plus une nature est élevée, plus ce qui émane d'elle lui est intimement uni. » On le voit inductivement : la plante et l'animal engendrent un être semblable extérieur à eux, tandis que l'intelligence humaine conçoit un verbe intérieur à elle ; cependant celui-ci n'est encore qu'un accident transitoire de notre esprit comme telle pensée qui succède à une autre. En Dieu l'intellection est subsistante, et, si elle s'exprime en un Verbe, comme le dit la Révélation, ce Verbe doit être non pas accidentel, mais sub­stantiel ; il doit être non pas seulement l'idée de Dieu ou Dieu représenté, mais vrai Dieu, Deus verus de Deo vero.

Saint Thomas conserve ainsi sous cette forme le principe auquel les augustiniens, en particulier saint Bonaventure, ont ici recours : Bonum est essentialiter difiusivum sui ; le bien est diffusif de lui-même et plus il est d'ordre élevé, plus il se communique abon­damment et intimement. Saint Thomas cite même ce principe, Ia, q. XXVIII, a. 5, ad 2um, et il l'invoque IIIa, q. I, a. I, pour montrer la convenance de l'Incarnation. On voit la vérité de ce principe en suivant l'échelle des êtres : le soleil répand autour de lui sa lumière et sa chaleur, la plante arrivée à l'âge adulte engendre une autre plante, de même l'animal adulte ; dans un ordre supérieur l'intel­ligence humaine conçoit son verbe intérieur, de même le sage veut communiquer sa sagesse, et le vertueux veut susciter la vertu autour de lui. Or, Dieu est le souverain bien ; il convient donc qu'il se com­munique le plus possible, de la façon la plus abon­dante et la plus intime, qu'il communique non pas seulement une participation de l'être, de la vie, de l'intelligence, comme il le fait par la création de la pierre, de la plante, de l'animal, de l'homme, non pas seulement une participation de sa nature, comme il le fait par la justification du pécheur, mais qu'il communique sa nature infinie et indivisible. C'est ce qui a lieu par la procession du Verbe ou du Fils unique dont parle la Révélation : Filius meus es tu, ego hodie genui te. Ps., II, 7 Hebr., I, 5. C'est la plus parfaite diffusion dans la plus intime communion.

Saint Thomas montre aussi, Ia, q. XXVII, a. 2, que cette procession intellectuelle mérite le nom de génération comme l'indique l'expression Filius uni­genitus, Joa., I, 18. Le vivant, en effet, naît du vivant et reçoit une nature semblable à celle de l'engendrant; or en Dieu, le Fils reçoit la même nature, qui n'est pas causée en lui, mais communiquée. On dit com­munément que notre intelligence conçoit son verbe ; la conception est la formation initiale d'un vivant ; mais en nous la conception intellectuelle ne devient pas génération, car notre verbe n'est qu'un accident de notre esprit, et, lorsque nous nous concevons nous-mêmes, il n'est qu'une similitude accidentelle de nous, tandis qu'en Dieu le Verbe est substantiel, il n'est pas seulement une représentation de Dieu, mais il est réellement Dieu ; la conception ici devient génération. En d'autres termes, lorsque « la concep­tion intellectuelle » est purifiée de toute imperfection, elle devient une « génération intellectuelle », comme la conception corporelle aboutit à une génération corporelle. C'est la plus haute application de la méthode d'analogie. Le Verbe de Dieu n'est pas seulement une similitude représentative de Dieu le Père, il est substantiel comme lui, vivant comme lui, il est une personne comme lui, mais distincte de lui. Cf. Cont. Gent., l. IV, c. XI, et Jean de Saint-Thomas, In Iam, q. XXVII, a. 2.

2. Spiration. - Il y a en Dieu une autre proces­sion par voie d'amour, comme en nous l'amour du bien procède de la connaissance du bien. Ia, q. XXVII, a. 3. Mais cette seconde procession n'est pas une génération (a. 4), car l'amour, à l'opposé de la connaissance, ne s'assimile pas son objet, il ne con­çoit pas une similitude de son objet, il tend vers lui amor meus, pondus meum, disait saint Augustin.

Il ne peut y avoir en Dieu que ces deux processions comme notre activité supérieure, purement spiri­tuelle, ne comporte que l'intellection et l'amour (a. 5); et en Dieu le terme de la seconde procède du terme de la première, comme en nous l'amour dérive de la connaissance du bien.

Plus loin saint Thomas résout plusieurs des diffi­cultés de la conception augustinienne relatives aux processions. Il montre, q. XXXIV, a. I, ad 3um, que les trois personnes ont une même intellection essentielle, mais que seul le Père dit le Verbe, qui est un Verbe adéquat et par suite unique. Ainsi il arrive, que trois hommes étant placés devant un problème difficile, un seul dit la solution adéquate, et tous les trois la comprennent parfaitement.

De même les trois personnes divines aiment par le même amour essentiel, mais seuls le père et le Fils spirent (amour notionnel) le Saint-Esprit, qui est l'amour personnel ; cf. Ia, q. XXXVII, a. I. Ainsi l'amour en Dieu est soit essentiel, soit notionnel, soit personnel, mais toujours substantiel. Ainsi sont résolues plusieurs des difficultés de la conception augustinienne.

 

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CHAPITRE III - LES RELATIONS DIVINES

Il y a en Dieu, selon les processions réelles, des relations réelles. Comme, dans l'ordre créé, la généra­tion temporelle fonde deux relations du père au fils et du fils au père, analogiquement la génération éternelle du Verbe fonde les relations de paternité et de filiation. De même la procession d'amour fonde les relations de spiration active et de spiration dite passive. Ia, q. XXVIII, a. I.

Ces relations réelles ne sont pas réellement dis­tinctes de l'essence divine, car en Dieu il n'y a pas d'accident, et donc l'esse in (ou l'inhérence) des relations est d'ordre substantiel, et s'identifie réellement avec l'essence ou substance et l'existence de Dieu (a. 2). D'où il suit que tres personæ non habent nisi unum esse. IIIa, q. XVII, a. 2, ad 3um. On dit communément : esse accidentis est inesse ; or, en Dieu l'esse in des relations est substantiel, donc il s'identifie avec l'esse, l'existence de l'essence, et par suite il est unique. Cela paraît extrêmement simple à saint Thomas ; ce sera pourtant nié par Suarez, qui part de principes différents sur l'être, l'essence, l'existence, la relation. Cf. SUAREZ, De Mysterio S. S. Trinitatis, l. III, c, V ; pour la critique de cette proposition suarézienne, voir N. del Prado, O. P., De veritate fundamentali philosophiæ christia­næ, 1911, P. 537-544. Pour Suarez il n'y a pas dans l'ordre créé de distinction réelle entre l'essence et l'existence, ni entre l'esse in de la relation accidentelle et son esse ad qui est son essence ; et alors les relations divines ne peuvent être réelles, selon lui, que par une existence propre. Ainsi est-il conduit à nier ce qu'affirme nettement saint Thomas, in divinis est unum esse tantum. C'est une divergence importante, semblable à celle qui se trouve dans le traité de l'Incarnation au sujet de cette proposition de saint Thomas : est unum esse in Christo, IIIa, q. XVII, a. 2 ; toutes ces divergences procèdent de la même source.

Les relations divines qui sont opposées entre elles sont réellement distinctes les unes des autres, en vertu même de cette opposition (a. 3). Le Père n'est pas le Fils, car nul ne s'engendre soi-même ; et le Saint-­Esprit n'est ni le Père ni le Fils. Cependant, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu. Ainsi se précise le principe qui éclaire tout le traité de la Trinité et qui sera défini au concile de Florence : In Deo omnia sont unum et idem, ubi non obviat relationis oppositio. Denz.-Bannw., n. 703. En Dieu tout est un, là où il n'y a pas d'opposition de rela­tion.

On voit dès lors comment saint Thomas répond à l'objection qui est souvent faite contre le mystère de la Trinité : Quae sunt eadem uni tertio, sunt eadem inter se, les choses qui sont réellement identiques à une même troisième sont réellement identiques entre elles ; or, les relations divines (et les personnes) sont réellement identiques à l'essence divine, comme il a été dit (a. 2) ; donc elles ne sont pas réellement distinctes entre elles.

Saint Thomas, a. 3, ad Ium, répond : les choses qui sont réellement identiques à une troisième sont réellement identiques entre elles, si elles ne s'opposent pas plus entre elles qu'elles ne s'opposent à cette troisième, je le concède ; si elles s'opposent entre elles, je le nie. Ainsi les trois angles d'un triangle sont réellement distincts entre eux, par une opposi­tion de relation, bien qu'ils aient la même surface et ne s'opposent nullement à cette surface qui leur est commune.

Suarez, De mysterio S. S. Trinitatis, l. IV, c. III, a méconnu la valeur de cette réponse, parce qu'il se fait une autre idée de la relation. Au lieu d'admettre comme saint Thomas, IIIa, q. XVII, a. 2, ad 3um, que les trois personnes divines, par leur esse in commun, n'ont qu'une existence, unum esse, il admet en Dieu trois existences relatives. Il lui est alors fort difficile de résoudre l'objection dont nous venons de parler, et il dit même (ibid.) que l'axiome quaæ sunt eadem uni tertio sunt eadem inter se, n'est vrai que dans les créatures, qu'il n'est pas vrai dans toute son uni­versalité et comme applicable à Dieu.

A quoi les thomistes répondent : cet axiome dérive immédiatement du principe de contradiction ou d'identité, qui doit manifestement s'appliquer analo­giquement à Dieu, car c'est une loi de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire une loi absolument universelle ; il n'y a en dehors d'elle que l'absurde, qui ne saurait être réalisé.

Comme le montre le P. N. del Prado, op. cit., p. 529-544, la doctrine de saint Thomas sauvegarde parfaitement l'éminente simplicité de l'être de Dieu, tres personaæ habent unum esse ; il suit de là que les relations ne font pas composition avec l'essence, que les trois personnes constituées par les relations opposées entre elles, sont absolument égales en per­fection. Voir aussi L. BILLOT, De Trinitate, Épilogue. - Sur les différences à ce sujet entre saint Thomas et Duns Scot, cf. Cajétan, In Iam, q. XXVIII, a. 2.

Saint Thomas déduit enfin de ce qui précède qu'il y a quatre relations réelles en Dieu : la paternité, la filiation, la spiration active et la procession (ou spiration dite passive). Mais l'une des quatre, la spi­ration active, ne s'oppose qu'à la spiration dite pas­sive, et non pas à la paternité ni à la filiation ; elle n'est donc pas réellement distincte de ces deux der­nières, Ia, q. XXVIII, a. 4.

Cette doctrine parfaitement cohérente montre la valeur de la conception augustinienne qui lui sert de base et explique pourquoi celle-ci a prévalu.

 

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CHAPITRE IV - LES PERSONNES DIVINES

Ce qui vient d'être dit des processions divines et des relations permet de se faire une idée des personnes divines.

La personne en général est un sujet intelligent et libre, ou comme l'a dit Boèce : un sujet individuel de nature raisonnable ou intellectuelle, rationalis nature individuæ substantia.Ia, q. XXIX, a. I. La personne ne diffère donc pas de l'hypostase ou suppôt, sujet doué d'intelligence (a. 2). De plus, comme la personne signifie la substance en ce qu'elle a de plus parfait (une substance intellectuelle), elle peut être en Dieu, non pas certes avec le mode imparfait de la personne créée, mais analogiquement et pourtant au sens pro­pre, selon un mode tout à fait éminent. Et comme, selon la Révélation, le Père et le Fils sont des noms de personne, il faut en dire autant du Saint-Esprit, qui est du reste manifesté aussi comme une personne en plusieurs textes du Nouveau Testament (a. 3).

Puisqu'il y a en Dieu trois personnes, ce qui les distingue entre elles ne peut être que les trois rela­tions opposées entre elles de paternité, de filiation et de spiration dite passive, car en Dieu tout est un et identique, là où il n'y a pas d'opposition de relation, comme il a été dit.

Ces relations réelles étant subsistantes (puisqu'elles ne sont pas des accidents) et d'autre part incom­municables (car opposées entre elles), peuvent consti­tuer les personnes divines opposées entre elles. On trouve en effet, en ces relations subsistantes, les deux caractères de la personne : la subsistence et l'incommunicabilité d'un sujet intelligent et libre.

Une personne divine est donc, selon saint Thomas et son école, une relation subsistante, relatio ut sub­sistens (a. 4). Saint Thomas dit plus explicitement, De potentia, q. IX, a. 4 : Persona nihil aliud est quam distinctum relatione subsistens in essentia divina. Cf. Ia, q. XL, a. I et 2.

On s'explique ainsi qu'il ait en Dieu, au sens propre, et non pas seulement métaphorique, trois personnes, ou trois sujets intelligents et libres, bien qu'ils aient la même nature, bien qu'ils connaissent par la même intellection essentielle, s'aiment par le même amour essentiel, et aiment librement les créatures par le même acte libre de dilection.

C'est ce qui permet de dire : Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu, mais le Père n'est pas le Fils, et le Saint-Esprit n'est ni le Père, ni le Fils. En ces propositions, expression de la foi commune, le verbe être exprime l'identité réelle des personnes et de la nature, et la négation n'est pas exprime la distinction réelle des personnes entre elles.

La paternité, la filiation et la spiration dite passive sont donc des personnalités relatives incommunicables. Ainsi il ne peut y avoir plusieurs Pères en Dieu, mais un seul ; la paternité rend la nature divine incommunicable de son côté à elle, quoique la nature divine puisse être communiquée par ailleurs aux deux autres personnes ; ainsi, dans un triangle le premier angle construit rend sa surface incommuni­cable de son côté, bien qu'elle soit ensuite commu­niquée aux deux autres angles ; et le premier la leur communique, sans se communiquer lui-même, car il s'oppose aux deux autres, tandis que aucun des trois ne s'oppose à la surface qui leur est com­mune.

On voit par là que, comme le dit Cajétan, In Iam, q. XXXIX, a. I, n. 7, la réalité divine telle qu'elle est en soi n'est pas quelque chose de purement absolu (désigné par le mot nature), ni quelque chose de purement relatif (désigné par le nom des personnes divines) mais quelque chose d'éminent, qui contient formaliter eminenter ce qui correspond aux concepts d'absolu et de relatif, de nature et de personnalité relative. C'est ainsi qu'on enseigne assez communé­ment avec saint Thomas et les thomistes qu'il n'y a qu'une distinction de raison (ou virtuelle mineure) entre la nature divine et les personnes, bien qu'il y ait distinction réelle entre celles-ci à raison de leur opposition.

 

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CHAPITRE V - LES ACTES NOTIONNELS DE GÉNÉRATION ET DE SPIRATION

Cette doctrine se précise enfin par celle des actes dit notionnels, parce qu'ils font connaître les per­sonnes divines; ce sont les actes de génération et de spiration. Saint Thomas en traite en faisant la synthèse finale et comme la récapitulation de son traité, Ia, q. XL, a. 4 ; q. XLI.

Il pose à ce sujet la plus difficile des objections qui aient été faites contre la conception augustinienne qu'il défend.

Cette objection est celle-ci ; cf. Ia, q. XL, a. 4, 2a obj. et sed contra. La relation de paternité se fonde sur la génération active, et donc elle ne peut la précéder. Or, la personnalité du Père doit précéder, dans l'ordre des concepts, la génération active, qui est l'opération du Père. Donc la personnalité du Père ne peut pas être constituée par la relation subsistante de paternité. Il y aurait là un cercle vicieux.

Saint Thomas répond ibid. corps de l'art. fin : « La propriété personnelle du Père peut être considérée de deux façons. Premièrement comme relation et ainsi du point de vue de notre esprit, elle présuppose l'acte notionnel de génération, car la relation de paternité comme telle est fondée sur cet acte.

Deuxièmement on peut considérer la propriété per­sonnelle du Père comme constitutive de sa Personne, et ainsi elle doit être conçue par nous avant l'acte notionnel de génération. comme la personne est antérieure à son action. » Il n'y a pas là contra­diction ni cercle vicieux, car la paternité divine n'est pas considérée sous le même point de vue comme antérieure à la génération éternelle et comme Posté­rieure à elle. Ainsi, disons-nous, dans l'ordre créé de la génération humaine, à l'instant indivisible où l'âme spirituelle est créée de rien et unie au corps, la disposition ultime du corps à la recevoir précède la création de l'âme dans l'ordre de causalité maté­rielle, et la suit dans l'ordre de causalité formelle, efficiente et finale ; car c'est l'âme à l'instant indivi­sible où elle est créée qui donne au corps humain la disposition tout à fait ultime à la recevoir, et de ce point de vue cette disposition est dans le corps humain comme une propriété qui dérive de la nature de l'âme. De même encore, bien que l'image précède l'idée, l'image tout à fait appropriée à l'expression d'une idée neuve suit celle-ci, et au même instant où le penseur saisit profondément ce qu'exprime une idée originale, il trouve l'image appropriée capable de la traduire sensiblement. De même encore l'émo­tion de la sensibilité précède l'amour spirituel et ensuite l'exprime à titre de passion non plus anté­cédente, mais conséquente. Il n'y a pas là de cercle vicieux. Autre exemple plus frappant : à la fin de la délibération, au même instant indivisible, le dernier jugement pratique précède l'élection volontaire, qu'il dirige, mais cette élection volontaire fait que ce jugement pratique soit le dernier, du fait qu'elle l'accepte. Il n'y a là aucune contradiction. De même dans le mariage, au moment où il est contracté, le consentement du mari s'exprime d'un mot, qui ne vaut définitivement que s'il est accepté par sa future épouse : ainsi l'expression du consentement de l'homme précède celle du consentement de la femme, et alors elle n'est pas encore actuellement relative au consentement de celle-ci, qui n'est pas encore donné ; aussitôt après, cette relation actuelle existe in actu exercito et de façon indissoluble.

De même encore dans le triangle équilatéral, le premier angle construit, lorsqu'il est encore seul, constitue déjà une figure géométrique, mais il n'a pas encore une relation actuelle aux deux autres qui ne sont pas encore tracés.

Il n'y a pas là contradiction ; il n'y en a pas non plus lorsqu'on dit que la Paternité divine, selon notre manière de penser, constitue la personne du Père antérieure à l'acte éternel de génération, bien que la paternité comme relation actuelle au Fils suppose cet acte éternel.

Les actes notionnels de génération et de spiration doivent être attribués aux personnes. Ia, q. XLI, a. I. Ils ne sont pas libres, mais nécessaires, cependant le Père veut spontanément engendrer son Fils, comme il veut être Dieu. La spiration active procède de la volonté prise comme nature : Procedit a voluntate, non ut libera, sed ut natura, comme en nous le désir naturel du bonheur (a. 2). La puissance d'engendrer appartient à la nature divine en tant qu'elle est dans le Père, ut est in Patre, et la puissance spiratrice appartient à la nature divine en tant qu'elle est dans le Père et dans le Fils. C'est ainsi que le Saint­-Esprit procède d'eux comme d'un principe unique, per unicam spirationem ; il n'y a même qu'un spi­rator (substantive) bien qu'il y ait deux spirantes (adjective). A. 5 et q. XXXVI, a. 4.

Si ces puissances d'engendrer et de spirer appar­tenaient à la nature en tant que telle, commune aux trois personnes, les trois personnes engendreraient, spireraient, comme les trois connaissent et aiment. Le IVe concile du Latran a dit de même : non est essentia vel natura quæ generat, sed Pater per naturam. Denz.-Bannw., n. 432. D'où l'expression reçue chez les thomistes : potentia generandi significat in recto naturam divinam et in obliquo relationem paternitatis. Q. XLI, a. 5.

Aussi les thomistes enseignent-ils communément que le principe quo immédiat des processions divines est la nature divine, en tant qu'elle est modifiée par les relations de paternité et de spiration (cette der­nière est commune au Père et au Fils). Ainsi dans l'ordre créé nous disons : lorsque Socrate engendre. un fils, le principe quo de cette génération est la nature humaine, en tant qu'elle est en Socrate ; autrement, si c'était la nature humaine en tant que commune à tous les hommes, tous les hommes sans exception engendreraient, comme tous désirent le bonheur. De même encore nous disons : dans le triangle, la surface, en tant qu'elle est dans le premier angle construit, est communiquée au deuxième et par celui-ci au troisième ; mais en tant qu'elle est dans le troisième elle n'est plus communicable ; ainsi la nature divine en tant qu'elle est dans le Saint-Esprit, n'est plus communicable ; autrement il y aurait une quatrième personne, et pour la même raison une cinquième et ainsi de suite à l'infini. Telle est la doctrine thomiste des actes notionnels; elle est parfaitement cohérente avec ce qui précède.

 

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CHAPITRE VI - L'ÉGALITÉ DES PERSONNES ET LEUR INTIME UNION

Il suit de là que les personnes sont égales, q. XLII, de par l'unité numérique de nature, et d'existence (unum esse), qui a pour suite l'unité de sagesse, d'amour essentiel, de puissance. Ainsi les trois angles d'un triangle équilatéral sont rigoureusement égaux. C'est pourquoi en Dieu il n'est pas plus parfait d'engendrer que d'être engendré; car la génération éternelle ne cause pas la nature divine du Fils, mais seulement la lui communique. Cette nature préexiste actuellement dans le Père, et dans le Fils et le Saint-Esprit elle n'est pas moins incréée que dans le Père. Le Père n'est pas une cause dont l'être du Fils et du Saint-Esprit dépendrait ; il est le principe dont le Fils et le Saint-Esprit procèdent dans l'iden­tité numérique de la nature infinie qui est com­muniquée. De même encore dans le triangle équi­latéral, il y a ordre d'origine, sans causalité. Le premier angle construit n'est pas cause, mais prin­cipe du second et par le second du troisième. Tous les trois sont aussi parfaits l'un que l'autre, et l'on peut même indifféremment retourner le triangle, de telle façon que l'un où l'autre des extrémités de la base devienne le sommet. Image certes fort lointaine, mais encore utile à une intelligence qui ne s'exerce pas sans le concours de l'imagination.

On voit par là que les rapports des trois personnes sont l'expression de la plus haute vie intellectuelle et de la plus haute vie d'amour. La bonté est essen­tiellement communicative et plus elle est d'ordre élevé, plus elle se communique abondamment et intimement. Le Père communique ainsi toute sa nature infinie et indivisible à son Fils sans la multi­plier, et par son Fils au Saint-Esprit. Par suite les trois personnes se comprennent aussi intimement que possible, puisqu'elles sont la même vérité et qu'elles se connaissent par le même acte de pensée, par la même intellection essentielle.

C'est aussi la plus haute vie d'amour : les trois personnes. s'aiment infiniment par le même amour essentiel, qui s'identifie avec la bonté infinie pleine­ment possédée et goûtée.

Les trois personnes purement spirituelles sont ainsi ouvertes l'une à l'autre, et elles ne se distinguent que par leurs mutuelles relations. Toute la person­nalité du Père consiste dans sa relation subsistante et incommunicable au Fils ; de même le moi du Fils est sa relation au Père ; le moi du Saint-Esprit est sa relation aux deux premières personnes dont il procède, comme d'un principe unique.

Chacune des trois personnes ne se distingue des autres que par sa relation aux autres, de sorte que, sans aucun égoïsme, cela même qui les distingue les unit en les rapportant l'une à l'autre, comme les trois angles d'un triangle. On entrevoit par là la virtualité du principe qui éclaire tout le traité : In Deo omnia sunt unum et idem ubi non obviat relationis oppositio. Les trois personnes divines essentiellement relatives l'une à l'autre constituent ainsi l'exemplaire éminent de la vie de la charité. Chacune peut dire à l'autre : Et mea omnia tua sunt, et tua mea sunt ; tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi. Joa., XVII, 21. L'union de charité qui doit exister entre les âmes doit être un reflet de l'union des divines personnes ; c'est la prière du Sauveur : ut omnes unum sint, sicut tu, Pater in me, et ego in te, ut et ipsi in nobis unum sint. Joa, XVII, 21. Comme le Père et le Fils sont un par nature, les croyants doivent être un par la grâce, qui est une participation de la nature divine.

 

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CHAPITRE VII - LA TRINITÉ N'EST PAS NATURELLEMENT CONNAISSABLE

Tout ce qui précède montre que la Trinité n'est pas naturellement connaissable, en d'autres termes qu'elle est un mystère essentiellement surnaturel. Saint Thomas le montre beaucoup mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, Ia, q. XXXII, a. I: « Par la raison naturel­le on ne peut connaître de Dieu que ce qui lui con­vient comme cause des êtres créés. Or, il en est cause, par la puissance créatrice, qui est commune aux trois personnes, comme la nature divine dont elle est un attribut. Donc par la raison naturelle on ne peut connaître la distinction des personnes, mais seulement ce qui convient à l'unité de nature. » Ainsi la distinction de l'ordre naturel et de l'ordre surna­turel apparaît de plus en plus explicitement.

Il suit même de là, comme le remarquent générale­ment les thomistes, que la raison naturelle ne peut pas démontrer positivement la possibilité intrinsèque de ce mystère surnaturel qui dépasse la sphère de la démonstrabilité. On montre bien qu'il n'y a pas dans ce mystère de répugnance manifeste, mais on ne montre pas apodictiquement par la seule raison qu'il ne contient aucune contradiction latente. Le concile du Vatican dit au sujet des mystères proprement dits : e naturalibus principiis non possunt intelligi et demonstrari. Denz.-Bannw., n. 1861.

Si du reste la seule raison démontrait positivement et apodictiquement la possibilité réelle ou la par­faite non-répugnance de la Trinité, elle démontrerait aussi son existence. Pourquoi ? Parce que, pour les choses nécessaires (et la Trinité n'est pas contin­gente), de la réelle possibilité se déduit l'existence in necessariis ex reali possibilitate sequitur existentia; si par exemple la sagesse infinie est possible en Dieu, elle existe en lui.

Au sujet de la possibilité et de l'existence de la Trinité, la théologie peut donner des raisons de con­venance très profondes sans doute, et qu'on peut toujours scruter davantage, mais celles-ci ne sont pas démonstratives. La théologie peut aussi montrer la fausseté ou au moins la faiblesse des objections faites contre ce mystère et établir que ces objections sont aut falsæ aut non necessariæ, comme le dit saint Thomas, in Boetium de Trinitate, a. 3. L'enseigne­ment reçu chez les thomistes et chez la généralité des théologiens est le suivant : possibilitas et a fortiori existentia mysteriorum supernaturalium non probatur, nec improbatur, sed suadetur et defenditur contra negantes.

Les analogies invoquées pour l'intelligence du mys­tère de la Trinité ont de la valeur dans la mesure où.elles sont indiquées par la Révélation elle-même. Ainsi, d'après le Prologue de saint Jean, le Fils unique de Dieu procède de lui comme son Verbe mental. De là on est conduit à penser que la seconde procession se fait par voie d'amour.

 

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CHAPITRE VIII - NOMS PROPRES ET APPROPRIATIONS

La distinction des personnes nous est mieux mani­festée par les noms propres de chacune.

Les noms propres de la première sont Père et inengendré, ingenitus, ou principe sans autre principe, principium non de principio. Ia, q. XXXIII. Par appropriation le Père est appelé créateur, car la puissance créatrice commune aux trois personnes a une affinité spéciale avec sa personne, en ce sens que le Père a la vertu créatrice par lui-même et ne l'a pas reçue d'une autre personne. Ia, q. XLV, a. 6 ad 2um.

Les noms propres de la deuxième personne sont Fils, Verbe, Image, Ia, q. XXXIV, XXXV. Par appro­priation on lui attribue les œuvres de sagesse, qui ont une affinité spéciale avec le Verbe.

Les noms propres de la troisième personne sont Esprit saint, Amour, c'est-à-dire amour non pas essentiel, ni notionnel, mais personnel, et Don incréé, cf. Ia, q. XXXVI, XXXVII, XXXVIII. Par appropriation on lui attribue les œuvres de sanctification et d'amour, et pour la même raison l'habitation dans l'âme juste, car cette habitation suppose la charité : caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum, qui datus est nobis. Rom., V, 5. La charité nous assimile plus au Saint-Esprit, que la foi obscure ne nous assimile au Verbe ; l'assimilation plus par­faite au Verbe se fera quand nous recevrons la lu­mière de gloire.

 

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CHAPITRE IX - L'HABITATION DE LA SAINTE TRINITÉ

DANS LES AMES JUSTES

Nous ne pouvons exposer ici la doctrine de saint Thomas sur les Missions des personnes divines, Ia, q. XLIII ; mais nous devons au moins dire ce en quoi consiste pour lui et son école l'habitation de la sainte Trinité dans les âmes justes.

Cette doctrine repose surtout sur ces paroles du Sauveur : « Si quelqu'un m'aime, il observera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure », Joa., XIV, 23. Qui viendra ? Non pas seulement des effets créés : la grâce sanctifiante, les vertus infuses et les sept dons ; mais les personnes divines, le Père et le Fils, dont n'est jamais séparé l'Esprit saint, pro­mis du reste par Notre-Seigneur et visiblement envoyé à la Pentecôte, cf. Joa., XIV, 16, 26 ; I Joa, IV, 9-16; Rom., V, 5 ; I. Cor., III, 16; VI, 19. Cette présence spéciale de la Trinité dans les justes est notablement différente de la présence universelle de Dieu en toutes créatures, comme cause conservatrice.

Diverses explications de cette habitation ont été proposées ; celle de saint Thomas, celle de Suarez et celle de Vasquez.

Vasquez réduit toute présence réelle de Dieu en nous à la présence générale d'immensité, selon la­quelle Dieu est présent en toutes les choses qu'il conserve dans l'existence. A titre d'objet connu et aimé, Dieu n'est pas réellement présent dans le juste, il y est seulement comme représenté à la manière d'une personne absente, mais très aimée. Cette opinion diminue beaucoup la présence spéciale de Dieu dans les justes.

Suarez, au contraire, soutient que, même si Dieu n'était pas déjà présent dans les justes par sa pré­sence générale d'immensité, il deviendrait réellement et substantiellement présent en eux, à raison de la charité qui nous unit à lui. - Cette opinion se heurte à cette très forte objection : bien que, par la charité, nous aimions l'humanité du Sauveur et la sainte Vierge, il ne s'ensuit pas qu'ils soient réellement présents en nous, qu'ils habitent en notre âme. La charité par elle-même constitue une union affective sans doute, et fait désirer l'union réelle, mais com­ment constituerait-elle celle-ci ?

Jean de Saint-Thomas, In Iam q. XLIII, a. 3, disp. XVII, n. 8-10, et le P. A. Gardeil, La structure de l'âme et l'expérience mystique, 1927, t. II, p. 7-60, ont fait voir que la pensée de saint Thomas domine les deux conceptions opposées de Vasquez et de Suarez.

Selon le Docteur angélique, Ia, q. XLIII, a. 3, con­trairement à ce que dit Suarez, la présence spéciale de la sainte Trinité dans les justes suppose la pré­sence générale d'immensité; mais pourtant (et c'est ce que n'a pas vu Vasquez), par la grâce sanctifiante, les vertus infuses et les dons, Dieu est rendu réel­lement présent d'une nouvelle manière, comme objet expérimentalement connaissable dont l'âme juste peut jouir, et qu'elle connaît expérimentalement quelquefois de façon actuelle. Il n'y est pas seulement comme une personne absente très aimée, mais il y est réellement et parfois il se fait sentir à nous. La raison en est, selon saint Thomas, loc. cit., que l'âme en état de grâce, sua operatione (cognitionis et amoris) attingit ad ipsum Deum... « ita ut habeat potestatem fruendi divina persona ».

Pour que les personnes divines habitent en nous, il faut que nous puissions les connaître, non pas seulement de façon abstraite, comme une personne distante, mais de façon quasi expérimentale et aimante fondée sur la charité infuse, qui nous donne une connaturalité ou sympathie avec la vie intime de Dieu. IIa, IIae, q. XLV, a. 2. C'est le propre en effet de la connaissance expérimentale de se terminer à l'objet réellement présent et non pas distant.

Pour que la sainte Trinité habite en nous, il n'est pourtant pas nécessaire que cette connaissance quasi expérimentale soit actuelle, il suffit que nous en ayons le pouvoir par la grâce des vertus et des dons. Ainsi l'habitation de la sainte Trinité dure, dans le juste, même pendant son sommeil, et tant qu'il reste en état de grâce. Mais de temps en temps, il arrive que Dieu se fait sentir à nous comme l'âme de notre âme, la vie de notre vie. C'est ce que dit saint Paul : «Vous avez reçu un Esprit d'adoption en qui nous crions Abba, Père ! Cet Esprit lui-même rend témoi­gnage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » Rom., VIII, 14. Saint Thomas dit dans son commentaire sur cette Épître : « Le Saint-Esprit rend ce témoignage à notre esprit par l'effet d'amour filial qu'il produit en nous. » Cette connaissance quasi expérimentale de Dieu présent en nous, pro­cède de la foi vive éclairée par le don de sagesse ; cf. S. Thomas, IIa, IIae, q. XLV, a. 2 : Rectum judicium habere de rebus divinis secundum quamdam connatu­ralitatem ad ipsas, pertinet ad sapientiam, quæ est donum spiritus sancti; In Ium Sent., dist. XIV, q. II, a. 2, ad 3um : Non qualiscumque cognitio sufficit ad rationem missionis (et habitationis divinæ per­sonæ), sed solum illa quæ accipitur ex aliquo dono appropriato personæ per quod efficitur in nobis con­junctio ad Deum, secundum modum proprium illius personæ, scilicet per amorem, quando Spiritus Sanctus datur, unde cognitio ista est quasi experimentalis. Cf. ibid., ad 2um.

C'est pourquoi le Sauveur a dit : « L'esprit de vérité, (que mon Père vous enverra) sera en vous ; il vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » Joa., XIV, 26.

La sainte Trinité habite ainsi dans l'âme juste comme dans un temple, I Cor., III, 16, dans un temple vivant mais encore obscur, qui connaît et aime. Elle habite à plus forte raison dans les âmes bienheureuses qui la contemplent sans voile. Telle est la doctrine thomiste de l'habitation, on peut s'en rendre compte en particulier en lisant Jean de Saint-Thomas, In Iam, q. XLIII, a. 3, et les autres commentateurs au même article.

Ainsi s'achève le traité de la Trinité par cette question à laquelle se rattache le traité de la grâce ; car la grâce est le don créé produit et conservé en nous par le don incréé qu'est l'Esprit saint (appropriation) et par la sainte Trinité tout entière présente en nous. Saint Thomas dit en effet IIIa, q. III, a. 5, ad 2um : Filiatio adoptiva est quædam participata similitudo filiationis naturalis ; sed fit in nobis appro­priate a Patre, qui est principium naturalis filiationis, et per donum Spiritus Sancti, qui est amor Patris et Filii. Et encore : IIIa, q. XXIII, a. 2, ad 3um : Adoptatio licet sit communis toti Trinitati, appropria­tur tamen Patri ut auctori, Filio ut exemplari, Spiritui Sancto ut imprimenti in nobis similitudinem hujus exemplaris. La grâce, selon sa nature même, dépend de la nature divine commune aux trois personnes, et en tant que méritée à tous les hommes rachetés, elle dépend du Christ rédempteur.

 

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QUATRIÈME PARTIE - TRAITES DES ANGES ET DE L'HOMME

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CHAPITRE I - LES BASES DU TRAITÉ DES ANGES DE SAINT THOMAS

On est parfois porté à penser que le traité des anges de saint Thomas est une construction a priori, sans autre fondement que le livre du pseudo-Denys De cœlesti hierarchia.

En réalité, saint Thomas s'appuie surtout sur ce que l'Écriture dit de l'existence des anges, de leur intelligence, de leur nombre, de la bonté des uns, de la malice des autres, et de leurs rapports avec les hommes. Les textes de l'Ancien Testament sont nombreux dans la Genèse, Job, Tobie, Isaïe, Daniel, les Psaumes. Le Nouveau Testament confirme cet enseignement par ce qui est dit des anges à propos de la naissance du Sauveur, de la Passion, de la Résurrection. Les Épîtres de saint Paul sont plus explicites encore et distinguent « les trônes, les domi­nations, les principautés, les puissances ». Col. I, 16 ; II, 10 ; Rom., VIII, 38, etc. Telle est la ,véritable base du traité des anges, beaucoup plus que les écrits de Denys.

De ces témoignages, il résulte que les anges sont des créatures supérieures à l'homme, qui apparaissent parfois sous une forme sensible, mais qui sont généra­lement appelés spiritus, ce qui permet d'affirmer que ce sont des créatures purement spirituelles, quoique plusieurs Pères des premiers siècles, en aient douté, du fait qu'ils concevaient difficilement une créature réelle sans un corps, au moins éthéré.

Pour la distinction dans les anges de la nature et de la grâce, à la lumière des principes généraux sur la vie intime de Dieu, sur le caractère essentiel­lement surnaturel de la vision béatifique pour toute intelligence inférieure à Dieu, sur la grâce et les vertus infuses, saint Thomas est conduit à préciser de plus en plus ce que dit saint Augustin De civitate Dei, l. XII, c. IX : Bonam voluntatem quis fecit in angelis, nisi ille, qui eos... creavit, simul in eis con­dens naturam et largiens gratiam.

Pour donner brièvement une juste idée de la structure de ce traité, nous en soulignerons les principes essentiels, en notant au fur et à mesure l'oppo­sition qu'ils ont trouvée chez Duns Scot, et en partie chez Suarez, qui ici comme souvent cherche un milieu entre saint Thomas et le Docteur subtil. On peut ainsi se rendre compte de la différence de leurs doctrines relativement à la nature des anges, à leur connaissance, à leur amour, et à la grâce principe du mérite. Cf. Scot, De rerum principio, q. VII, VIII ; Op. Oxon., dist. III, q. V, VI, VII, etc. Cf. Suarez, De angelis, nous n'indiquerons pas le détail des références faciles à trouver en ces ouvrages. Nous insistons un peu sur ces différents points, parce qu'ils éclairent d'en haut, par comparaison, le traité de l'homme.

 

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CHAPITRE II - NATURE ET CONNAISSANCE DES ANGES

Nature des anges. - Saint Thomas enseigne clai­rement que les anges sont des créatures purement spirituelles, des formes subsistantes sans aucune matière. Q. I, a. I et 2. Scot dit qu'ils sont com­posés de forme et de matière incorporelle, sans quan­tité, car il y a en eux quelque chose de potentiel. Les thomistes répondent : cet élément potentiel, c'est leur essence réellement distincte de leur exis­tence ; et ils ajoutent : il y a aussi distinction réelle en eux de la personne ou suppôt et de l'existence, en d'autres termes du quod est et de l'esse, et enfin distinction réelle de la substance, des facultés et de leurs actes ; ces distinctions sont déjà explicitement formulées par saint Thomas, Ia, q. LIV, a. I, 2, 3.

De cette doctrine de la pure spiritualité des anges, il suit, pour saint Thomas, qu'il ne peut y avoir deux anges de même espèce, car l'individuation de la forme substantielle ou spécifique se fait par la matière, capable de telle quantité plutôt que de telle autre, c'est ainsi que deux gouttes d'eau parfaitement semblables se distinguent l'une de l'autre. Or il n'y a pas de matière dans les anges. Q. I, a. 4. - Pour Scot au contraire, qui admet une certaine matière en eux, il peut y avoir plusieurs anges de même espèce. Suarez, en son éclectisme, admet cette conclusion de Scot, quoiqu'il soutienne avec saint Thomas que les anges sont des esprits purs sans aucune matière. A cela les thomistes répondent : si les anges sont purement spirituels, on ne peut trouver en eux aucun principe d'individuation capable de les multiplier dans la même espèce : forma irrecepta in materia est unica; si albedo esset irrecepta, esset unica ; le nier, c'est nier le principe par lequel on démontre l'unicité de Dieu : ipsum esse irreceptum est subsistens et unicum. Cf. S. Thomas, Ia, q. VII, a. I ; q. XI, a. 3.

Connaissance des anges. - Saint Thomas déter­mine ce qu'est leur connaissance purement intellectuelle, par l'objet propre qui la spécifie, comparé à celui qui spécifie l'intelligence humaine. Il montre que l'objet de l'intelligence en général, c'est l'être intelligible, que l'objet propre de l'intelligence humaine, en tant qu'humaine, c'est l'être intelligible des choses sensibles, ou l'essence des choses sensibles plus ou moins confusément connue, car la dernière des intelligences, la plus faible de toutes, a pour objet proportionné le dernier des intelligibles dans l'ombre des choses sensibles. Par opposition l'objet propre de l'intelligence angélique est l'être intelligible des créatures spirituelles, ou l'essence angélique de chacun des anges, comme l'objet propre de l'intel­ligence divine est l'essence divine. Ia, q. XII, a. 4. Ainsi sont nettement distingués trois ordres de vie intellectuelle.

Il suit de là, pour saint Thomas, que tandis que l'idée humaine est abstraite des choses sensibles sin­gulières, par la lumière de l'intellect agent, l'idée angélique n'est pas abstraite des choses sensibles, mais elle est naturaliter indita, infuse par Dieu, au moment de la création de l'ange, comme une suite de sa nature spirituelle. Dès lors l'idée angélique est à la fois universelle et concrète ; elle représente en même temps par exemple la nature du lion et les individus de cette espèce, individus actuellement existants et même les individus passés auxquels l'ange a été attentif et dont il peut garder le souvenir. Les idées angéliques sont ainsi une participation des idées divines, selon lesquelles Dieu produit les choses. C'est dire que les idées innées que Platon et Descartes ont admises pour l'homme, se trouvent véritablement chez les anges.

Ces idées angéliques à la fois universelles et con­crètes représentent ainsi des régions entières du monde intelligible et sont comme des panoramas d'ordre suprasensible. Plus les anges sont élevés, plus leur intelligence est puissante et moins leurs idées sont nombreuses, parce qu'elles sont plus universelles et plus riches ; les anges supérieurs con­naissent ainsi par très peu d'idées d'immenses régions intelligibles, que les anges inférieurs ne peuvent atteindre avec cette simplicité éminente. Q. LV, a. 3. De même le savant qui possède pleinement une science, la saisit tout entière en ses premiers prin­cipes. Bref, plus une intelligence est forte, plus elle se rapproche de l'éminente simplicité de l'intelligence divine, plus elle atteint d'un seul regard un grand nombre de vérités.

De la nature de l'idée angélique, à la fois universelle et concrète, il suit encore que la connaissance des anges est intuitive et nullement discursive. Ils voient intuitivement et aussitôt le singulier dans l'universel, les conclusions dans les principes, les moyens dans les fins. Q. LVII, a. 3. Pour la même raison, leur jugement ne se fait pas en composant des idées et en les séparant, componendo et dividendo, mais dans leur appréhension purement intuitive et non pas abstraite de l'essence d'une chose, ils voient ses propriétés, et tout ce qui naturellement lui con­vient ou non. Ils voient par exemple dans l'essence de l'homme toutes ses propriétés, et que l'essence de l'homme n'est pas son existence, mais participe à l'existence qui lui est donnée et conservée par la causalité divine. Ibid., a. 4.

Si l'on demande pourquoi la connaissance de l'ange est purement intuitive, c'est parce qu'il est esprit pur, ou parce que la force de son intelligence lui permet de voir immédiatement les créatures spiri­tuelles ou l'intelligible créé, tandis que notre intel­ligence, à cause de sa faiblesse, a pour objet le dernier des intelligibles connu, comme au crépuscule, dans le miroir des choses sensibles, par l'intermédiaire des sens.

Enfin il suit de ce qui précède, q. LVIII, a. 5, que l'ange ne peut se tromper sur ce qui convient ou sur ce qui ne convient pas à la nature des choses créées, ainsi connue par pure intuition. Mais il peut se tromper sur ce qui leur convient surnaturellement, par exemple sur l'état de grâce et le degré de grâce d'une âme humaine, car il ne voit pas naturellement la grâce qui est d'un ordre immensément supérieur ; de même il peut se tromper sur les futurs contingents, surtout sur les futurs libres et sur les secrets des cœurs, c'est-à-dire sur nos actes libres qui restent purement immanents, et qui n'ont pas de lien néces­saire ni avec la nature de notre âme ni avec les choses extérieures. Les secrets des cœurs ne sont pas des fragments de l'univers, ils ne résultent pas de l'entre­croisement des forces physiques. Q. LVII, a. 3. 4. 5.

Scot tient au contraire que l'ange, bien qu'il n'ait pas de sens, peut recevoir ses idées des choses sen­sibles. La raison en est qu'il ne veut pas distinguer spécifiquement les intelligences subordonnées par leur objet propre ou formel. Et même, il tient que, si Dieu l'avait voulu, la vision immédiate de l'essence divine serait naturelle à l'ange et à nous ; dès lors la distinction entre l'objet propre de l'intelligence divine et celui des intelligences créées est une dis­tinction non pas nécessaire, mais contingente. A for­tiori n'y a-t-il pas pour lui de distinction nécessaire entre l'objet propre de l'intelligence humaine et celui de l'intelligence angélique.

Pour la même raison, Scot nie que les anges supé­rieurs connaissent par des idées moins nombreuses et plus universelles. Pour lui, la perfection de la connaissance provient moins de l'universalité des idées que de leur clarté. A quoi les thomistes répon­dent : si la plus grande clarté empirique ne dépend pas de l'universalité des idées, il n'en est pas de même de la clarté doctrinale, qui s'obtient par la lumière des principes supérieurs rattachés eux-mêmes à un principe suprême. Scot tient aussi que l'ange peut connaître discursivement, faire des raisonnements, ce qui paraît diminuer notablement la per­fection de l'esprit pur. Par ailleurs, il admet que l'ange peut connaître naturellement avec certitude les secrets des cœurs, bien que Dieu refuse cette connaissance aux démons.

Suarez, dans son éclectisme, admet avec saint Thomas les idées innées ou infuses pour les anges, mais il tient, avec Scot, que l'ange peut raisonner et se tromper sur ce qui appartient et ce qui n'appar­tient pas à la nature des choses.

 

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CHAPITRE III - VOLONTÉ DES ANGES

Saint Thomas considère surtout la volonté des anges du côté de l'objet qui la spécifie ; Scot regarde plutôt son activité subjective ; celle-ci demande pourtant un objet vers lequel elle se porte.

Par suite saint Thomas admet qu'il y a dans la volonté des anges certains actes nécessaires à raison de leur objet saisi par l'intelligence comme un bien parfait, ou non mélangé d'imperfection, tel le désir naturel du bonheur. Saint Thomas tient aussi que l'élection libre est toujours conforme au dernier juge­ment pratique, qui la dirige, mais c'est elle qui, en acceptant cette direction, fait que ce jugement libre soit le dernier. Scot admet au contraire que la liberté est essentielle à tous les actes de volonté, et que l'élection libre n'est pas toujours conforme au dernier jugement pratique ; Suarez le suit sur ce point. A cela. les thomistes répondent par le principe : nihil volitum nisi prœcognitum ut conveniens, et nihil prævolitum nisi præcognitum ut convenientius hic et nunc ; en d'autres termes, il n'y a pas de vouloir, si libre soit-il, sans une direction intellectuelle, autrement la liberté se confondrait avec le hasard, ou avec une impulsion nécessaire et irréfléchie.

De là dérivent les principales divergences entre ces doctrines.

Pour saint Thomas, l'ange aime par dilection naturelle, non libre, ou nécessaire du moins quoad specificationem, non seulement le bonheur, mais lui-­même et Dieu auteur de sa nature, car il ne peut trouver en ces objets rien qui provoque l'aversion. Q. LX, a. 5. Par suite, il est plus probable que l'ange ne peut pas pécher directement et immédiatement contre sa loi naturelle, qu'il voit intuitivement telle qu'elle est inscrite en sa propre essence. Q. LXIII, a.IL, ad 3um, De malo, q. XVI, a. 3. Cependant le démon en péchant directement contre la loi sur­naturelle, a péché indirectement contre la loi natu­relle, qui fait un devoir d'obéir à Dieu en tout ce qu'il ordonne.

Saint Thomas tient aussi que si l'ange pèche, son péché est toujours mortel, car, par sa connaissance purement intuitive, il voit les moyens dans les fins, et il ne peut y avoir en lui un désordre véniel sur les moyens, sans qu'il y ait un désordre mortel par rapport à la fin ultime.

De plus pour saint Thomas, tout péché mortel de l'ange est irrévocable et par suite irrémissible. En d'autres termes, l'ange veut irrévocablement ce qu'il a choisi avec pleine advertance, c'est-à-dire après la considération, non pas abstraite, discursive et succes­sive comme la nôtre, mais intuitive et simultanée de tout ce qui concerne la chose à choisir. Ainsi le Docteur angélique explique l'obstination du démon, car il a tout considéré avant son élection, et il ne peut la changer par une considération nouvelle. Si on lui disait : « tu n'avais pas pensé à ceci », il pour­rait répondre : « je l'avais considéré ». Il n'a exclu que la considération de l'obéissance et il l'exclut toujours par le même orgueil dans lequel il persévère. De même l'ange bon a une élection bonne irrévo­cable, qui participe à l'immutabilité de l'élection divine, cf. Ia, q. LXII, a. 4 et 5 ; q. LXIII, a. 5, 6 ; q. LXIV, a. 2. Aussi, en ce dernier article, saint Thomas dit-il en l'approuvant : Consuevit dici quod liberum arbitrium angeli est flexibile ad utrumque oppositum ante electionem, sed non post. Le choix de l'ange, une fois posé, reste immuable à la manière du choix de Dieu.

Scot par opposition n'admet dans la volonté angé­lique aucun acte nécessaire, pas même celui de l'amour naturel de la vie et de Dieu auteur de la vie naturelle. De même pour lui la volonté peut pécher sans qu'il y ait erreur ou inconsidération dans l'intel­ligence, car le choix libre n'est pas toujours conforme, selon lui, au dernier jugement pratique. Il admet aussi que le premier péché mortel du démon n'est pas par lui-même irrévocable et irrémissible ; il tient que les démons ont commis plusieurs péchés mortels avant leur obstination, et qu'après chacun, ils pou­vaient se convertir. Aussi leur obstination, selon lui, ne s'explique qu'extrinsèquement, parce que Dieu de fait a décidé qu'après un certain nombre de péchés mortels, il ne leur donnerait plus la grâce de la conversion. Suarez suit Scot sur ces questions, parce qu'il tient comme lui que l'élection libre n'est pas toujours conforme au dernier jugement pratique. Mais il n'explique pas comment elle peut se produire sans direction intellectuelle ; les thomistes lui objectent : nihil prævolitum nisi præcognitum ut hic et nunc convenientius.

On voit par là que saint Thomas et son école affirment beaucoup plus que Scot et Suarez la distinction spécifique de l'intelligence angélique et de l'intelligence humaine à raison de leur objet propre respectif. Le principe qui pour le thomisme domine tous ces problèmes, est celui-ci : les facultés, les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet formel, principe qui revient constamment dans les articles de la Somme théologique.

Ainsi saint Thomas a écrit d'une façon très élevée un traité de l'esprit pur créé, de sa connaissance purement intuitive, nullement abstraite ni discur­sive. De plus, pour ce qui est de la volonté, il reste toujours fidèle au principe : nihil volitum nisi præ­cognitum ut conveniens; c'est à cause de cela qu'il soutient que l'élection libre est toujours conforme au dernier jugement pratique, mais, en l'acceptant, elle fait que celui-ci soit le dernier. Ce traité ainsi construit paraît être au point de vue spéculatif, un chef-d'œuvre ; il montre l'intellectualité supé­rieure du Docteur angélique, et constitue un grand progrès par rapport au traité des anges qui se trouve au IIe livre des Sentences de Pierre Lombard et aux commentaires sur cet ouvrage. Aux yeux des thomistes, Scot et Suarez n'ont pas saisi ce qu'est la vie intellectuelle et volontaire de l'esprit pur ; en lui attribuant le raisonnement au-dessous de l'intui­tion, ils ont méconnu son élévation et ils l'ont trop rapproché de l'intellect humain.

 

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CHAPITRE IV - ÉTAT ORIGINEL DES ANGES ; MÉRITE ET DÉMÉRITE

Saint Thomas, qui est suivi en cela par Scot et Suarez, admet que tous les anges. ont été élevés à l'état de grâce avant le moment de leur épreuve, car sans la grâce habituelle ils ne pouvaient mériter la béatitude surnaturelle. De plus ces trois docteurs s'accordent à dire qu'il est plus probable que tous les anges ont reçu la grâce habituelle à l'instant même de leur création, comme le dit saint Augustin, De civ. Dei, l. XII, c. IX : Bonam voluntatem quis fecit in angelis nisi ille qui eos... creavit, simul in eis condens naturam et largiens gratiam. Cf. Ia, q. LXII, a. 3. En cet instant de leur création, les principaux mystères surnaturels leur ont été révélés dans l'obscurité de la foi. Q. LXIV, a I, ad 4um. Enfin ces trois docteurs s'accordent aussi à dire qu'après l'épreuve les anges bons furent immuablement confirmés en grâce et obtinrent la vision béati­fique, tandis que les mauvais s'obstinèrent dans le mal. Mais il y a de notables différences entre saint Thomas, Scot et Suarez sur trois problèmes avant l'épreuve des anges et au moment de celle-ci. - 1° Saint Thomas tient que dès l'instant de leur création, les anges ont reçu toute leur perfection naturelle d'esprit pur, et leur béatitude naturelle, parce que leur connaissance ne passe pas lentement, comme la nôtre, de la puissance à l'acte ; elle est naturaliter indita, elle est comme une suite immé­diate de leur nature, comme innée, infuse dès le premier instant. Dès cet instant, ils ont l'intuition parfaite de leur nature spirituelle, ils voient en elle comme en un miroir Dieu auteur de cette nature, leur loi naturelle inscrite en elle ; ils voient aussi au même instant les autres anges et usent aussitôt de leurs idées infuses. Au contraire, Scot et Suarez n'admettent pas que les anges ont eu, dès le premier instant, leur béatitude naturelle, et ils tiennent qu'ils ont pu pécher directement et immédiatement contre la loi naturelle. Les thomistes répondent : si les anges sont esprits purs, certainement dès l'instant de leur création, ils se voient comme tels, et voient dans leur essence, comme en un miroir, Dieu auteur de leur vie naturelle, par suite ils l'aiment naturel­lement comme la source de cette vie naturelle qu'ils désirent nécessairement conserver. - 2° Pour la durée de l'épreuve, saint Thomas montre que les anges n'ont pas pu pécher, ni pleinement mériter à l'instant de leur création, car leur premier acte fut alors spécialement inspiré par Dieu, et ils ne pouvaient encore s'y porter eux-mêmes en vertu d'un acte antérieur. Mais au deuxième instant, ils ont soit pleinement mérité, soit démérité, et saint Thomas ajoute : Angelus post primum actum caritatis, quo beatitudinem (supernaturalem) meruit, statim beatus fuit. Q. LXII, a. 5. Après le premier acte pleinement méritoire, l'ange fut béatifié, et après le premier acte déméritoire, le démon fut réprouvé. Il y a donc, selon saint Thomas, trois instants dans la vie des anges : le premier, celui de la création ; le second, celui du mérite ou du démérite ; le troi­sième, celui de la béatitude surnaturelle (mais ici c'est déjà l'unique instant de l'éternité) ou de la réprobation. Il faut noter cependant qu'un instant angélique, qui est la mesure de la durée d'une pensée de l'ange, peut correspondre à une partie plus ou moins longue de notre temps à nous, suivant que l'ange s'absorbe plus ou moins en une pensée, comme un contemplatif qui s'arrête plusieurs heures sur une même vérité.

La raison pour laquelle, selon saint Thomas, sitôt après le premier acte pleinement méritoire ou après l'acte déméritoire, il y a la sanction divine, c'est, nous l'avons dit plus haut, que la connaissance angélique n'est pas abstraite, ni discursive et succes­sive comme la nôtre, mais purement intuitive et simultanée. Ce n'est pas successivement que l'ange considère les divers aspects de la chose à choisir, mais il voit simultanément tous les avantages et désavantages, aussi son jugement, une fois posé, est-il irrévocable, car il a déjà tout considéré. Saint Thomas tient en outre que les démons ont péché par orgueil, q. LXIII, a. 3, « en désirant comme fin ultime celle à laquelle ils pouvaient parvenir par leurs forces naturelles et en se détournant de la béatitude sur­naturelle qui ne peut s'obtenir que par la grâce de Dieu » selon la voie de l'humilité et de l'obéissance. C'est le péché d'orgueil du naturalisme.

Scot et Suarez, nous l'avons dit, admettent que l'ange peut raisonner et considérer successivement, comme nous, les divers aspects de la chose à choisir, soutiennent que le jugement pratique et l'élection de l'ange sont révocables, mais, qu'après plusieurs péchés mortels, Dieu ne leur donne plus la grâce de la conversion. - 3° Un troisième point sur lequel il y a divergence entre ces trois docteurs est relatif aux mérites du Christ par rapport aux anges. Saint Thomas tient que la grâce essentielle et la gloire essentielle des anges ne dépend pas des mérites du Christ, car le Verbe s'est incarné propter nos homines et propter nostram salutem, et il a mérité comme rédempteur, pour les âmes à racheter ; or la grâce essentielle n'a pas été donnée par manière de rédemp­tion aux anges à l'instant où ils ont été créés. Cf. De veritate, q. XXIX, a 7, ad 5um. Saint Thomas dit aussi, IIIa, q. LIX, a. 6 : La gloire essentielle a été donnée aux anges par le Christ, en tant qu'il est le Verbe de Dieu, au commencement du monde. Mais le Verbe incarné a mérité aux anges des grâces accidentelles, pour qu'ils accomplissent leur ministère auprès des hommes pour coopérer à notre salut.

Scot, ayant soutenu que le Verbe, même dans le plan actuel de la Providence, se serait incarné alors même que l'homme n'aurait pas péché, a des vues différentes : il admet que le Christ a mérité aux anges la grâce essentielle et la gloire essentielle.

Suarez tient que le péché d'Adam fut l'occasion et la condition non pas de l'incarnation, mais de la rédemption. Selon lui, même si l'homme n'avait pas péché, dans le plan actuel de la Providence, le Verbe se serait peut-être incarné, mais il n'aurait pas souf­fert. Suarez déduit de là que le Christ a mérité aux bons anges la grâce essentielle et la gloire, et donc qu'il les a sauvés.

Les thomistes répondent que le Christ n'est sauveur que comme rédempteur ; or il n'est pas rédempteur des anges ; du reste si les anges devaient aux mérites du Christ la gloire essentielle, ou la vision béatifique, ils ne l'auraient pas reçue avant lui, mais, comme les justes de l'Ancien Testament, ils auraient attendu sa résurrection.

Cette synthèse du traité des anges de saint Thomas montre qu'il a affirmé beaucoup plus que Scot et Suarez la différence spécifique qui existe entre l'intel­ligence angélique et l'intelligence humaine, à raison de leur objet propre respectif : pour l'ange sa propre essence, pour l'intelligence humaine l'essence des choses sensibles connue par abstraction. Il suit de là que l'intelligence angélique est purement intuitive, non pas discursive comme la nôtre. De là dérivent toutes les conclusions de saint Thomas relatives à la connaissance des anges, à leur volonté, à leur mérite ou démérite. Bref saint Thomas se fait de l'esprit pur créé une plus haute idée que Scot et Suarez ; c'est ce que montrent les commentaires de Cajétan, Bañez, Jean de Saint-Thomas, des Carmes de Sala­manque, de Gonet et de Billuart. Ce traité ainsi conçu éclaire par contraste le traité de l'homme dont nous allons parler, et par similitude les questions de l'âme séparée.

Il faut noter enfin que saint Thomas en exposant sa doctrine sur les anges, corrige les graves erreurs des averroïstes latins sur les substances séparées ; ils les considéraient comme éternelles, immuables, et disaient que leur science est complète de toute éternité, qu'elles n'ont pas été produites par une cause efficiente, mais sont conservées par Dieu. Cf. Mandonnet, Siger de Brabant et l'averroïsme latin au XIIIe siècle, 2e éd. Louvain 1908-1910, Introd. et c. VI, et Denifle, Chartularium Univ. parisiensis, t. I, p. 543.

 

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CHAPITRE V - TRAITÉ DE L'HOMME.

CARACTÈRE DE CE TRAITÉ

 

 

Dans son traité théologique De Homine, saint Thomas à dessein ne suit pas l'ordre ascendant de l'ouvrage philosophique De anima. Ce traité philo­sophique s'élève progressivement du sensible au spirituel, de la vie végétative à la vie sensitive et à la vie intellectuelle considérée dans les actes qui la manifestent et enfin au principe de ces actes, à l'âme spirituelle et immortelle. Au contraire la théologie, qui a pour objet propre Dieu, considère l'homme comme une créature de Dieu. Aussi, après avoir traité de Dieu et de la création en général, puis des anges, saint Thomas, dans la Somme théolo­gique, considère : 1° la nature de l'âme humaine ; 2° son union au corps ; 3° ses facultés en général et en particulier ; 4° les opérations de l'intelligence (celles de la volonté sont considérées dans la partie morale de cet ouvrage) ; 5° enfin il traite de la production du premier homme et de l'état de justice originelle. Nous ne soulignerons ici que les principes qui éclairent ces questions.

Pour se rendre compte du caractère propre de ce traité, il faut rappeler que saint Thomas suit ici une direction qui s'oppose à la fois à celle des averroïstes et à celle des théologiens augustiniens ses prédécesseurs.

Averroès, De anima, III, éd. de Venise 1550, p. 165, affirmait que l'intelligence humaine est la dernière des intelligences, une forme immatérielle, éternelle, séparée des individus, et douée d'unité numérique. Cette intelligence est à la fois intellect actif et intel­lect possible. La raison humaine est ainsi imper­sonnelle ; elle est la lumière qui éclaire les âmes individuelles, et assure la participation de l'humanité aux vérités éternelles. Par suite Averroès niait l'im­mortalité personnelle des âmes individuelles et aussi leur liberté. Cette doctrine était enseignée au XIIIe siècle par les averroïstes latins Siger de Brabant et Boèce de Dacie. C'est contre eux que saint Thomas écrivit son traité De unitate intellectus contra aver­roistas.

Pour Siger, dans son De anima intellectiva, à côté de l'âme végétative-sensible qui informe chaque organisme humain, il existe une âme intellective, séparée du corps par sa nature, et qui vient tempo­rairement s'unir à lui pour y accomplir l'acte de la pensée, comme le soleil éclaire l'eau d'un lac. L'âme intellectuelle, selon lui, ne peut être la forme du corps, car elle informerait un organe, et serait dès lors matérielle ou intrinsèquement dépendante de la matière. Cette âme immatérielle est unique, parce qu'elle exclut de son sein le principe même de l'indi­viduation, qui est la matière. Mais cependant l'âme intellectuelle est toujours unie à des corps humains, car si les hommes individuels meurent, l'humanité est immortelle, la série des générations humaines n'a pas commencé et elle ne finira pas. Cf. P. Mandonnet, Siger de Brabant et l'averroïsme latin au XIIIe siècle, 2e éd. Louvain 1908-1910, c. VI sq., p. 112 sq.

D'autre part les théologiens des écoles prétho­mistes, comme Alexandre de Halès, saint Bonaventure, admettaient la pluralité des formes substan­tielles dans l'homme et une matière spirituelle dans l'âme humaine. Ces théologiens cherchaient, sans y parvenir, à concilier la doctrine de saint Augustin et celle d'Aristote sur l'âme. La multiplicité des formes substantielles accentuait dans le sens de saint Augustin l'indépendance de l'âme à l'égard du corps, mais compromettait l'unité naturelle du composé humain.

Contre ces deux courants opposés entre eux, saint Thomas veut montrer que l'âme raisonnable est purement spirituelle, sans aucune matière, et par suite incorruptible, et qu'elle est pourtant forme du corps, bien plus l'unique forme du corps, en restant intrinsèquement indépendante de la matière dans ses opérations intellectuelles et volontaires, et dans son être, et qu'une fois séparée du corps, elle reste individuée, quoi qu'en disent les averroïstes, par sa relation à tel corps plutôt qu'à tel autre.

Nous soulignerons les principes auxquels saint Thomas a recours pour établir ces conclusions, que les thomistes n'ont cessé de défendre dans la suite, en particulier contre Scot et Suarez, qui conservent quelque chose des théories de l'ancienne scolastique. Scot admet une materia primo prima dans toute sub­stance contingente, même dans les substances spiri­tuelles, puis il tient qu'il y a dans l'homme une « forme de corporéité » distincte de l'âme, et que dans l'âme il y a trois formalités, formellement distinctes : les principes de la vie végétative, de la vie sensitive et de la vie intellectuelle. Il soutient aussi, contre saint Thomas, que la matière première, de puissance absolue, peut exister sans aucune forme. Cette dernière thèse se retrouve chez Suarez ; du fait qu'il rejette la distinction réelle de l'essence et de l'existence, il admet que la matière première a une existence propre. Nous allons voir que les prin­cipes auxquels a recours saint Thomas ne peuvent se concilier avec ces positions.

 

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CHAPITRE VI - SPIRITUALITÉ ET IMMORTALITÉ DE L'AME

(Ia, q. LXXV)

L'âme humaine n'est pas seulement simple ou inétendue comme l'âme végétative et l'âme animale, elle est spirituelle ou immatérielle, c'est-à-dire intrin­sèquement indépendante de la matière, et subsis­tante, de telle sorte qu'elle continue d'exister après être séparée du corps. Cela se prouve par son activité intellectuelle, car l'agir suit l'être, et le mode d'agir manifeste le mode d'être. L'activité intellectuelle est intrinsèquement indépendante de la matière, comme le montre son objet universel qu'elle con­sidère en faisant abstraction de la matière, et où elle découvre des principes universels et nécessaires, qui dépassent sans mesure l'expérience limitée aux faits particuliers et contingents. Cf. Ia, q. LXXV, a. 5.

Cela est d'autant plus manifeste que le degré d'abstraction est plus élevé. Or, saint Thomas, après Aristote, Metaph., l. I, lect. 10 ; l. III, lect. 7 ; l. VI, lect. I ; l. VIII, lect. I ; l. XII, lect. 2, dis­tingue trois degrés d'abstraction. Au premier, celui des sciences physiques et naturelles, l'intelligence abstrait de la matière individuelle et considère, non pas ce minéral, ce végétal, cet animal, que perçoivent les sens ; mais la nature du minéral, du végétal, de l'animal, et même la nature de tous les corps (ibid., a. 2). Au deuxième degré d'abstraction, celui des sciences mathématiques, l'intelligence abstrait de toute matière sensible, c'est-à-dire des qualités sen­sibles, pour considérer la nature du triangle, du cercle, de la sphère ou celle des nombres, et pour déduire de façon nécessaire et par suite universelle leurs propriétés. On voit ici clairement que l'idée du cercle n'est pas seulement une image composite ou moyenne des cercles individuels, image dans laquelle des différences individuelles s'élimineraient et les ressemblances se renforceraient, ce qui don­nerait un cercle moyen, ni petit, ni grand ; il s'agit de la nature du cercle, de sa définition et de ses propriétés nécessaires et universelles qui se réalisent aussi bien dans un petit ou un grand cercle que dans un cercle moyen. De même tandis que l'ima­gination ne peut se représenter clairement un polygone à mille côtés, ni plus ni moins, l'intelligence conçoit très distinctement un tel polygone. L'idée diffère absolument de l'image, parce qu'elle exprime, non pas seulement les phénomènes sensibles de la chose connue, mais sa nature ou essence, qui est la raison d'être de ses propriétés, qui sont rendues ainsi non pas seulement imaginables, mais intel­ligibles.

Enfin au troisième degré d'abstraction, en méta­physique, l'intelligence abstrait de toute matière, pour atteindre l'être intelligible, qui n'est pas un objet accessible aux sens : ni un sensible propre comme la couleur ou le son, ni un sensible commun à plusieurs sens comme l'étendue ; l'être n'est acces­sible qu'à l'intelligence ; de même les raisons d'être des choses et de leurs propriétés. Seule l'intelligence peut saisir le sens de ce petit mot est. L'objet de l'intelligence n'est pas la couleur ou le son, mais l'être intelligible ; la preuve en est que toutes ses idées supposent celle de l'être, que l'âme de tout jugement est le verbe être, et que tout raisonnement légitime exprime la raison d'être de la conclusion. L'être intelligible, ne comportant en ce qu'il signifie formellement aucun élément sensible, peut même exister en dehors de toute matière ; aussi l'attribuons-­nous à l'esprit, à ce qui est immatériel et à la cause première des esprits et des corps.

De même à ce troisième degré d'abstraction, l'in­telligence connaît les propriétés de l'être, l'unité, la vérité, la bonté. Elle connaît de même les premiers principes absolument nécessaires et universels de contradiction ou d'identité, de causalité, de finalité, qui dépassent sans mesure l'imagination, laquelle n'atteint que le singulier et le contingent. Ces prin­cipes nous font connaître les raisons d'être des choses, et nous les rendent non seulement imaginables mais intelligibles en nous conduisant nécessairement à affirmer l'existence d'une cause première de tous les êtres finis, et d'une intelligence suprême qui a ordonné toutes choses. A ce troisième degré d'abstraction, l'intelligence humaine se connaît, comme essentiel­lement relative à l'immatériel.

Telle est, dans la synthèse thomiste, la principale preuve de la spiritualité de l'âme. L'immatérialité de l'objet connu par notre intelligence montre l'im­matérialité de celle-ci, et comme l'agir suit l'être, et le mode d'agir suit le mode d'être, l'immatérialité de l'opération intellectuelle manifeste l'immatérialité de la nature même de l'âme humaine ; immatérialité qui fonde l'incorruptibilité (ibid., a. 6), car toute forme simple et immatérielle ou subsistante est incor­ruptible.

Saint Thomas voit dans ce fait que nous con­naissons l'être dans son universalité et ses lois nécessaires, le signe de l'immortalité de l'âme : Intellectus apprehendit esse absolute et secundum omne tempus. Unde omne habens intellectum desiderat esse semper. Naturale autem desiderium non potest esse inane. Omnis igitur intellectualis substantia est incor­ruptibilis. Ibid. De ce que notre intelligence conçoit l'être absolument et au-dessus de toute limite de temps, notre âme est naturellement portée à désirer vivre toujours, et un désir naturel, fondé sur la nature même de l'âme, ne saurait être vain ou chimé­rique.

De plus de ce que l'âme humaine est immatérielle et dépasse immensément l'âme des bêtes, il suit qu'elle ne peut être en puissance dans la matière, ni produite par voie de génération, mais qu'elle ne peut être produite que par Dieu et par création ex nihilo, ex nullo præsupposito subjecto, Ia, q. CXVIII, a. 2. Id quod operatur independenter a materia, pariter est et fit seu potius producitur independenter a materia.

Saint Thomas voit même dans ce fait que nous connaissons l'être dans son universalité un signe que nous pouvons être élevés à la vision intellectuelle immédiate de Dieu qui est l'Être même subsistant. Ia, q. XII, a. 4, ad 3um.

Il reste pourtant que l'âme spirituelle et immor­telle, qui a pour objet propre l'être intelligible des choses sensibles, est spécifiquement distincte des anges. Ia, q. LXXV, a. 7.

Parmi les XXIV thèses thomistes, on lit les deux suivantes : 15a Per se subsistit anima humana, quæ, cum subjecto sufficienter disposito potest infundi, a Deo creatur, et sua natura incorruptibilis est atque immortalis. - 18a Immaterialitatem necessario sequi­tur intellectualitas, et ita quidem ut secundum gradus elongationis a materia, sint quoque grades intellectua­litatis.

On peut comparer cette doctrine avec celle de Suarez qui en diffère sensiblement. Cfr. Suarez, Dis p. met., V, sect. 5 ; XXX, sect. 14 et 15.

 

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CHAPITRE VII - L'UNION DE L'AME AU CORPS

(Ia, q. LXXVI)

L'âme raisonnable est la forme substantielle du corps humain, elle lui donne sa nature, car elle est le principe radical par lequel l'homme vit de la vie végétative, de la vie sensitive et de la vie intellectuelle. Ces différents actes vitaux en ces trois ordres de vie sont en effet naturels à l'homme, et non pas accidentels en lui ; ils dérivent donc de sa nature, du principe spécifique qui anime le corps.

On ne peut dire que l'homme est constitué uni­quement par son âme, car chaque homme perçoit qu'il pense et qu'il sent, et il ne peut sentir sans son corps. - On ne peut dire non plus, avec Averroès, qu'une intelligence impersonnelle s'unit au corps de Socrate pour y accomplir l'acte de pensée, car cette union accidentelle ne suffit pas pour que l'acte de penser soit vraiment l'action de Socrate ; il ne pourrait dire : « je pense », mais seule­ment « il pense » comme on dit d'une façon imper­sonnelle : « il pleut ». Enfin il ne suffit pas de dire que l'intelligence s'unit accidentellement au corps, comme un moteur, pour le diriger ; il s'ensuivrait que Socrate ne serait pas un, il n'aurait pas une unité de nature, sequitur quod Socrates non sit unum simpliciter, et per consequens nec ens simpliciter. Ia, q. LXXVI, a. I.

Bien qu'elle soit forme du corps et lui donne la vie végétative et sensitive, l'âme raisonnable reste spirituelle, car « plus une forme est noble, moins elle est immergée dans la matière, plus elle la domine, et plus son opération s'élève au-dessus de la matérialité ». Ibid. Déjà l'âme animale est douée de connaissance sensible ; l'âme raisonnable peut donc, tout en étant forme du corps, le dominer, et être douée de connaissance intellectuelle. L'âme spirituelle et subsistante communique à la matière corporelle sa propre existence, qui devient ainsi l'existence unique du composé humain. C'est pourquoi l'âme spirituelle, à l'opposé de l'âme des bêtes, conserve son existence après la destruction du corps qu'elle vivifiait. Ibid., ad 5um. Il suit aussi de là que, lorsque l'âme spirituelle est séparée, elle garde son inclination naturelle à l'union au corps, comme le corps lancé en l'air garde son inclination vers le centre de la terre. Ibid., ad 6um.

L'âme raisonnable n'est pas numériquement la même pour tous les corps humains ; il s'ensuivrait que Socrate et Platon seraient le même sujet pensant et qu'on ne pourrait distinguer l'intellection du premier de celle du second. Ibid., a. 2.

Il suit encore de ces principes que l'âme humaine a une relation essentielle au corps humain, et cette âme individuelle à ce corps individuel ; l'âme séparée reste dès lors individuée par cette relation à son corps, auquel elle désire naturellement être réunie, et auquel elle sera réunie de fait, selon la révélation divine, parla résurrection des corps. A. 2, ad Ium ad 2um.

Bien plus l'âme raisonnable est l'unique forme du corps humain, elle donne à la matière qu'elle déter­mine la vie sensitive, la vie végétative et même la corporéité. A. 3 et 4. La raison en est que, s'il y avait en lui plusieurs formes substantielles, l'homme ne serait plus un par nature, homo non esset unam simpliciter. A. 3. S'il y avait en lui plusieurs formes substantielles, la plus inférieure, qui donnerait à la matière la corporéité, constituerait déjà la substance, et les autres formes seraient dès lors accidentelles (comme l'accident de la quantité qui s'ajoute à toute substance corporelle). Forma substantialis dat esse simpliciter. A. 4. Ex actu et actu non fit unum per se in natura. Au contraire : ex potentia essentialiter ordinata ad actum et ex actu potest fieri aliquid per se unum, ut ex materia et forma. Cf. Cajétan, In Iam q. LXXVI, a. 3. C'est toujours l'application des prin­cipes aristotéliciens sur l'acte et la puissance. D'où l'unité admirable de cette synthèse.

Il ne répugne pas que l'âme spirituelle soit l'unique forme du corps humain et lui donne même la cor­poréité, car les formes supérieures contiennent éminemment la perfection des formes inférieures, comme le pentagone contient le quadrilatère et le dépasse. A. 3. L'âme raisonnable est éminemment et formellement sensitive et végétative et ces qualités sont virtuellement distinctes en elles[5]. Il répugnerait cependant que l'âme humaine soit principe immédiat des actes d'intellection, de sensation, de nutrition ; elle ne peut exercer ces différents actes que par différentes facultés spécifiées chacune par un objet spécial. Ia, q. LXXVII, a. I, 2, 3, 4, 6.

Il convient enfin que l'âme raisonnable, qui a pour objet propre le dernier des intelligibles, l'être intel­ligible des choses sensibles, soit uni à un corps capable de sensation, q. LXXVI, a. 5 ; le corps est ainsi pour l'âme, pour sa connaissance intellectuelle, et ce n'est qu'accidentellement, par suite surtout du péché, qu'il appesantit l'âme.

Les principes qui dominent cette question de l'union naturelle de l'âme et du corps se trouvent réunis dans la 16e des XXIV thèses thomistes : Eadem anima rationalis ita unitur corpori, ut sit ejusdem forma substantialis unira, et per ipsam habet homo ut sit homo et animal et vivens et corpus et sub­stantia et ens. Tribuit igitur anima homini omnem gradum perfectionis essentialem; insuper communicat corpori actum essendi, quo ipsa est.

Cette proposition paraît aux thomistes véritable­ment démontrée par les principes relatifs à l'acte et à la puissance et à la distinction réelle de l'essence et de l'existence dans les créatures. Suarez, qui entend ces principes autrement, considère cette pro­position « l'âme est l'unique forme du corps » non pas comme démontrée, mais comme plus probable ; c'est la note fréquente de son éclectisme. Cf. Suarez, Disp. met., XIII, sect. 13 et 14.

On voit par ce que nous venons de dire de la spiritualité, de l'immortalité personnelle de l'âme, de son union au corps, combien saint Thomas per­fectionne la doctrine aristotélicienne contenue dans le De anima d'Aristote, interprétée dans un sens panthéistique par Averroès. Avec la question de la création libre ex nihilo et non ab æterno, c'est un des points qui montre le mieux comment saint Thomas a baptisé l'aristotélisme, en faisant voir que la doctrine de la puissance et de l'acte permet d'expliquer, d'établir et de défendre les plus impor­tants des preambula fidei. Pour mieux s'en rendre compte, il faut lire attentivement les commentaires de Cajétan, In Iam, q. LXXV et LXXVI, où celui-ci défend avec grande pénétration cette doctrine contre les objections de Duns Scot, en la ramenant toujours aux principes déjà formulés par Aristote.

 

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CHAPITRE VIII - LES FACULTÉS DE L'AME

(Ia, q. LXXVII sq.)

Le principe qui domine toutes les questions de la distinction et de la subordination des facultés, et par suite toute la morale, est celui-ci: Les facultés, les « habitus », et les actes sont spécifiés par leur objet formel, plus précisément par l'objet formel quod, qu'ils atteignent immédiatement et par le point de vue formel quo, sous lequel cet objet est atteint. Ce principe, qui éclaire toute la psychologie, l'éthique et la théologie morale, est considéré au XVIIe siècle par le thomiste A. Réginald, dans son livre De tribus principiis doctrinæ sancti Thomæ, comme une des trois vérités fondamentales du thomisme, après celles-ci : Ens est transcendens seu analogum, et Deus est Actus purus. A. Réginald la formule : relativum specificatur ab absoluto ad quod essentialier ordinatur, ce qui en effet est essentiellement relatif à un objet ne peut se définir que par lui, comme la vue et la vision par la couleur, l'ouïe et l'audition parle son, l'intelligence par l'être intelligible, la volonté par le bien aimé et voulu. Mais A. Réginald n'a pu écrire cette troisième partie de son ouvrage.

Il suit de ce principe que les facultés sont réellement distinctes de l'âme, en d'autres termes que l'essence de l'âme ne peut opérer immédiatement par elle-même ; elle ne peut connaître intellectuellement que par l'intelligence, vouloir que par la volonté, etc. Ce ne sont pas seulement les habitudes du langage qui portent à s'exprimer ainsi ; c'est la nature des choses. L'essence de l'âme est sans doute une capa­cité réelle, mais comme elle n'est pas son existence, en quoi elle diffère de Dieu, elle reçoit l'existence à laquelle elle est ordonnée ; or, l'existence est un acte différent de l'intellection et de la volition, car il faut d'abord exister pour agir. Et donc comme l'essence de l'âme est une capacité réelle de l'existence, il faut qu'il y ait en elles des puissances ou facultés, qui soient des capacités réelles de connaître le vrai, de vouloir le bien, d'imaginer, de s'émouvoir, de voir, d'entendre, etc. Il suit aussi du principe for­mulé plus haut que les facultés sont réellement distinctes entre elles par leur objet formel.

C'est en Dieu seul que s'identifient, sans aucune distinction réelle, l'essence, l'existence, l'intelligence, l'intellection, la volonté et l'amour. Déjà dans l'ange, il y a distinction réelle de l'essence et de l'existence, de l'essence et des facultés, de l'intelligence et des intellections successives, de la volonté et des volitions successives, cf. Ia, q. LIV, a. I, 2, 3 ; les mêmes principes s'appliquent à l'âme humaine. Ia, q. LXXVII, a. I, 2, 3.

A la place de cette distinction réelle, Duns Scot admet sa distinction formelle-actuelle ex natura rei, qui est, aux yeux des thomistes, un milieu impossible entre la distinction réelle et la distinction de raison, car une distinction existe ou n'existe pas avant la considération de notre esprit ; si elle est antérieure à notre considération, si minime qu'elle soit, elle est déjà réelle ; si elle n'est pas antérieure, c'est une distinction de raison.

Suarez ici encore cherche un milieu entre saint Thomas et Scot ; pour lui la distinction réelle entre l'âme et les facultés n'est pas certaine, mais seule­ment probable. Cela montre, encore une fois, qu'il entend autrement que saint Thomas la distinction de la puissance et de l'acte. Cf. Suarez, Disp. met., XIV, sect. 5.

Toutes les facultés dérivent de l'âme, en d'autres termes elles en résultent comme les propriétés déri­vent de l'essence.

Du même principe de la spécification des facultés par leur objet formel dérive notamment la distinction spécifique et la distance sans mesure qui se trouve entre l'intelligence et les facultés sensitives ; si par­faites que soient ces dernières, elles n'atteignent que le sensible, les phénomènes accessibles aux sens et l'imaginable ; elles n'atteignent pas l'être intel­ligible, les raisons d'être des choses, ni les principes nécessaires et universels, de contradiction, de causa­lité, de finalité, ni le premier principe de la loi morale : il faut faire le bien et éviter le mal. C'est le fondement de la preuve de la spiritualité de l'âme, cf. Ia, q. LXXVII, a. 4 et 5, et q. LXXIX.

Pour la même raison, il faut distinguer spécifi­quement la volonté spirituelle ou appétit rationnel de l'appétit sensitif (concupiscible et irascible) ; cf. Ia, q. LXXX, a. 2. La volonté spirituelle, dirigée par l'intelligence, est en effet spécifiée par le bien uni­versel, que seule l'intelligence peut connaître tandis que l'appétit sensitif dit sensibilité, éclairé immédiatement par les facultés connaissantes d'ordre sensitif, est spécifié par le bien sensible, délectable ou utile, et non pas par le bien universel ; par suite l'appétit sensitif ne peut comme tel vouloir le bien raisonnable ou honnête, objet de la vertu.

Cette distinction profonde, ou cette distance im­mense, sine mensura, entre la volonté et la sensibilité est méconnue par beaucoup de psychologues mo­dernes à la suite de Jean-Jacques Rousseau ; elle est manifestement d'une importance capitale.

Il suit encore de ce qui précède que les facultés sensitives ont pour sujet immédiat le composé humain et même un organe déterminé, tandis que l'intel­ligence et la volonté, qui sont intrinsèquement indépendantes de l'organisme, ont pour sujet immé­diat non pas le composé humain, mais l'âme seule ; cf. Ia, q. LXXVII, a. 5.

Nous ne pouvons nous étendre ici sur l'acte de connaissance intellectuelle dont saint Thomas étudie la nature et les propriétés, Ia, q. LXXXIV-LXXXVIII. Notons seulement que pour saint Thomas, l'objet adéquat de notre intelligence, comme intelligence, est l'être intelligible dans toute son amplitude, ce qui nous permet de connaître naturellement Dieu, cause première, et d'être élevé à la vision immédiate de l'essence divine. L'objet propre de notre intel­ligence, en tant qu'humaine, c'est l'essence des choses sensibles ; aussi ne connaissons-nous Dieu et les réalités purement spirituelles que par analogie, dans le miroir des choses sensibles et par rapport à celles-ci. Notre intelligence, qui est la dernière de toutes, a pour objet propre le dernier des intelligibles, c'est pourquoi elle est unie au corps et aux facultés sensi­tives. Dans cet état d'union elle ne peut connaître immédiatement le spirituel à la manière de l'ange ; aussi le définit-elle négativement et elle l'appelle l'immatériel ; c'est un signe qu'elle connaît d'abord la nature des choses sensibles, de la pierre, de la plante, de l'animal.

De cette doctrine sur l'intelligence, dérive celle sur la liberté, qui est longuement exposée, Ia, q. LXXXIII, et Ia IIae, q. X, a. I, 2, 3, 4. Il faut à ce sujet noter la différence qui existe entre la définition thomiste de la liberté et la définition proposée par Molina. Dans sa Concordia, q. XIV, a. 13, disp. II, init., éd. Paris, 1876, p. 10, Molina donne cette définition : Illud agens liberum dicitur, quod positis omnibus requisitis ad agendum potest agere et non agere. Cette définition, reproduite par tous les moli­nistes, semble très simple au premier abord, mais chaque fois que Molina en fait usage, on voit qu'elle est nécessairement liée pour lui à sa théorie de la science moyenne, cf. op. cit., p. 550, 318, 356, 459, etc.

Que signifient pour lui les termes de cette défini­tion du libre-arbitre : facultas quæ positis omnibus requisitis ad agendum, potest agere et non agere ? Ces mots positis omnibus requisitis visent non seulement ce qui est prérequis à l'acte libre selon une priorité de temps, mais ce qui est prérequis selon une simple priorité de nature et de causalité, comme la grâce actuelle reçue à l'instant même où s'accomplit l'acte salutaire. De plus, selon son auteur, cette définition ne signifie pas que, sous la grâce efficace, la liberté conserve le pouvoir de résister sans jamais vouloir, sous cette grâce efficace, résister de fait ; elle signifie que la grâce n'est pas efficace par elle-même, mais seulement par notre consentement prévu (science moyenne des futuribles antérieure à tout décret divin).

Aux yeux des thomistes, cette définition. moliniste de la liberté n'est pas méthodiquement établie, parce qu'elle fait abstraction de l'objet qui spécifie l'acte libre ; elle néglige le principe fondamental : les facultés, les « habitus » et les actes sont spécifiés par leur objet.

Si au contraire on considère cet objet spécificateur, on se rappellera ce que dit saint Thomas. Ia IIae, q. X, a. 2 : Si proponatur voluntati aliquod objectum, quod non secundum quamlibet considerationem sit bonum, non ex necessitate voluntas fertur in illud. En d'autres termes, on dira avec les thomistes : Libertas est indiferentia dominatrix voluntatis erga objectum a ratione propositum ut non ex omni parte bonum. L'essence de la liberté est dans l'indifférence dominatrice de la volonté à l'égard de tout objet proposé par la raison comme bon hic et nunc sous un aspect, et non bon sous un autre ; c'est propre­ment l'indifférence à le vouloir ou à ne pas le vouloir, indifférence potentielle dans la faculté, et actuelle dans l'acte libre. Car, même lorsque la volonté veut actuellement cet objet, lorsqu'elle est déjà déter­minée à le vouloir, elle se porte encore librement vers lui, avec une indifférence dominatrice non plus potentielle, mais actuelle. Bien plus en Dieu qui est souverainement libre, il n'y a pas l'indifférence potentielle ou passive, mais seulement l'indifférence actuelle ou active. La liberté provient donc de la disproportion qui existe entre la volonté spécifiée par le bien universel et tel bien fini et particulier, bon sous un aspect, non bon sous un autre.

Les thomistes ajoutent contre Suarez : « Même de puissance absolue, Dieu par sa motion ne peut pas nécessiter la volonté à vouloir un tel objet, stante indifferentia judicii. » Pourquoi ? Parce qu'il im­plique contradiction que la volonté veuille néces­sairement l'objet que l'intelligence lui propose comme indifférent, en ce sens qu'il apparaît bon sous un aspect, non bon sous un autre, et absolument dis­proportionné à l'amplitude sans limites de la volonté spécifiée par le bien universel. Cf. S. Thomas, De veritate, q. XXII, a. 5.

De là dérive la 21e des XXIV thèses : Intellectum sequitur, non præcecedit, voluntas, quæ necessario appetit id quod sibi præsentatur tanquam bonum ex omni parte explens appetitum; sed inter plura bona, quæ judicio mutabili appetenda proponuntur, libere eligit. Sequitur proinde electio judicium practicum ultimum; at, quod sit ultimum voluntas efficit.

L'élection libre suit le dernier jugement pratique qui la dirige, mais elle-même fait qu'il soit le dernier, en acceptant sa direction, au lieu d'appliquer l'in­telligence à une considération nouvelle, qui condui­rait à un jugement pratique opposé. Il y a ici une influence réciproque de l'intelligence et de la volonté, comme le mariage de l'une et de l'autre, si bien que le consentement volontaire fait que le jugement pra­tique accepté, reste dernier ou achève la délibération. Cette direction intellectuelle est indispensable, car la volonté de soi est aveugle : nihil volitum nisi præcognitum ut conveniens.

Suarez, après Duns Scot, soutient au contraire qu'il n'est pas nécessaire que l'élection volontaire soit précédée d'un jugement pratique qui la dirige ainsi immédiatement. Cf. Disp. Met., XIX, sect. 6. Il se peut, pour Suarez, qu'entre deux biens égaux ou inégaux, la volonté choisisse librement l'un d'eux sans que l'intelligence le propose comme meilleur hic et nunc. A quoi les thomistes répondent : Nihil prævolitum hic et nunc, nisi præcognitum ut con­venientius hic et nunc. Ici s'applique aussi le principe qualis unusquisque est (secundum affectum) talis finis videtur ei conveniens, chacun juge selon son penchant, selon l'inclination bonne ou mauvaise de son appétit, c'est-à-dire de sa volonté et de sa sensibilité ; cf. Ia, q. LXXXIII, a. 1, ad 5um ; Ia IIa, q. LVII, a. 5, ad 3um; q. LVIII, a. 5.

Nous avons longuement examiné ce problème ailleurs : cf. Dieu, son existence et sa nature, 6e éd., p. 590-657: Les antinomies spéciales relatives à la liberté ; l'influence réciproque du dernier jugement pratique et de l'élection libre, comparaison de la doctrine thomiste avec le déterminisme psycho­logique de Leibniz et d'autre part avec le volon­tarisme de Scot, conservé en partie par Suarez. Bref, pour saint Thomas, l'intelligence et la volonté ne sont pas coordonnées mais subordonnées l'une. à l'autre ; cependant le jugement pratique est libre lorsque l'objet (bon sous un aspect, non bon sous un autre) ne le nécessite pas, c'est là proprement 1'indifierentia judicii.

 

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CHAPITRE IX - L'AME SÉPARÉE (Ia, q. LXXXIX)

1. Sa subsistence ; 2. sa connaissance ; 3. sa volonté immuablement fixée.

 

1. La subsistence de l'âme séparée de son corps se démontre, selon saint Thomas, à la lumière de ce principe : « toute forme simple et intrinsèquement indépendante de la matière (dans son être, dans son opération spécifique et dans son devenir ou mieux sa production), peut subsister et subsiste de fait indépendamment de la matière. Or, l'âme humaine est une forme simple et intrinsèquement indépendante de la matière ; donc elle subsiste de fait après la dissolution du corps humain.

La difficulté dans les discussions avec les aver­roïstes était de montrer comment l'âme séparée reste individuée, reste l'âme de Pierre plutôt que de Paul, au lieu d'être une âme unique pour tous les hommes. L'âme humaine, selon saint Thomas, a une relation essentielle, dite transcendantale, au corps humain, qui diffère spécifiquement de celui des autres ani­maux ; cette relation essentielle ou transcendantale demeure dans l'âme séparée, même lorsque le corps humain est tombé en poussière, en quoi elle diffère d'une relation accidentelle, qui disparaît avec la disparition de son terme, ainsi l'homme cesse d'être père lorsque son fils meurt. Bien plus, selon saint Thomas, cette âme individuelle est individuée par sa relation à son corps individuel, selon une relation semblable à celle qui existe entre l'âme humaine et le corps humain, et cette relation individuelle demeure dans l'âme séparée, qui, par suite, reste individuée ; elle est par exemple celle de Pierre, différente de celle de Paul. C'est ce que saint Paul a montré contre les averroïstes, qui soutenaient que l'âme séparée du corps ne peut être individuée (puisque la matière est le principe d'individuation) et qu'il n'y a donc qu'une âme immortelle impersonnelle ou unique pour tous les hommes, ce qui est une forme atténuée du panthéisme. Cf. Ia, q. LXXVI, a. 2, ad 2um; q. CXVIII, a. 3. Cont. Gent., l. II, c. LXXV, LXXX, LXXXI, LXXXIII.

Il faut remarquer que telle âme individuelle et son corps font un composé naturel qui est un, non pas per accidens, mais per se. Si l'âme humaine était accidentellement unie au corps, telle âme n'aurait à son corps qu'une relation accidentelle qui ne res­terait pas en elle après la dissolution du corps. Il en est tout autrement si l'âme humaine est par nature forme et corps. On voit que saint Thomas est toujours fidèle au principe d'économie, qu'il a formulé lui-même : quod potest compleri et explicari per pauciora principia, non fit per plura. De fait dans ce traité, comme dans les autres, il déduit de quelques principes très élevés et très peu nombreux toutes les conclusions du traité. Il a fait faire ainsi un très grand progrès à la théologie dans le sens de l'unification du savoir.

Il suit aussi de ce qui vient d'être dit qu'il est plus parfait pour l'âme humaine d'être unie au corps, que d'être séparée de lui, car son intelligence, étant la dernière de toutes, a pour objet propre connaturel le dernier des intelligibles : l'être et la nature des choses sensibles, qui se connaissent par l'intermé­diaire des sens. Ia, q. LI, a. 1 ; q. LV, a. 2 ; q. LXXVI, a. 5. L'état de séparation est donc prénaturel. Ia, q. LXXXIX, a. 1 ; q. CXVIII, a. Aussi l'âme séparée désire-t-elle naturellement être unie de nouveau à son corps, ce qui s'harmonise avec le dogme de la résurrection générale des corps, cf. Supplementum, q. LXXV. Mais l'âme ne peut à volonté s'unir de nouveau à son corps, car c'est par sa nature même qu'elle l'informe et non pas par les opérations qui dépendent de sa volonté, De potentia, q. VI, a. 7, ad 4um,

2. La connaissance de l'âme séparée (Ia, q. LXXXIX). - Les opérations sensitives ne restent pas dans l'âme séparée, mais les facultés sensitives et leurs habitus restent en elle radicalement. Elle conserve actuellement ses facultés immatérielles, ses habitus intellectuels acquis pendant la vie terrestre, par exemple les sciences, et l'exercice de ces habitus, le raisonnement. Cet exercice est cependant en partie empêché ou rendu difficile, parce qu'il n'y a plus le concours actuel de l'imagination et de la mémoire sensible. Mais l'âme séparée reçoit de Dieu des idées infuses semblables à celles des anges, tel un théolo­gien, qui ne peut plus se tenir au courant de ce qui se publie dans sa science, mais qui reçoit des lumières d'en haut.

On insiste parfois sur ce dernier point, en laissant un peu trop dans l'ombre une chose très certaine et très importante, c'est que l'âme séparée se connaît elle-même immédiatement. A. 2. Dès lors elle voit intellectuellement avec une parfaite évidence sa propre spiritualité, son immortalité, sa liberté, sa loi naturelle inscrite dans son essence même ; elle voit aussi que Dieu est l'auteur de sa nature ; elle le connaît non plus dans le miroir des choses sensibles, mais dans le miroir spirituel de sa propre essence. Par là tous les grands problèmes philosophiques sont résolus avec une évidence supérieure, contre tout matérialisme, déterminisme et panthéisme. De plus les âmes séparées se connaissent mutuellement et connaissent les anges (a. 2) mais moins parfaitement, car ceux-ci leur restent supérieurs.

Les âmes séparées ne connaissent pas naturelle­ment ce qui se passe sur la terre. Cependant, si elles sont au ciel, Dieu leur manifeste ce qui dans les événements terrestres a rapport à elles, par exemple ce qui concerne la sanctification des personnes qui leur sont chères et pour qui elles prient (a. 8).

3. La volonté de l'âme séparée. - Toute âme sépa­rée, selon la foi, a une volonté immuablement fixée par rapport à la fin ultime. Saint Thomas en donne une raison profonde : l'âme, dit-il, juge bien ou mal de sa fin ultime selon ses dispositions intérieures, et ces dispositions peuvent changer tant qu'elle est unie au corps, car le corps lui a été donné pour l'aider à atteindre sa fin ; mais lorsqu'elle n'est plus unie au corps, elle n'est plus dans l'état de tendance vers sa fin ultime, elle n'est plus in via à proprement parler ; elle se repose en la fin obtenue, à moins qu'elle ne l'ait manquée pour toujours. Aussi la volonté de l'âme séparée est immuablement fixée soit dans le bien, soit dans le mal, cf. Cent. Gent., l. IV, c. XCV. On voit encore ici l'harmonie du dogme de l'immuabilité de l'âme séparée avec la doctrine de l'âme forme du corps.

Saint Thomas, Ia, q. XCIII, montre que l'homme est à l'image de Dieu : 1° par sa nature intellectuelle apte à connaître Dieu et à l'aimer ; 2° par la grâce ; 3° par la lumière de gloire. Il y a aussi une image de la Trinité dans son âme d'où procèdent la pensée et l'amour.

 

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CHAPITRE X - LA JUSTICE ORIGINELLE ET LE PÉCHÉ ORIGINEL

Une des principales questions qui se pose à ce sujet est la suivante : Le premier homme a-t-il été créé en état de grâce, et la justice originelle inclut-­elle la grâce sanctifiante ?

On sait qu'avant saint Thomas, Pierre Lombard et Alexandre de Halès suivis par saint Albert le Grand et saint Bonaventure estimaient qu'Adam ne fut pas créé en état de grâce, mais seulement dans l'intégrité de nature et qu'il ne reçut qu'ensuite la grâce sanctifiante, en s'y disposant volontairement. De ce point de vue la grâce apparaît même en Adam innocent comme un don personnel, plutôt que comme un don à transmettre avec la nature intègre aux descendants ; ceux-ci pourtant auraient reçu person­nellement la grâce à laquelle les aurait disposés l'intégrité de nature qui leur aurait été transmise.

Saint Thomas dans son Commentaire sur les Sen­tences, l. II, dist. XX, q. II, a. 3, expose cette opinion et aussi une autre selon laquelle le premier homme a été créé en état de grâce et de telle sorte que la grâce paraît bien être accordée non pas seulement à la personne d'Adam, mais à la nature humaine, comme un don gratuit à transmettre avec la nature.

Saint Thomas dit ici en propres termes : Alii vero dicunt quod homo in gratia creatus est, et secundum hoc videtur quod donum gratuitæ justitiæ ipsi humanæ naturæ collatum sit; unde cum transfusione naturæ simul etiam infusa fuisset gratia.

En cet endroit, c'est-à-dire vers 1254, saint Thomas ne se prononce pas encore entre ces deux opinions. Mais un peu plus loin, in In IIum Sent., dist. XXIX, q. I, a. 2, il dit qu'il est plus probable qu'Adam a reçu la grâce à l'instant, de sa création.

Dans les ouvrages, postérieurs, il se .prononce.'de plus en plus dans ce sens. Dans le De malo (1263­-1268), q. IV, a. 2, ad 17um, il dit que la justice originelle, reçue, à l'instant de la création, inclut la grâce : Originalis justitia includit gratiam gratum facientem, nec credo verum esse quod homo sit creatus in naturalibus puris. Et encore, q. V, a. 1, ad 13um (Juxta quosdam) gratia gratum faciens non includitur, in ratione originalis justitiæ, quod tamen credo esse falsum, quia cum originalis justitia primordialiter consistat in subjectione humanæ mentis ad Deum quaæ firma esse non potest nisi per gratiam, justitia originalis sine gratia esse non potuit.

Enfin dans la Somme théologique, Ia, q. XCV, a. 1 ; il affirme nettement que le premier homme, a été créé en état de grâce et que celle-ci assurait la sou­mission surnaturelle de son âme à Dieu ; la rectitude primordiale, qui avait pour suite la parfaite subor­dination des passions à la droite raison et celle du corps à l'âme avec les privilèges d'impassibilité et d'immortalité. C'est dire de nouveau que la justice originelle incluait la grâce. Saint Thomas fonde cette assertion sur cette parole de l'Écriture : Deus fecit hominem rectum, Eccl., VII, 30, telle que l'a entendue la tradition et notamment saint Augustin, qui plu­sieurs fois a affirmé que tant que la raison restait soumise à Dieu, les puissances inférieures restaient soumises à la droite raison. Saint Thomas considère donc que la justice originelle qu'Adam avait reçue et pour lui et pour nous, incluait la grâce sancti­fiante, comme élément intrinsèque et primordial, racine des deux autres subordinations.

Il parle de même, Ia, q. C., a. 1, ad 2um : Cum radix originalis justitiæ, in cujus rectitudine factus est homo, consistat in subjectione supernaturali rationis ad Deum, quæ est per gratiam gratum facientem, ut supra dictum est, necesse est dicere, quod si pueri nati fuissent in originali justitia, etiam nati fuissent cum gratia... Non tamen fuisset per hoc gratia naturalis, quia non fuisset transfusa per virtutem seminis, sed fuisset collata homini statim cum habuisset animam rationalem.

De même, Ia IIae, q. LXXXIII, a. 2, ad 2um, saint Thomas dit encore : Originalis justitia pertinebat primordialiter ad essentiam animæ. Erat enim donum divinitus datum humanæ naturæ, quod per prius respicit essentia animæ, quam potentiæ. Or, dans l'essence de l'âme, il n'y a pas d'autre habitus infus que la grâce sanctifiante.

Aussi la plupart des commentateurs de saint Thomas soutiennent que, pour lui, là justice originelle incluait la grâce sanctifiante, qu'Adam avait reçue et pour lui et pour nous. Cf. Capréolus, In IIum Sent., dist. XXXI, a. 3 ; Cajétan, In Iam IIae, q. LXXXIII, a. 2, ad 2um ; Silvestre de Ferrare, In Cont. Gent., l. IV, c. LII ; Soto, Les Salmanticenses, Genet, Billuart, etc.

De plus, si la justice originelle était seulement le don d'intégrité de nature, le péché originel serait seulement la privation de cette intégrité de nature, et dès lors il ne serait pas remis par le baptême qui ne restitue pas cette intégrité, cf. IIIa, q. LXIX, a. I, 2, 3. Le péché originel est mors animæ (Denz., 175) en tant que privation de la grâce, qui est restituée par le baptême.

La position que saint Thomas a prise de plus en plus sur la justice originelle incluant la grâce, paraît bien plus conforme enfin que l'autre position, à ce que définira plus tard le concile de Trente, sess. V, can. 2 (Denz. 789) : Si quis Adæ prævaricationem sibi soli et non ejus propagini asserit nocuisse, et acceptam a Deo sanctitatem et justitiam, quam perdidit, sibi soli et non nobis etiam perdidisse... A. S. cf. Acta Conc. Trid., éd. Ehses, p. 208. Par le mot sanctitatem plusieurs Pères du Concile déclarèrent qu'ils enten­daient la grâce sanctifiante, et malgré plusieurs amen­dements, ce mot fut maintenu.

Le schéma préparatoire au concile du Vatican parle de même, cf. Collectio Lacensis, p. 517 et 549. Voir aussi dans le Dict, de théol. cath., art. JUSTICE ORIGINELLE, et ce qui y est dit au sujet de contro­verses récentes sur ce point.

D'après ce que nous venons de dire : Adam innocent est conçu ut caput naturæ elevatæ, en ce sens qu'il avait reçu et pour lui et pour nous, et qu'il a perdu et pour lui et pour nous la justice originelle qui incluait la grâce sanctifiante. C'est dans le même sens que parle le schéma préparatoire du Concile du Vatican, p. 549, que nous venons de citer, il y est dit : totum genus humanum in sua radice et in suo capite (Deus) primitus elevavit ad supernaturalem ordinem gratiæ..., nunc vero Adæ posteri ea privati sunt.

Dès lors le péché originel est un péché de nature, qui n'est volontaire que par la volonté d'Adam, non pas par la nôtre, et qui est formellement con­stitué par la privation de la justice originelle, dont l'élément primordial est la grâce rendue par le baptême. Cf. Ia IIae, q. LXXX, a. 1 : Sic igitur inordinatio, quæ est in isto homine ex Adam generato, non est voluntaria voluntate ipsius, sed voluntate primi parentis. La nature humaine qui nous est transmise est la nature privée des dons surnaturels et pré­naturels qui l'enrichissaient ut dotes naturæ, cf. Ia IIae, q. LXXXI, a. 3 ; cf. L. Billot, S. J., De per­sonali et originale peccato, 4e éd. 1910, p. 139-181 ; E. Hugon, O. P., Tractatus dogmatici, 1927, t. I, P. 795 : de hominis productione et elevatione, t. II, p. 1-42, de peccato originali.

La transmission du péché originel, ou péché de nature, peut bien s'entendre par la doctrine de l'âme forme substantielle et spécifique du corps, constituant avec lui une seule et même nature, aliquid unum per se in natura. Bien que, en effet, l'âme spirituelle ne vienne pas de la matière par voie de génération, bien qu'elle soit créée par Dieu ex nihilo, elle con­stitue pourtant avec le corps formé par génération une seule et même nature humaine. Ainsi est transmise la nature humaine, et, depuis le péché, la nature privée de la justice originelle. Cette transmission du péché originel ne s'expliquerait pas si l'âme n'était qu'accidentellement unie au corps, comme un moteur. Saint Thomas l'a bien noté De potentia, q. III, a. 9, ad 3um : Humana natura traducitur a parente in filium per traductionem carnis, cui postmodum anima infunditur; et ex hoc infectionem incur­rit quod fit cum carne traducta una natura. Si enim uniretur ei non ad constituendam naturam, sicut Angelus unitur corpori assumpto, infectionem non reciperet. Cf. De malo, q. IV, a. I, ad 2um.

Cette même doctrine de l'âme forme du corps explique aussi, nous l'avons vu, l'immutabilité de l'âme séparée, sitôt après la mort, à l'égard de sa fin ultime ; car le corps est pour l'âme, et il lui a été donné pour l'aider à tendre vers sa fin ; dès lors, quand. elle n'est plus unie au corps, elle n'est plus à proprement parler in via; à l'état de tendance vers sa fin ultime, mais elle est fixée par le dernier acte méritoire ou déméritoire qu'elle a posé quand elle était encore unie au corps. Cf. Cont. Gent., l. IV, c. XCV.

Tout le traité de l'homme s'explique ainsi par les mêmes principes, depuis la formation de l'homme jusqu'à sa mort et à l'état de l'âme après la mort. Ainsi se constitue.peu à peu l'unité du savoir théolo­gique.

Telles sont, du point de vue des principes qui les éclairent, les questions les plus importantes traitées par saint Thomas et ses commentateurs au sujet de Dieu, de l'ange et de l'homme avant la chute et après elle. On voit de mieux en mieux que Dieu seul est Acte pur, en lui seul l'essence et l'existence sont identiques, lui seul est son existence et son action, tandis que toute créature est composée d'essence et d'existence, nulla creatura est suum esse, sed habet esse ; la créature n'est pas son existence, mais elle a l'existence qu'elle a reçue ; on voit ici toute la différence du verbe être et du verbe avoir ; et comme l'agir suit l'être, toute créature est dépendante de Dieu dans son agir, comme elle est dépendante de lui dans son être même. Ainsi parle la sagesse qui juge de tout par la cause la plus élevée et par la fin ultime, par Dieu, principe et fin de toutes choses.

 

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Notes

1.      Luther est même allé jusqu'à douter du salut du Docteur angélique.

2.      Archivio di Filosofia, juillet 1933, p. 10, article posthume du P. Laberthonnière.

3.      Cf. Dictionnaire de théologie catholique, art. Leibniz, conclusion.

4.      On voit aussi dès maintenant la distance qui existe entre l'image et l'idée : un polygone de dix mille côtés est difficilement imaginable, très facilement concevable, et réalisable aussi.

On a dit parfois par erreur : l'âme humaine n'est que virtuellement sensitive et végétative. Cela est vrai de Dieu, car il peut produire la vie sensitive et la vie végétative, mais il n'a pas en lui formellement la vie sensitive et végétative, et ne peut être forme de notre corps.

 

 

 

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CINQUIÈME PARTIE - L'INCARNATION RÉDEMPTRICE DANS LA SYNTHESE THOMISTE

Au sujet de l'incarnation rédemptrice, pour sou­ligner les thèses fondamentales sur lesquelles ont particulièrement insisté les commentateurs de saint Thomas, nous parlerons 1° de la convenance et du motif de l'incarnation ; 2° de l'union hypostatique ou de la personnalité du Christ, de l'intimité de cette union, de l'unité d'existence pour les deux natures ; 3° des suites de l'union hypostatique pour la sainteté du Christ, sa plénitude de grâce, sa prédestination, son sacerdoce, sa royauté universelle, de la nécessité en toutes ces questions de considérer Jésus, non seulement soit comme Dieu, soit comme homme, mais aussi comme Homme-Dieu, ratione unitatis suppositi ; 4° de la valeur intrinsèquement infinie de ses mérites et de sa satisfaction ; 5° de la con­ciliation de la liberté du Christ et de son impec­cabilité absolue ; 6° du motif pour lequel Jésus a tant souffert, alors que le moindre de ses actes d'amour suffisait à notre rédemption. Nous parlerons enfin dans la section suivante de la sainteté de Marie-Mère de Dieu, de l'Immaculée-Conception et des rapports de la maternité divine avec la plénitude de grâce.

 

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CHAPITRE I - LA CONVENANCE ET LE MOTIF DE L'INCARNATION (IIIa, q. I)

Saint Thomas manifeste, sans la démontrer, la possibilité et la convenance de l'Incarnation par ce principe : « le bien est diffusif de soi, communicatif de lui-même et, plus il est d'ordre élevé, plus il se communique abondamment et intimement. » On voit cette loi s'appliquer de mieux en mieux, selon l'échelle des êtres, dans le rayonnement de la chaleur et de la lumière du soleil, dans celui de la vie végétative, de la vie sensitive, de l'intelligence et de l'amour. Plus le bien est parfait, plus il est diffusif de lui même de façon intime et profonde, comme la fin qui attire, et conséquemment par voie d'efficience, car tout agent agit pour une fin. Le bien a de soi essentiellement l'aptitude à se communiquer, à per­fectionner; quant à la communication actuelle, elle est nécessaire dans l'agent déterminé ad unum, comme dans le soleil qui rayonne, elle est libre dans l'agent libre ; cf. Cajétan, ibid., a. I. En se com­municant ainsi, le bien perfectionne sans être lui­-même perfectionné. Or, Dieu est le souverain bien infini. Donc il convient qu'il se communique librement lui-même en personne à une nature créée, ce qui arrive par l'incarnation du Verbe.

Cette raison ne démontre pas la possibilité de l'Incarnation, car ni la possibilité ni l'existence d'un mystère essentiellement surnaturel n'est démontrable par la seule raison. Mais c'est là une profonde raison de convenance, qu'on peut toujours scruter davan­tage. Il n'y a pas eu sur ce sujet de controverse notable entre théologiens.

Il en est autrement s'il s'agit du motif de l'Incar­nation. On connaît sur ce point la thèse de saint Thomas (a. 3) : dans le plan actuel de la providence, vi præsentis decreti, si le premier homme n'avait pas péché, le Verbe ne se serait pas incarné ; mais, après le péché, il s'est incarné pour offrir à Dieu une satisfaction adéquate, pour nous racheter.

La raison de cette position est celle-ci : Ce qui dépend de la seule volonté de Dieu et dépasse abso­lument ce qui est dû à la nature humaine, ne peut nous être connu que par la Révélation divine. Or, dans la Révélation, contenue dans l'Écriture et la Tradition, partout la raison de l'Incarnation est tirée du péché du premier homme à réparer, ubique ratio incarnationis ex peccato primi hominis assignatur. Donc, conclut saint Thomas, il est plus convenable de dire que si le premier homme n'avait pas péché, le Verbe ne se serait pas incarné, mais qu'après le péché il s'est incarné pour offrir à Dieu une satis­faction adéquate pour notre salut. C'est ainsi qu'il est dit en saint Luc, XIX, 10 : Venit enim Filius hominis quæere et salvum facere quod perierat, cf. Matth., XVIII, 11 ; I Tim., I, 15 ; Joa., III, 17; cf. S. Augustin, Serm., CLXXIV, n. 2 ; CLXXV, n. 1 Si homo non periisset, Filius hominis non venisset. De même S. Irénée, Cont. hær., V, XIV, I ; S. Jean Chrysostome, In Ep. ad Hebr., hom. V, n. I.

Scot soutient au contraire que, même si Adam n'avait pas péché, dans le plan actuel de la Providence, le Verbe se serait incarné pour manifester la bonté divine, mais il ne serait pas venu in carne passibili, dans une chair sujette à la douleur et à la mort. Selon Suarez, De incarn., disp. V, sect. 2, n. 13; sect. 4, n. 17, l'incarnation s'est faite égale­ment pour la rédemption de l'homme et pour mani­fester la bonté de Dieu, et il entend « également » non pas comme les thomistes au sens d'une subor­dination, mais plutôt au sens d'une coordination de deux fins principales ex aequo, ainsi qu'en plusieurs autres points qui caractérisent son éclectisme.

Les thomistes confirment la raison donnée par saint Thomas par la considération des décrets efficaces en tant qu'ils diffèrent des décrets conditionnels et inefficaces. Ces derniers portent sur la chose à réaliser prise en soi, abstraction faite des circonstances, par exemple sur le salut de tous les hommes, car il est bon en soi que tous les hommes soient sauvés ; mais ces décrets conditionnels et inefficaces peuvent être modifiés par exemple du fait que Dieu juge qu'il convient de permettre l'impénitence finale d'un pécheur comme Judas, pour manifester son infinie justice. Par opposition, les décrets divins efficaces portent sur la chose à réaliser avec toutes ses circon­stances, car rien ne peut être réalisé de fait que hic et nunc, et par suite ces décrets efficaces ne peuvent être modifiés, mais ils s'accomplissent infail­liblement, cf. Ia, q. XIX, a. 6, ad Ium. Les thomistes en tirent une confirmation de la raison donnée par saint Thomas. Comme les décrets divins efficaces, disent-ils, ne sont pas modifiés par Dieu, mais s'étendent de toute éternité non seulement à la chose à réaliser, mais à toutes ses circonstances, hic et nunc, le présent décret efficace de l'Incarnation s'étend de toute éternité à cette circonstance particulière qui est, la passibilité de la chair du Sauveur. Or, les scotistes eux-mêmes concèdent que l'Incarnation dans une chair passible suppose le péché du premier homme. Donc de par le présent décret efficace ou dans le plan actuel de la Providence, le Verbe ne se serait pas incarné si Adam n'avait pas péché. Bref, la volonté divine efficace porte sur l'Incarnation telle qu'elle s'est réalisée de fait in carne passibili, ce qui suppose le péché.

Aux yeux des thomistes l'argument est irréfutable, et il suppose que la fin ultime de l'Incarnation est par la voie de la rédemption la manifestation de la bonté divine, ce sont des fins non pas coordonnées, mais subordonnées. Cette raison ainsi confirmée paraît démonstrative et elle porte autant contre Suarez que contre Scot. Le Symbole de Nicée dit du Fils de Dieu qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit de cælis. Irénée, Chrysos­tome, Augustin ont dit : Si homo non peccasset, Filius hominis. non venisset. Scot et Suarez enten­dent : venisset, sed non in carne passibili. S'il en était ainsi, l'assertion des Pères à la prendre pure­ment et simplement serait fausse, comme il serait faux de dire : le corps du Christ n'est pas réellement au ciel et dans l'Eucharistie ; il n'y est pas in carne passibili, mais il y est réellement.

Il y a pourtant à un autre point de vue une difficulté formulée par Scot : Ordinate volens prius vult finem et propinquiora fini, quam alia, celui qui veut avec sagesse veut d'abord la fin et ce qui est le plus près d'elle, et ensuite seulement les moyens subordonnés ; il y a ainsi subordination non pas de plusieurs vouloirs divins, mais des objets voulus. Or, le Christ est plus près qu'Adam de la fin dernière de l'univers, qui est la manifestation de la bonté divine, le Christ en effet est plus parfait et plus aimé. Donc Dieu, pour manifester sa bonté, veut d'abord le Christ ou l'incarnation du Verbe avant qu'Adam ne soit voulu, et que. son péché ne soit commis.

A cette objection de Scot, plusieurs thomistes comme Genet, Godoï, les Carmes de Salamanque, L. Billot, Hugon, etc., répondent en distinguant la majeure selon une distinction proposée par Cajétan (in art. 3um), mais dont il n'a pas tiré toutes les conséquences. Ils distinguent entre la cause finale ou la fin proprement dite finis cujus gratia et la cause matérielle ou la matière à informer. Ainsi, disent-ils, Dieu veut l'âme avant le corps et le corps pour l'âme dans l'ordre de la causalité finale, mais il veut le corps avant l'âme dans l'ordre de la causalité matérielle à perfectionner, et si le corps de l'embryon humain n'était pas disposé à recevoir une âme humaine, celle-ci ne serait pas créée. De même, dans l'ordre de la causalité finale (finis cujus gratia), Dieu veut l'incarnation rédemptrice avant de permettre le péché d'Adam, conçu pourtant comme possible ; mais il permet d'abord le péché d'Adam à réparer, dans l'ordre de la causalité maté­rielle, in genere materiæ perficiendæ et finis cui pro­ficua est incarnatio. De même on dit couramment : Dieu veut l'homme pour la vie éternelle, pour la béatitude, mais il veut aussi la béatitude à l'homme beatitudo est finis cujus gratia hominis, sed homo est subjectum cui et finis cui beatitudinis, seu cui proficua­ est beatitudo.

Cette distinction, on le voit, n'est pas une dis­tinction verbale et factice ; elle est fondée sur la nature des choses, et elle peut et doit se faire par­tout où interviennent les quatre causes : causæ ad invicem sunt causæ, sed in diverso genere ; il y a rapport mutuel et priorité mutuelle entre la matière et la forme ; la matière est pour la forme qui est sa fin ; mais la forme est aussi pour parfaire la matière disposée à la recevoir et, si la matière n'était pas disposée, la forme ne serait pas donnée, si l'embryon humain n'était pas disposé à recevoir l'âme humaine, celle-ci ne serait pas créée. De même, dans cet ordre de causalité matérielle, si le premier homme n'avait pas péché, si le genre humain n'était pas à racheter, le Verbe ne se serait pas incarné. Mais, dans l'ordre des fins, Dieu a permis le péché d'Adam et le péché originel pour un bien supérieur, et, post factum incarnationis, nous voyons que ce bien supérieur est l'incarnation rédemptrice et son rayonnement universel.

Ce dernier point n'est pas admis par tous les thomistes. Jean de Saint-Thomas et Billuart ne veulent pas répondre à la question : pour quel bien supérieur Dieu a-t-il permis le péché originel? Au contraire Godoï, Gonet, les Carmes de Salamanque disent : ante factum incarnationis annuntiatum on ne pourrait pas répondre, mais post factum nous voyons que ce bien supérieur est l'Incarnation rédemptrice et son rayonnement sur l'humanité, subordonné toujours, cela va sans dire, à la manifestation de la bonté divine.

Telle paraît bien être la pensée de saint Thomas lui-même : Nihil prohibet ad aliquid majus humanam naturam perductam esse post peccatum. Deus enim permittit mala fieri, ut inde aliquid melius eliciat. Unde dicitur ad Rom., V, 20: « Ubi abundavit delictum, superabundavit et gratia. » Unde et in benedictione cerei paschalis dicitur : « 0 felix culpa, quæ talem ac tantum meruit habere redemptorem. » Ibid., a. 3, ad 3um. De même Capréolus, In IIIum Sent., dist. I, q. I, a. 3 ; Cajétan, In Iam, q. XXII, a. 2, n. 7.

Il reste que le motif de l'Incarnation est un motif de miséricorde et qu'ainsi la bonté et la puissance divine sont plus manifestées selon ces paroles de la liturgie : Deus qui maxime parcendo et miserendo omnipotentiam tuam manifestas ; cf. IIa IIae, q. XXX, a. 4.

De ce point de vue, comme le disent fort bien les Carmes de Salamanque, il est inutile de multiplier les décrets divins et de supposer une complexité de décrets conditionnels et inefficaces comme l'ont fait Jean de saint Thomas et Billuart. Il suffit de dire que Dieu par sa science de simple intelligence a vu tous les mondes possibles, en particulier ces deux mondes possibles : un genre humain resté dans l'état d'innocence et couronné par l'Incarnation non rédemptrice, et, par opposition, un genre humain pécheur ou déchu, restauré par l'Incarnation rédemp­trice. Puis par un seul et même décret Dieu a choisi ce second monde possible, c'est-à-dire il a permis le péché pour ce plus grand bien qu'est l'Incarnation et il a voulu l'Incarnation pour la Rédemption du genre humain, finis cui pro ficua est incarnatio ; il reste que la fin dernière de l'univers est la mani­festation de la bonté divine.

L'ordre des objets voulus par Dieu est alors le suivant. Comme l'architecte veut, non pas d'abord le sommet de l'édifice ou d'abord son fondement, mais tout l'édifice avec toutes ses parties subordon­nées entre elles, ainsi Dieu veut d'abord, pour mani­fester sa bonté, l'univers entier avec toutes ses parties, c'est-à-dire avec les trois subordonnés de la nature, de la grâce (avec la permission du péché originel) et de l'union hypostatique. L'Incarnation dès lors est voulue comme Incarnation rédemptrice. Elle n'est pas cependant « subordonnée » à notre rédemption, mais elle en est la cause éminente, et c'est nous qui restons subordonnés au Christ, selon la parole de saint Paul, I Cor., III, 23 : Omnia enim vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei. Le Christ est manifestement supérieur à nous comme cause de notre salut, exemplaire de toute sainteté, et fin à laquelle nous sommes subordonnés.

Il reste que Dieu aime le Christ plus que tout le genre humain et que les créatures les plus élevées.

Saint Thomas dit bien, Ia, q. XX, a. 4, ad Ium : « Dieu aime le Christ non seulement plus que tout le genre humain, mais plus que toutes les créatures ensemble ; il lui a, en effet, donné un bien supérieur et un nom qui est au dessus de tout nom puisque Jésus est véritablement Dieu. Et l'excellence sou­veraine du Christ n'est en rien diminuée du fait que Dieu l'a livré à la mort pour le salut du genre humain ; bien au contraire Jésus a remporté ainsi la plus glorieuse victoire, « l'empire a été posé sur ses épaules... pour nous donner une paix sans fin ». Is., IX, 5-6. C'est ce qui est exprimé par saint Paul. Phil., II, 8-10 : « Il s'est humilié en se faisant obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a élevé et lui a donné un nom au dessus de tout nom. » Cette excellence et cette gloire du Sauveur ne s'opposent nullement à cette assertion de l'Écriture et de la Tradition que c'est pour notre salut que le Verbe s'est incarné : qui propter nostram salutem descendit de cælis et incarnatus est.

 

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CHAPITRE II - LA PERSONNALITÉ DU CHRIST ET L'UNION

HYPOSTATIQUE

(IIIa, q. II, III, IV)

L'union hypostatique étant l'union des deux natures, divine et humaine, en la personne du Verbe fait chair, l'explication qui en est donnée repose sur la notion même de personne. Nous soulignerons ici ce que saint Thomas nous dit de la personnalité qui constitue formellement la personne et nous dirons comment cet enseignement est généralement compris par les thomistes.

Saint Thomas, Ia, q. XXIX, a. 1, explique la défi­nition de la personne donnée par Boèce : persona est rationalis naturæ individua substantia, en disant que la personne est « un sujet individuel intelligent et libre, ou maître de ses actes, sui juris, qui opère par lui-même ». Étant un sujet premier d'attribution (suppositum, substantia prima) de tout ce qui lui convient, la personne n'est pas elle-même attribuable à un autre sujet. On lui attribue la nature raison­nable, l'âme, le corps, l'existence, les facultés de l'âme, leurs opérations, les parties du corps. Elle-­même est un tout incommunicable à un autre sujet. Ibid., ad 2um. Ainsi se précise le concept confus de personne que possède déjà le sens commun ou l'intelligence naturelle. Bref la personne est un sujet intelligent et libre. La personnalité ontologique qui constitue formellement ce sujet, comme suffit premier d'attribution, est ainsi la racine de la personnalité psychologique, caractérisée par la conscience de soi, et de la personnalité morale, qui se manifeste par l'usage de la liberté et maîtrise de soi.

Cette définition de la personne s'applique à l'homme, à l'ange, et analogiquement à Dieu. Mais, selon la Révélation, en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois sujets intelligents et libres, qui ont la même intelligence, la même liberté, la même intellection et le même acte libre par lequel ils opèrent ad extra. La même notion de personne nous permet aussi d'affirmer que Jésus qui a dit « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Joa., XIV, 6 : « Tout ce que le Père a est à moi », Joa., XVI, 15, est un seul sujet intelligent et libre, un seul moi, bien qu'il possède les deux natures divine et humaine et par suite deux intelligences et deux libertés, pleinement conformes l'une à l'autre. Le même moi, qui a dit : Ego sum via, veritas et vita, est véritable­ment homme et véritablement Dieu, la vérité même et la vie même.

Sur la personnalité ontologique ou le constitutif formel et radical de la personne, il y a parmi les scolastiques diverses conceptions qui s'opposent entre elles suivant qu'on admet ou qu'on n'admet pas la distinction réelle entre l'essence créée et l'existence, distinction qui est, nous l'avons vu, une des thèses les plus fondamentales du thomisme.

Parmi les scolastiques qui nient la distinction réelle entre l'essence et l'existence ou encore entre le sujet ou suppôt (quod est) et l'existence (esse), Scot dit : la personnalité est quelque chose de négatif. C'est, dans une nature singulière la négation de l'union hypostatique à une personne divine, par exemple Pierre et Paul sont des personnes, du fait que leur nature humaine individuelle n'est pas assumée, comme celle du Christ, par une personne divine. In IIIum Sent., dist. I, q. I, n. 5. - Pour Suarez, la personnalité est un mode substantiel, postérieur à l'existence d'une nature singulière et qui la rend incommunicable. Suarez ne peut admettre avec les thomistes que l'existence attribuée à la personne présuppose le constitutif formel de celle-ci, car pour lui l'essence et l'existence ne sont pas réellement distinctes. Cf. Disp. met., disp. XXXIV, sect. 1, 2, 4 ; De incarn., disp. XI, sect. 3.

D'autre part, parmi les scolastiques qui admettent la distinction réelle entre l'essence créée et l'existence, il y a trois opinions principales. Cajétan et la plupart des thomistes dominicains et carmes disent : la per­sonnalité est ce par quoi la nature singulière devient immédiatement capable de recevoir l'existence, id quo natura singularis fit immediate capax existentiæ, seu id quo aliquid est quod est. D'autres disent moins explicitement avec Capréolus, c'est la nature singu­lière, ut est sub suo esse ; c'est presque la même doctrine. Enfin le cardinal Billot et ses disciples réduisent la personnalité à l'existence même, qui actue ou actualise la nature singulière ; cf. L. Billot, De Verbo incarnato, 5e éd., p. 75, 84. 137. 140.

L'explication proposée par Cajétan, In IIIam, q. IV, a. 2, n. 8, a été acceptée comme l'expression de la vraie pensée de saint Thomas par la plupart des thomistes, par Sylvestre de Ferrare, Victoria, Bañez, Jean de Saint-Thomas, les Carmes de Sala­manque, les Complutenses abbreviati, Goudin, Genet, Billuart, Zigliara, del Prado, Sanseverino, les cardi­naux Mercier, Lorenzelli, Lépicier, par les PP. Gar­deil, Hugon, Gredt, etc.

Quel est pour Cajétan et ces thomistes le critère pour discerner parmi les différentes opinions la vraie définition de la personnalité ontologique ? Cajétan nous le dit, à l'endroit cité ; il faut, dit-il, que la définition réelle et distincte de la personnalité con­serve, en l'expliquant, ce qui est contenu dans la définition nominale de la personne que nous fournit le sens commun ou l'intelligence naturelle et que tous les théologiens entendent conserver. Or, par le nom de « personne » et par les pronoms personnels, moi, toi, lui, nous entendons tous signifier formel­lement, non pas une négation, ni un accident, mais un sujet individuel auquel l'existence est attribuée comme un prédicat contingent. Et alors, pourquoi, en cherchant la définition réelle et distincte de la personne, contredisons-nous la définition nominale de sens commun que nous entendons conserver ? Il faut passer de la définition nominale à la définition réelle selon la méthode indiquée par Aristote et saint Thomas, Post. Analyt., l. II, c. 12, 13, 14.

En procédant ainsi, les thomistes notent d'abord au sujet de la personnalité ontologique ce qu'elle n'est pas, pour déterminer ensuite ce qu'elle est.

1. La personnalité ontologique ou ce par quoi un sujet est personne, n'est pas quelque chose de négatif, comme le veut Scot, mais quelque chose de positif, comme la personne dont elle est le constitutif formel. De plus la personnalité de Socrate ou de Pierre est d'ordre naturel et ne peut donc se définir, comme le veut Scot, par la négation de l'union hypostatique, qui est d'ordre essentiellement surnaturel ; il s'en suivrait que la personnalité de Socrate ne pourrait être naturellement connue.

2. La personnalité ontologique est quelque chose non seulement de positif, mais de substantiel et non pas d'accidentel, car la personne est une substance, un sujet réel. Par suite la personnalité proprement dite ou ontologique ne peut être formellement con­stituée par la conscience de soi, qui est un acte de la personne (la conscience du moi manifeste le moi, mais le suppose), ni par la liberté, qui est une faculté de la personne (la maîtrise de soi montre la valeur de la personne, mais la présuppose). Il y a du reste en Jésus deux intelligences conscientes et deux libertés, et une seule personne, un seul moi. La personnalité ontologique est donc quelque chose de positif et de substantiel. Comparons-la maintenant à ce qui lui ressemble le plus dans le genre sub­stance.

3. La personnalité n'est pas la nature même de la substance, pas même la nature singulière ou indivi­duée (natura hæc), car celle-ci est attribuée à la personne comme sa partie essentielle, elle n'est pas ce qui constitue le tout comme tout, ut suppositum. Aussi saint Thomas, dit-il, IIIa, q. II, a. 2 : Suppositum significatur ut totum habens naturam sicut partem formalem et perfectivam sui. Ainsi nous ne disons pas : « Pierre est sa nature, » car le tout n'est pas sa partie, puisqu'il contient autre chose ; nous disons : Pierre a la nature humaine.

4. La personnalité n'est pas non plus la nature singulière sub suo esse, sous son existence ; car la nature singulière de Pierre n'est pas ce qui existe (id quod existit), mais ce par quoi Pierre est homme (id quo Petrus est homo). Ce qui existe, c'est Pierre lui-même, sa personne. Or, maintenant nous cher­chons id quo aliquid est quod est. La personnalité n'est donc pas la nature singulière sous l'existence. Du reste, s'il en était ainsi, dans le Christ, comme il y a la nature divine et la nature humaine individuée, il y aurait deux personnalités et deux personnes, deux « moi ».

5. La personnalité par exemple de Pierre n'est pas non plus son existence, car l'existence est attribuée à la personne de Pierre comme un prédicat contingent et non pas comme son constitutif formel. Bien plus, l'existence est un prédicat contingent de toute per­sonne créée et créable. Aucune personne créée, soit humaine, soit angélique, n'est son existence, mais elle a seulement existence, et il y a ici une différence sans mesure entre être et avoir. Nulla persona creata est suum esse solus Deus est suum esse. Aussi saint Thomas dit-il souvent : In omni creatura differt quod est (seu suppositum) et esse, cf. Cont. Gent., l. II, c. LII. De même il dit, IIIa, q. XVII, a. 2, ad Ium : Esse consequitur naturam non sicut habentem esse, sed qua aliquid est; personam autem sequitur tanquam habentem esse. Dans ce texte, pour ceux qui admettent la distinction réelle de l'essence ou nature et de l'existence, il est clair qu'au début, lorsqu'il est dit esse consequitur naturam, il ne s'agit pas seulement d'une consécution logique et d'une distinction de raison, de même lorsqu'il est dit, sitôt après, esse personam sequitur tanquam habentem esse. Si esse sequitur personam, si l'existence suit ainsi la personne, elle ne la constitue pas formellement, mais elle la suppose formellement constituée.

Bien plus, si l'existence constituait formellement la personne, il faudrait nier la distinction réelle entre la personne créée et son existence ; il ne serait plus vrai de dire : « Pierre n'est pas son existence, mais il a seulement l'existence. » Saint Thomas n'aurait pas pu écrire : In omni creatura differt quod est (le suppôt ou la personne) et esse. Cont. Gent., l. II, c. LII.

En d'autres termes, l'argument fondamental de la thèse communément reçue chez les thomistes est celui-ci : Ce qui n'est pas son existence, est réel­lement distinct d'elle, c'est-à-dire est distinct d'elle avant la considération de notre esprit. Or, la per­sonne de Pierre (bien plus la personnalité de Pierre, qui constitue formellement sa personne) n'est pas son existence. Donc la personne de Pierre, bien plus sa personnalité, est réellement distincte de son existence, qui est en elle un prédicat contingent. Solus Deus est suum esse, vérité qui est l'évidence suprême pour l'intelligence qui a reçu la vision béatifique.

6. En résumé, la personnalité ontologique est quelque chose de positif, de substantiel, qui détermine la nature singulière de la substance raisonnable à être immédiatement capable d'exister en soi et séparément, ut sit immediate capax existendi in se et separatim. Bref, c'est ce par quoi le sujet raison­nable est quod est ce qui est, tandis que sa nature est ce par quoi il est de telle espèce, et l'existence ce par quoi il existe.

L'existence est un prédicat contingent de la per­sonne créée, elle est son ultime actualité, non pas dans la ligne de l'essence, mais dans une autre ligne et donc l'existence présuppose la personnalité, qui ne peut être dès lors, comme le veut Suarez, un mode substantiel postérieur à l'existence.

La personnalité est donc comme un point qui termine deux lignes à leur intersection : la ligne de l'essence et celle de l'existence. La personnalité est proprement ce par quoi le sujet intelligent est ce qui est, id quo subjectum intelligens est quod est. Cette personnalité ontologique, qui constitue le moi, est ainsi la racine de la personnalité psychologique et morale, c'est-à-dire de la conscience de soi et de la maîtrise de soi, dominii suiipsius. Lorsqu'il s'agit de la personne du Christ, les théologiens disent communément qu'elle est le principium quod des actes théandriques du Christ, le principe qui agit par la nature humaine et qui donne à ces actes leur valeur infinie.

Cette définition réelle de la personnalité énonce explicitement ce qui est confusément contenu dans la définition nominale reçue : la personnalité est ce par quoi un sujet intelligent est une personne, comme l'existence est ce par quoi il existe, et donc la personnalité diffère et de l'essence et de l'existence qu'elle unit en un seul tout.

Ainsi l'essence créée et son existence contingente ne font pas aliquid unum per se ut natura, elles ne font pas une seule nature, mais elles appartiennent au même suppôt ou sujet, ad aliquid unum per se ut suppositum, la nature comme sa partie essentielle, l'existence comme prédicat contingent. Aristote a fixé la terminologie sur ce point, là où il parle des quatuor modi dicendi per se, Post. analyt., l. I, c. IV, commentaire de saint Thomas, lect. 10 : le premier mode est la définition, le deuxième est la propriété, le troisième est le suppôt ou sujet per se subsistens, le quatrième est la cause per se ou nécessairement requise par tel effet. Selon cette terminologie reçue, l'essence créée et l'existence contingente ne font pas aliquid unum per se ut natura (premier mode), mais elles appartiennent ad aliquid unum per se ut suppositum (troisième mode).

La personnalité ontologique ainsi conçue, loin d'empêcher l'union de l'essence et de l'existence, les unit, et constitue précisément le tout comme tout, le sujet réel comme sujet, quod est ; « ipsa est id quo aliquid est quod », selon les termes reçus.

Telle est la conception de la personne que défen­dent Cajétan et la plupart des thomistes que nous avons cités plus haut. C'est selon eux le fondement métaphysique de ce qu'exprime la grammaire par les pronoms personnels, le verbe être et les attributs Pierre est homme, est existant, actif, patient, etc.

On cite quelques textes de Capréolus, selon lesquels la personne est la nature individuée sous l'existence, natura individuata ut est sub esse. Ces textes ne sont pas véritablement contraires à la thèse soutenue par Cajétan et la grande majorité des thomistes car, pour ces derniers, la personnalité est proprement ce par quoi la nature raisonnable individuée est immé­diatement capable d'exister ; et il est manifeste que ce qui existe, ce n'est pas précisément la nature de Pierre, mais Pierre lui-même, sa personne. Ainsi Cajétan parle plus explicitement que Capréolus, mais ne le contredit pas.

Cette doctrine admise par la plupart des thomistes est fondée en outre non seulement sur les textes de saint Thomas déjà cités, mais encore sur ceux-ci : Ia, q. XXXIX, a. 3, ad 4um : Forma significata per hoc nomen persona, non est essentia vel natura, sed personalitas. Donc pour saint Thomas, la personnalité est une forme ou formalité ou modalité d'ordre sub­stantiel. De même I Sent., dist. XXIII, q. I, a. 4, ad 4um ; il dit : Nomen personæ imponitur a forma personalitatis, quæ dicit rationem subsistendi naturæ tali ; cf. I Sent., dist. IV, q. II, a. 2, ad 4um. En d'autres termes la personnalité est ce par quoi le sujet raisonnable a droit à exister séparément et à opérer par lui-même.

De plus saint Thomas dit, IIIa, q. IV, a. 2, ad 3um : In Christo, si natura humana non esset assumpta a divina persona, natura humana propriam persona­litatem haberet ; et pro tanto dicitur persona (divina) consumpsisse personam, licet improprie, quia persona divina sua unione impedivit ne humana natura pro­priam personalitatem haberet. La personnalité, bien qu'elle ne soit pas une partie de l'essence, est quelque chose de positif, sans être pour cela l'existence qui est un prédicat contingent de la personne créée et ne saurait donc la constituer formellement. D'où l'expression : esse sequitur personam, tanquam haben­tem esse. IIIa, q. XVII, a. 2, ad Ium.

Enfin le saint Docteur dit ibid., ad 3um : In Deo, tres personæ divinæ non habent nisi unum esse ; ainsi la personnalité diffère de l'existence, puisqu'il y a en Dieu trois personnalités (incommunicables) et une seule existence (communicable). De même saint Thomas dit encore Quodl. II, q. II, a. 4, ad 2um : Esse non est de ratione suppositi (creati). Aucun sujet créé n'est en effet son existence, solus Deus est suum esse, mais l'existence appartient au sujet créé comme un prédicat contingent.

Il reste donc que la personne est un sujet intelligent et libre, ce qui est vrai de l'homme, de l'ange et analogiquement des personnes divines. La person­nalité est ce qui constitue le sujet intelligent comme sujet premier d'attribution de tout ce qui lui con­vient ; c'est le centre d'appartenance de tout ce qui lui est attribué ; c'est ce qui constitue le moi, qui possède sa nature, son existence, ses actes de con­science et de liberté. Ce principe radical d'appar­tenance ou de possession (principium quod existit et operatur) peut devenir par déviation principe d'égoïsme et d'individualisme, en se préférant à la famille, à la société, à Dieu. L'égoïsme et l'orgueil sont ainsi le développement abusif de la personnalité créée qui oublie les droits des autres personnes, ceux de la société et les droits suprêmes de Dieu créateur. Bien au contraire la personnalité psychologique et morale peut et doit se développer dans le sens de la vérité, du dévouement, de la sainteté.

Le plein développement de la personnalité con­siste à se rendre de plus en plus indépendant des choses inférieures, mais aussi de plus en plus étroite­ment dépendant de la vérité, du bien, de Dieu même. Les saints ont pleinement compris que la personnalité humaine ne peut véritablement grandir qu'en mourant à elle-même pour que Dieu règne et vive de plus en plus en elle. Si Dieu tend à se donner de plus en plus, le saint tend à renoncer de plus en plus à son juge­ment propre et à sa volonté propre pour vivre uni­quement de la pensée et de la volonté de Dieu. Il désire que Dieu devienne pour lui un autre moi, alter ego, plus intime que son propre moi. Cela permet de soupçonner de loin ce qu'est la personnalité de Jésus.

Mais il y a une différence sans mesure, car le saint, si haut soit-il, n'en reste pas moins un être distinct de Dieu, une créature. Il a bien substitué à ses idées humaines des idées divines, à sa volonté propre la volonté divine, mais il reste un être distinct de Dieu. En Jésus-Christ, le Verbe de Dieu s'est donné le plus possible, en personne, à l'humanité, et l'humanité a été unie à Dieu le plus possible personnellement, jusqu'à ne faire qu'un seul moi avec le Verbe, qui a assumé la nature humaine pour toujours. Il y a ainsi dans le Christ une seule per­sonne, parce qu'il y a en lui un seul sujet intelligent et libre, bien qu'il ait deux natures, deux intelligences, et deux libertés. C'est ce qui lui a permis de dire « Avant qu'Abraham fut, je suis », Joa., VIII, 58 ; « Le Père et moi nous sommes un », Joa., X, 30. « Tout ce que le Père a est à moi », Joa, XVI, 15.

Pour montrer que l'union des deux natures s'est faite dans la personne du Verbe, saint Thomas (q. II, a. 2) procède ainsi : Selon la foi catholique, la nature humaine est vraiment et réellement unie à la personne du Verbe, mais « non in natura divina », car les deux natures restent distinctes. Or, ce qui est réellement uni à une personne et non in natura lui est uni formellement in persona car la personne est un tout dont la nature est partie essentielle et qui contient aussi tout ce qui lui est attribué. De plus la nature humaine n'étant pas un accident, comme la blancheur ou comme un acte transitoire de connaissance ou d'amour, est unie au Verbe non accidentaliter mais substantialiter (q. II, a. 6, ad 2um).

Le Christ est donc véritablement homme, sans avoir de personnalité humaine; son humanité, loin d'être amoindrie par l'union personnelle au Verbe, est glorifiée par cette union ; celle-ci lui donne une sainteté innée, substantielle, incréée. De même l'imagination est plus noble chez nous que chez l'animal, du fait qu'elle est unie en nous à l'intelligence, elle sert en nous cette faculté supérieure et cette subordination l'élève ; cf. q. II, a. 2, ad 2um, 3um : Dignius est alicui quod existat in aliquo se digniori, quam quo existat in se.

A l'opposé de l'individuation qui provient de la matière, la personnalité, dit saint Thomas, est ce qu'il y a de plus parfait dans la nature, car la personne est un sujet intelligent et libre, cf. Ia, q..XXIX, a. 3. En Jésus comme en nous l'individua­tion de sa nature humaine provient de la matière, à raison de laquelle il est né en tel lieu, à telle époque, dans le peuple juif, sa personnalité au contraire est incréée.

L'union des deux natures en Jésus-Christ n'est donc pas une union essentielle, les deux natures restent distinctes et infiniment distantes ; ce n'est pas non plus une union accidentelle comme celle des saints avec Dieu par la connaissance et l'amour ; c'est une union d'ordre substantiel, dans la personne même du Verbe, puisqu'il y a un seul sujet réel, un seul moi qui possède les deux natures, IIIa, q. II, a. 2 et 6 ; d'où le nom d'union hypostatique. Tel est l'enseignement de saint Thomas selon la grande majorité des thomistes.

Il repose sur les paroles de Jésus relatives à sa propre personne (v. gr.: Ego sum via, veritas et vita) et sur la notion de personne accessible à notre intel­ligence naturelle. C'est pourquoi cette doctrine peut s'exposer sous une forme moins abstraite, en des élévations qui donnent une intelligence sûre et fructueuse de ce mystère. Cf. Garrigou-Lagrange, Le Sauveur, Paris, 1933, P. 92-129.

Une question plus subtile s'est posée à ce sujet : L'union hypostatique des deux natures est-elle quelque chose de créé ? Il est clair que l'action qui a uni les deux natures est incréée, c'est un acte de l'intelligence et de la volonté divines, formellement immanent, virtuellement transitif, acte commun aux trois per­sonnes divines. Il n'est pas moins certain que l'huma­nité de Jésus a une relation réelle d'ordre créé au Verbe qui la possède et dont elle dépend, tandis que le Verbe n'a qu'une relation de raison à l'huma­nité qu'il possède et dont il ne dépend pas. Il n'y a pas de discussion sur ces deux points.

Mais on s'est demandé s'il y a un mode substantiel qui unit la nature humaine au Verbe. Scot, Suarez, Vasquez, et même quelques thomistes comme les Carmes de Salamanque et Godoy ont répondu affir­mativement. La généralité des thomistes le nie en s'appuyant à bon droit sur plusieurs textes de saint Thomas, en particulier sur celui-ci. In IIIum Sent., dist. II, q. II, a. 2, qu. 3 : Sciendum est quod in unione humanæ naturæ ad divinam nihil potest cadere medium formaliter unionem causans, cui per prius humana natura conjungatur quam divinæ personæ ; sicut enim inter materiam et formam nihil cadit medium... ita etiam inter naturam et suppositum non potest aliquid dicto modo medium cadere. Le Verbe termine et soutient la nature humaine du Christ, qui a été constituée comme immédiatement dépendante de lui. De même la création passive sumpta, n'est qu'une relation réelle de dépendance de la créature à l'égard du créateur.

Saint Thomas, q. II, a. 9, tient aussi que l'union hypostatique est la plus intime de toutes les unions créées. Bien que les deux natures soient infiniment distantes l'une de l'autre, le principe qui les unit, la personne du Verbe, ne peut être plus un et plus unitif. Cette union est plus intime que celle de notre âme avec notre corps ; tandis que l'âme et le corps se séparent à la mort, le Verbe ne se sépare jamais de l'âme ni du corps qu'il a assumés. L'union hypo­statique est immuable et indissoluble pour l'éternité.

Enfin l'intimité de l'union hypostatique a pour conséquence, selon saint Thomas et son école, qu'il n'y a qu'une seule existence dans le Christ pour les deux natures (IIIa, q. XVII, a. 2). Cela suppose la distinction réelle de l'essence créée et de l'existence ; aussi cette conséquence est-elle niée par Scot et Suarez, qui nient la distinction réelle et qui atténuent pour autant l'union qui constitue l'Homme-Dieu. Saint Thomas établit sa conclusion en disant, ibid. : « il ne répugne pas que dans une même personne, Socrate, il y ait plusieurs existences accidentelles, celle par exemple de la blancheur, celle de telle science acquise ou de tel art ; mais l'existence sub­stantielle de la personne elle-même ne peut pas être multipliée, quia impossibile est, quod unius rei non sit unum esse ». L'existence est, en effet, l'ultime actualité d'une chose, dans l'ordre de l'être, et l'exis­tence incréée du Verbe ne serait pas ultime actualité, si elle était ultérieurement déterminable par une existence créée. Mais au contraire le Verbe qui existe de toute éternité communique son existence à l'hu­manité du Christ, un peu comme l'âme séparée communiquera son existence au corps au moment de la résurrection, car il y a une seule existence substantielle pour le composé humain. Dignius est alicui quod existat in aliquo se digniori, quam quod existat per se, q. II, a. 2, ad 2um. - Illud esse æternum Filii Dei, quod est divina natura, fit esse hominis, in quantum humana natura assumitur a Filio Dei in unitatem personæ. Q. XVII, a. 2, ad 2um.

Il est clair que cette doctrine qui suppose la dis­tinction réelle d'essence et d'existence, ne saurait être admise par Scot et Suarez, qui rejettent cette distinction. Mais alors l'union des deux natures paraît notablement diminuée. Et même, aux yeux des thomistes, elle serait compromise, car l'existence étant l'ultime actualité d'un sujet, suppose ce qui constitue formellement le sujet comme tel, sa sub­sistence ou sa personnalité ; dès lors, disent les thomistes, s'il y avait dans le Christ deux existences substantielles, il y aurait en lui deux personnes. C'est sous une autre forme ce qu'a dit saint Thomas, q. XVII, a. 2 : impossibile est quod unius rei (et unius personæ) non sit unum esse. Cette haute doctrine donne la plus grande idée de l'union hypostatique, d'après elle, comme on l'a dit, la sainte âme du Christ n'a pas seulement l'extase de l'intelligence et de l'amour par la vision béatifique, mais l'extase de l'être, car elle existe par l'existence incréée du Verbe. La nature humaine du Christ est terminée et possédée par le Verbe qui lui communique sa propre existence, comme il lui communique sa per­sonnalité. C'est pleinement conforme au principe énoncé par saint Thomas au premier article de ce traité de l'Incarnation : Le bien est diffusif de soi et plus il est d'ordre élevé, plus il se communique abondamment et intimement.

On voit que l'unité de la personnalité du Christ, l'unité de son moi est d'abord une unité ontologique; il est un seul sujet intelligent et libre et il a une seule existence substantielle. Mais cette unité onto­logique des plus profondes s'exprime par une union parfaite de l'intelligence humaine et de la volonté humaine du Christ à sa divinité. Son intelligence créée, nous allons le dire, avait dès ici-bas la vision béatifique, c'est-à-dire la vision de l'essence divine et donc de l'intelligence divine. Il y avait donc dès ici-bas une admirable compénétration en Jésus de sa vision incréée et de sa vision créée, qui ont le même objet, quoique la première seule soit pleine­ment compréhensive. Il y avait également dès ici-bas une parfaite union de sa liberté divine et de sa liberté humaine, car celle-ci était déjà absolument impeccable, il y avait ainsi déjà en lui une étreinte aussi étroite que possible et indissoluble des deux libertés.

 

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CHAPITRE III - LES SUITES DE L'UNION HYPOSTATIQUE POUR LA SAINTETÉ DU CHRIST, LA PLÉNI­TUDE DE GRACE, SON SACERDOCE, LA VALEUR INFINIE DE SES ACTES

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Sainteté du Christ

1° Par la grâce substantielle d'union personnelle au Verbe, l'humanité du Christ est sanctifiée, de sorte que la sainteté du Christ est une sainteté innée, substantielle, incréée. Par la grâce d'union en effet, Jésus est uni à Dieu personnellement et substantiel­lement, par elle il est Fils de Dieu, très aimé du Père, par elle il est constitué principe quod d'opéra­tions non seulement surnaturelles mais théandriques, par elle il est rendu impeccable.

 

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Plénitude de grâce

2° Cependant il convient hautement que la sainte âme du Sauveur reçoive aussi, comme suite de l'union hypostatique, la plénitude de grâce habituelle ou créée, avec les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, pour que ses actes surnaturels et méritoires soient connaturels ; pour cela il faut que le principe pro­chain de ces actes soit en l'âme du Christ comme une seconde nature du même ordre que ces actes surnaturels. Q. VII, a. 1.

Cette grâce habituelle, Jésus l'a reçue en sa pléni­tude ; étant en lui comme suite de l'union hyposta­tique, elle a été parfaite dès le premier instant de sa conception et n'a pas augmenté depuis, selon ce que dit le IIe concile de Constantinople, can. 12 (Denz.-Bannw., n. 224) : ex profectu operum non melioratus est Christus. Q. VII, a. 10, 11, 12. Cette plénitude de grâce habituelle n'est pas seulement intensive, mais extensive, Jésus l'a reçue comme tête de l'humanité : de plenitudine ejus nos omnes accepi­mus., Joa., I, 16.

Cette plénitude de grâce dès l'instant de l'incar­nation s'épanouit sous la forme de la lumière de gloire et de la vision béatifique au plus haut degré, comme paraissent l'indiquer plusieurs textes de l'Évangile de saint Jean, I, 18 ; III, 11, 13 ; VIII, 55 ; XVII, 22. Il convenait hautement que celui qui devait conduire l'humanité vers la vie éternelle, eût la parfaite connaissance de cette fin dernière. Q. IX, a. 2. S'il en était autrement du reste il n'aurait eu de sa propre divinité que la foi éclairée par les dons du Saint-Esprit, et il aurait reçu ensuite une grande perfection nouvelle en recevant la lumière de gloire, melioratus fuisset.

D'autre part la plénitude de grâce et de charité s'épanouit en lui dès le début sous la forme du plus grand zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, zèle qui porta le Sauveur, en entrant dans ce monde à s'offrir en victime pour nous, pour achever son oeuvre par l'holocauste le plus parfait.

Ainsi la plénitude de grâce en Jésus est, d'une part, source de la lumière de gloire et de la plus haute béatitude, qu'il conserva sur la Croix, et, d'autre part, elle fut le principe du zèle qui le porta à accepter les plus grandes douleurs et humiliations, pour réparer l'offense faite à Dieu et sauver nos âmes.

Ainsi s'explique en quelque manière par cette identité de source la conciliation mystérieuse en l'âme du Christ crucifié de la suprême béatitude et de la plus profonde douleur non seulement physique mais morale et spirituelle.

 

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Son sacerdoce

3° Il suit encore de là que le sacerdoce du Christ, qui le rend capable d'offrir un sacrifice d'une valeur infinie, suppose non seulement la plénitude de grâce créée, mais aussi la grâce d'union. Les actes sacer­dotaux de la sainte âme du Sauveur puisent en effet leur valeur théandrique et infinie dans sa personnalité dinine. Aussi, bien que parmi les thomistes quelques­-uns disent que le sacerdoce du Christ est constitué par la grâce habituelle créée, ut gracia capitis, qui présuppose la grâce d'union, plusieurs autres, deve­nus plus nombreux ces derniers temps, tiennent qu'il est constitué par la grâce d'union, qui a fait de Jésus « l'Oint du Seigneur » ; c'est elle en effet qui constitue son onction primordiale et sa sainteté substantielle. Cf. Gonet, Clypeus, De incarnatione, disp. XXII, a. 3 ; Hugon, O. P., De Verbo incarnato, 5e éd. 1927, p. 631 ; voir saint Thomas, IIIa, q. XXII, a. 2, ad 3um ; Bossuet, Élévations sur les mystères, XIIIe sem., 1re et 6e élévation.

La. grâce d'union qui constitue l'Homme-Dieu est aussi la raison pour laquelle l'humanité de Jésus mérite l'adoration, le culte de latrie (IIIa, q. XXV,a. 2). C'est encore la raison pour laquelle Jésus siège à la droite de son Père comme roi universel de toutes les créatures et juge des vivants et des morts, cf. IIIa, q. LVIII, a. 3, q. LIX, a. 1, 2, 6.

Jésus est donc juge universel et roi universel de toutes les créatures non seulement comme Dieu, mais comme homme, et cela surtout par la grâce incréée d'union, ou comme Homme-Dieu. C'est le point de vue qui a prévalu dans l'Encyclique de Pie XI : Quas primas, 11 déc. 1925, sur le Christ roi. Cf. Denz.-Bannw., n° 2194.

La grâce incréée d'union est donc la raison pour laquelle le Christ, comme homme, mérite l'adoration de latrie, possède la sainteté substantielle ; c'est aussi surtout par elle qu'il est prêtre capable d'un acte sacerdotal théandrique, qu'il est roi de toutes les créatures et juge universel.

On voit par là qu'il faut considérer le Sauveur, non seulement selon sa nature divine (par laquelle il crée, prédestine, etc.) et selon sa nature humaine (par laquelle il parle, raisonne, a souffert), mais selon son unité de personne, comme Homme-Dieu, en déterminant ce qui convient à son humanité en tant précisément qu'elle est unie personnellement au Verbe ; c'est là le fondement de la valeur infinie de ses actes théandriques méritoires et satisfactoires.

Ainsi s'éclaire la prédestination du Christ. Selon saint Thomas et les thomistes, contrairement à Scot, Jésus comme homme a été prédestiné d'abord à la filiation divine naturelle, avant d'être prédestiné à la gloire, car si le plus haut degré de gloire lui a été donné, c'est parce qu'il est Fils de Dieu par nature, et non par adoption. IIIa, q. XXIV. En montrant que la prédestination gratuite du Christ est cause de la nôtre, saint Thomas et son école affirment que Jésus a mérité aux élus tous les effets de la prédesti­nation, toutes les grâces qu'ils reçoivent, y compris celle de la persévérance finale, Ibid., a. 4 ; De veritate, q. XXIX, a. 7, ad 8um ; et In Joa., XVII, 24.

 

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Valeur infinie de ses actes

La valeur intrinsèquement infinie des actes méri­toires et satisfactoires du Christ. - Sur cette impor­tante question, qui touche à l'essence du mystère de la rédemption, les thomistes et les scotistes sont divisés. D'une façon générale, nous l'avons vu à propos de l'unité d'existence dans le Christ, saint Thomas et son école dans tout le traité de l'incar­nation affirment beaucoup plus que Scot l'union intime des deux natures en Jésus, et par suite la valeur des actes méritoires et satisfactoires de sa sainte âme. Les thomistes insistent sur le principium quod de ces actes, qui est le Verbe fait chair, le suppôt divin ou la personne divine du Fils de Dieu. Pour les scotistes les actes méritoires et satisfactoires du Christ n'ont une valeur infinie qu'extrinsèque­ment, parce que Dieu les accepte pour notre salut. Pour les thomistes et beaucoup d'autres théologiens, ces actes ont une valeur intrinsèquement infinie comme actes théandriques, à raison de la personne divine du Verbe fait chair ; qui en est le principe quod. Ce qui agit, mérite, satisfait, ce n'est pas à proprement parler l'humanité de Jésus, mais c'est la personne du Verbe qui agit ainsi par l'humanité assumée ; or la personne du Verbe est d'une dignité infinie et elle communique cette dignité à ses actes. C'est ce qui fait dire à saint Thomas, IIIa, q. XLVIII, a. 2 : Ille proprie satistacit pro ofensa, qui exhibet ofenso id quod æque vel magis diligit, quam oderit ofensam. Christus autem ex caritate et obedientia patiendo majus aliquid Deo exhibuit, quam exigeret recompensatio totius offensæ humani generis. L'acte théandrique d'amour du Christ sur la croix plaisait plus à Dieu que tous les péchés ne lui déplaisent. Si l'offense grandit avec la dignité de la personne offensée, l'honneur et la satisfaction grandissent avec la dignité de la personne qui honore et qui satisfait. Cf. Salmanticenses, De incarn., disp. XXVIII, de merito Christi, § II ; Jean de Saint-Thomas, De incarn., disp. II, a. 1 ; disp. XVII, a. 2 ; Gonet, De incarn., disp. XXI, a. 4 ; Billuart, etc. Cette thèse qui est généralement admise par les théologiens paraît beaucoup plus conforme à ce qu'a enseigné à ce sujet Clément VI : Gutta Christi sanguinis modica propter unionem ad Verbum pro redemptione totius humani generis suffecisset... sic est infinitus thesaurus hominibus... propter infinita Christi merita. Denz. Bannw., n. 550 ss ; S. Thomas, IIIa, q. XLVI, a. 5, ad 3um.

 

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CHAPITRE IV - LA CONCILIATION DE LA LIBERTÉ DU CHRIST ET DE SON ABSOLUE IMPECCA­BILITÉ

(cf. IIIum, q. XCIII, a. 4 ; Jean de Saint-Thomas, De incarn., disp. XVI, a. 1 ;

les Salmanticenses, Gonet, Billuart, etc.)

 

 

Les mérites et la satisfaction du Christ supposent la liberté proprement dite, libertas a necessitate, et non pas seulement la spontanéité, libertas a coactione, qui se trouve déjà dans l'animal. Et pour que le Christ ait librement obéi à son Père, il faut, sem­blerait-il, qu'il ait pu désobéir. Mais alors comment cette liberté est-elle conciliable avec son impeccabilité absolue ? Non seulement il n'a pas péché de fait, mais il ne pouvait pas pécher, pour trois raisons : 1° à raison de sa personnalité divine à laquelle le péché ne peut être attribué ; 2° à raison de la vision béatifique ou immédiate de la bonté divine, dont l'âme bienheureuse ne peut se détourner ; 3° à raison de la plénitude de grâce que Jésus avait reçue de façon inamissible, comme suite de la grâce d'union.

Cette grave question prit un intérêt particulier à l'époque de Dominique Bañez ; cr BAÑEZ, t. II, col. 142 sq. Elle obligea à étudier plus profondément la liberté humaine de Jésus dans son acte d'obéissance. Pour sauvegarder cette liberté, certains théolo­giens, à cette époque et encore récemment, ont pré­tendu que Jésus n'a pas reçu de son Père le précepte de mourir sur la croix pour notre salut. Les thomistes ont toujours refusé d'admettre cette position, car les textes de l'Écriture leur paraissent affirmer clairement un précepte proprement dit et non pas seulement un conseil ; cf. Joa., X, 17-18 : « Je donne ma vie pour la reprendre... tel est l'ordre que j'ai reçu de mon Père » ; XXV, 31 : « Afin que le monde sache que j'aime mon Père et que j'agis selon le commandement que mon Père m'a donné, levez-vous, partons d'ici » ; XV, 10 : « Si vous gardez mes com­mandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père, et comme je demeure dans son amour. » Phil., 11, 8 : « Le Christ s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix » ; cf. Rom., V, 19. Or, l'obéissance propre­ment dite a pour objet formel le précepte à accom­plir. De plus le Christ impeccable ne pouvait pas non plus négliger les conseils de son Père. Comment cette absolue impeccabilité peut-elle alors se con­cilier avec la liberté proprement dite requise pour le mérite ?

Les thomistes distinguent d'abord la liberté psy­chologique de la liberté morale qui disparaît à l'égard de ce qui est déclaré illicite. Ils répondent : « le précepte enlève la liberté morale, en rendant la désobéissance illicite, mais il n'enlève pas la liberté psychologique, autrement le précepte se détruirait lui-même, car il est précisément donné pour que l'acte ordonné soit librement accompli ; on n'or­donne pas des actes nécessaires, on n'ordonne pas au feu de brûler, ni à l'organe du coeur de se mou­voir. »

De plus le précepte de mourir pour nous, donné au Sauveur, ne perdit pas sa nature de précepte du fait que le Christ était impeccable, car l'objet de ce précepte était bon sous un aspect, et non-bon (très douloureux) sous un autre ; dès lors il ne nécessitait pas la liberté impeccable du Christ. Cet objet était en effet tout différent de la bonté divine clare-visa, qui attire infailliblement la volonté. Au ciel les bien­heureux ne restent pas libres d'aimer Dieu vu face à face, mais ils restent libres par exemple de prier pour tel ou tel d'entre nous, à tel moment de notre vie.

A cette raison s'en ajoute une autre : Si le précepte de mourir pour nous détruisait la liberté du Christ, il faudrait en dire autant des autres préceptes, même de ceux de la loi naturelle, et ainsi le Christ n'aurait eu la liberté d'obéir à aucun précepte et il n'aurait jamais mérité en les accomplissant.

Il semble pourtant que la difficulté reste : si le Christ était libre d'obéir, il pouvait désobéir ou pécher. Or non seulement il n'a pas péché de fait, mais il était absolument impeccable, il ne pouvait pas pécher.

A cela les thomistes répondent en rappelant les principes suivants :

La seule liberté d'exercice suffit à sauvegarder l'essence de la liberté. Pour que, en effet, l'homme soit maître de son acte, il suffit qu'il puisse le poser ou ne pas le poser ; il n'est pas requis qu'il puisse choisir entre deux actes contraires (aimer et haïr) ou entre deux moyens disparates.

La puissance et la liberté de pécher n'est pas requise à la vraie liberté, mais c'est une forme de la défectibilité de notre libre-arbitre, comme la possibi­lité de l'erreur est une forme de la défectibilité de notre intelligence. Aussi cette liberté de pécher n'existe pas en Dieu qui est souverainement libre, ni dans les bienheureux qui sont confirmés dans le bien ; elle n'existait pas non plus dans le Christ, dont la liberté était dès sa vie terrestre la plus parfaite image de la liberté divine. La vraie liberté n'est donc pas celle de désobéir autant que d'obéir, ce n'est pas celle du mal, mais seulement celle du bien, ou de choisir entre plusieurs biens véritables selon l'ordre de la droite raison cf. IIIa, q. XVIII, a. 4, ad 3um.

Ne pas obéir peut s'entendre de deux façons : d'une façon privative, alors c'est désobéir, au moins par omission de ce qui est commandé, et d'une façon négative, alors c'est ne pas obéir, c'est la simple absence de l'acte d'obéissance, comme par exemple chez celui qui dort. Il ne faut pas confondre la privation qui ici est une faute, et la simple négation. Cette distinction peut paraître subtile ; mais elle s'applique véritablement ici. Le Christ ne pouvait pas désobéir, même par omission, comme les bien­heureux au ciel. Cependant il pouvait, de façon non pas privative, mais négative, « ne pas obéir ». Pour­quoi ? Parce que le fait de mourir pour nous n'avait pas une connexion nécessaire hic et nunc avec la volonté du Christ, ni avec sa béatitude. La mort sur la croix lui apparaissait sans doute comme un bien pour notre salut, mais c'était un bien mêlé de non­-bien, de grandes souffrances physiques et morales ; c'était un objet qui ne nécessitait pas la volonté du Christ, et le précepte divin ne la nécessitait pas davantage, car, nous l'avons vu, s'il enlevait la liberté morale (en rendant l'omission illicite), il n'enlevait pas la liberté psychologique ou le libre­-arbitre, mais il était au contraire donné ce précepte pour que l'acte ordonné fût librement accompli.

Jésus n'aimait nécessairement que Dieu vu face à face et ce qui avait une connexion nécessaire et intrinsèque hic et nunc avec la béatitude suprême ; ainsi l'âme veut nécessairement exister, vivre, con­naître, sans quoi elle ne pourrait avoir la béatitude. Mais jésus choisissait librement les moyens qui n'avaient qu'une connexion accidentelle (en vertu d'un précepte extrinsèque) avec la fin dernière, par exemple la mort sur la croix. Cette mort, sous un aspect salutaire pour nous, et sous un autre aspect effrayante, ne l'attirait pas nécessairement. Le pré­cepte, qui s'y ajoutait, ne changeait pas sa nature de mort redoutable et terrible ; il ne détruisait pas la liberté de l'acte qu'il demandait. A l'attrait de l'objet ainsi présenté, la volonté du Christ répondait librement, mais comme elle était foncièrement droite, elle répondait toujours comme il le fallait, sans aucune déviation.

Ainsi Jésus a librement obéi, bien qu'il ne pût pas désobéir. On entrevoit de loin ce mystère lorsque par exemple un acte très pénible d'obéissance est demandé à un bon religieux ; il obéit librement, sans même penser qu'il pourrait désobéir ; et s'il était confirmé en grâce, cette confirmation en grâce ne détruirait pas la liberté de son acte d'obéissance. C'est ce que saint Thomas a énoncé en ces termes si sobres, IIIa, q. XVIII, a. 4, ad 3um : Voluntas Christi, licet sit determinata ad bonum, non tamen est determinata ad hoc vel illud bonum. Et ideo pertinet ad Christum eligere per liberum arbitrium confirmatum in bono, sicut ad beatos. Ces quelques lignes de saint Thomas sont plus parfaites dans leur simplicité que les longs commentaires écrits à leur sujet, mais ceux-ci nous montrent ce qui est contenu dans cette simplicité supérieure. La liberté impeccable du Christ apparaît de plus en plus comme la parfaite image de la liberté impeccable de Dieu. Nous avons exposé plus longuement ce problème ailleurs, Le Sauveur et son amour pour nous, 1933, p. 204-218.

 

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CHAPITRE V - LA PASSION ET LA VICTOIRE DU CHRIST

Parmi les problèmes qui se sont posés à ce sujet, nous en signalerons trois importants : 1° Comment la douloureuse passion se concilie-t-elle avec la joie qui provient de la vision béatifique ? 2° Comment la passion a-t-elle été cause de notre salut. 3° Pour­quoi Jésus a-t-il tant souffert, alors que la moindre de ses souffrances acceptée par amour, suffisait à nous racheter ?

Comment les souffrances physiques et morales de la passion peuvent-elles se concilier avec la joie qui dérive de la vision béatifique ? (IIIa, q. XLVI, a. 6, 7, 8). - Selon saint Thomas,. la souffrance du Sauveur fut la plus grande de toutes celles qu'on peut endurer dans la vie présente ; en particulier « sa souffrance morale dépassait celle de tous les coeurs contrits, car elle provenait d'une plus grande sagesse (qui lui montrait mieux qu'à personne la gravité infinie de l'offense faite à Dieu et la multiplicité innombrable des péchés et des crimes des hommes) ; elle provenait aussi d'un immense amour de Dieu et des âmes ; et enfin Jésus souffrait pour les péchés, non pas d'un seul homme, comme le pécheur repentant, mais de tous les hommes réunis » ; et de plus il avait pris sur lui toutes ces fautes pour les expier. Comment avec une douleur physique et morale si intense, Jésus a-t-il pu conserver la joie qui provient de la vision béatifique ?

C'est là, de l'aveu général des théologiens, un miracle et un mystère, suite de cet autre mystère que Jésus était en même temps viator et comprehensor. Cf. Sal­manticenses, De incarn., disp. XVII, dub. IV, n. 47. L'explication la plus vraie est celle que donne saint Thomas ; elle a ses obscurités, mais aussi une grande lumière : « Si l'on considère, dit-il, les différentes facultés de l'âme du Sauveur..., il faut affirmer qu'en lui, tant qu'il était encore viator et compre­hensor, il n'y avait pas le rejaillissement de la gloire et de la joie de la partie supérieure de l'âme sur la partie moins élevée. A. 8, corp. et ad Ium. C'était seulement la cime de l'intelligence et de la volonté humaines du Christ, qui était béatifiée. Jésus voulait très librement abandonner à la douleur les régions moins élevées de ses facultés supérieures et sa sen­sibilité ; cf. S. Thomas, Compendium theologiæ, cap. 232. Il ne voulait pas que la vision béatifique et la joie qui en résultait au sommet de l'âme adoucissent en quoi que ce soit par leur rayonnement la douleur physique et morale qu'il devait porter pour notre salut, et il se livrait pleinement à cette douleur. L'humanité du Christ souffrant a été com­parée à une grande montagne dont le sommet est ensoleillé et dont le milieu et la base sont battus par un violent orage. De cette coexistence de la joie supérieure et d'une telle souffrance, on a une analogie lointaine dans ce fait que le pénitent qui est profon­dément contrit, se réjouit d'être affligé de ses fautes, et cela d'autant plus qu'il en est plus affligé.

Comment la passion est-elle cause de notre salut ? (q. XLVIII). - Saint Thomas répond : elle l'est par manière de mérite, de satisfaction, de sacrifice, de rédemption et d'efficience. Après une lecture super­ficielle de cette question XLVIII, on a parfois voulu ne voir dans cette énumération qu'une juxtaposition de notions indiquées par l'Écriture. Ces notions sont au contraire parfaitement ordonnées ; saint Thomas commence par la plus générale pour arriver à la plus déterminée et compréhensive qui suppose les précédentes. En effet tous les actes de charité sont méritoires sans être tous satisfactoires ; de même un acte satisfactoire peut ne pas être un sacrifice proprement dit que seul le prêtre peut offrir ; et un sacrifice proprement dit, comme ceux de l'Ancienne Loi, peut ne pas être rédempteur par lui-même, mais seulement comme figure d'un autre sacrifice plus parfait ; enfin un sacrifice rédempteur peut être seulement cause morale de notre salut, en nous obtenant la grâce, ou aussi cause efficiente physique s'il nous la transmet. C'est cette progression qui se remarque dans les articles de cette question.

La passion du Christ nous a mérité le salut, parce que le Sauveur était constitué tête de l'humanité ; il avait en effet reçu la plénitude de grâce, pour qu'elle débordât sur nous ; et à raison de la personne du Verbe, ses mérites avaient une valeur infinie. A. I.

Cette même passion fut une satisfaction parfaite, parce que, en la supportant par amour et par un amour théandrique, le Sauveur offrait à son Père un acte qui lui plaisait plus que tous les péchés réunis ne lui déplaisent. Il offrait aussi une vie qui, étant celle de l'Homme-Dieu, avait un prix infini. C'est la double valeur personnelle et objective de cette satisfaction adéquate. A. 2.

La passion du Sauveur a causé notre salut comme sacrifice, car elle fut l'oblation sensible de sa vie, de son corps et de son sang, faite par lui comme prêtre (sacerdos et hostia) de la Nouvelle Alliance. A. 3.

Par suite la passion a causé notre salut par manière de rédemption, car étant une satisfaction adéquate et surabondante pour le péché et la peine qui lui est due, elle fut le prix par lequel nous avons été délivrés du péché et de la peine, empti enim estis pretio magno, I Cor., VI, 20. A. 4.

Enfin la passion du Christ est cause de notre salut non pas seulement de façon morale par l'obtention de la grâce, mais efficiemment, en tant que l'humanité de Jésus, qui a souffert, reste l'instrument de la divinité pour la communication de toutes les grâces que nous recevons. A. 5.

Saint Thomas résume lui-même toute cette doc­trine en disant, q. XLVIII, a. 6, ad 3um : « La Passion du Christ, comparée à sa divinité, agit par mode d'efficience (comme cause instrumentale) ; comparée à la volonté humaine du Christ, elle agit par mode de mérite ; considérée dans sa chair, elle agit par mode de satisfaction, en tant qu'elle nous libère de la peine ; par mode de rédemption, en tant qu'elle délivre de la faute ; enfin par mode de sacrifice, en tant qu'elle nous réconcilie avec Dieu. » Certainement saint Thomas voit l'essence de la satisfaction plus dans l'amour théandrique du Sauveur que dans ses grandes souffrances, puisque ces souffrances tirent leur valeur de cet amour qui plaît plus à Dieu que toutes les offenses réunies ne lui déplaisent. Q. XLVIII, a. 2. Par là la satisfaction fut surabondante, et les thomistes maintiennent contre Scot, qu'elle a cette valeur par elle-même ex se, et non pas seulement ex acceptatione divina ; ils ajoutent que, puisqu'elle est de soi surabondante, elle a une valeur rigoureuse en stricte justice.

Jésus est le seul Rédempteur (q. XLVIII, a. 5), et le Rédempteur universel, de qui tous reçoivent la sainteté, même la Vierge Marie. Q. XXVII, a. 2, ad 2um.

Les effets de la passion sont donc la délivrance du péché, de la domination du démon, de la peine due au péché et la réconciliation avec Dieu qui nous ouvre les portes du ciel. Ainsi s'ordonnent et s'éclai­rent mutuellement les différentes vérités exprimées dans l'Écriture et la Tradition sur la passion du Sauveur. Saint Thomas ne déduit pas ici précisément des conclusions théologiques, si ce n'est parfois des conclusions qui procèdent de deux prémisses de foi ; il montre ainsi la subordination qui se trouve dans les différentes vérités qui constituent la doctrina fidei, supérieure à la théologie, et dont celle-ci est l'expli­cation.

Pourquoi Jésus a-t-il tant souffert, alors que la moindre de ses souffrances offerte par amour suffisait surabondamment à notre salut ? - Saint Thomas a examiné ce problème, q. XLVI, a. 3, 4 ; q. XLVII, a. 2, 3.

Les principaux motifs des grandes souffrances du Sauveur peuvent se considérer à un triple point de vue de notre côté, du sien et du côté de Dieu le Père.

a) Nous avions besoin pour être éclairés de recevoir le plus grand témoignage d'amour, accompagné de l'exemple des plus hautes et des plus héroïques vertus, or « il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime ». Joa., XV, 13.

b) Le Christ lui-même devait accomplir sa mission rédemptrice de la façon la plus haute ; comme prêtre il ne pouvait offrir d'autre victime digne de lui que lui-même et il convenait que l'holocauste fût parfait, que Jésus fût victime en son corps, en son cœur, en son âme, et qu'il fût « triste jusqu'à la mort ». De plus, ayant en lui la plénitude de la charité, tant qu'il était viator et comprehensor, il ne pouvait souffrir que d'une façon très intense des péchés des hommes pris sur lui, en tant qu'ils sont une offense à Dieu et qu'ils sont cause de la perte des âmes. Son immense amour de Dieu et des âmes faisait que sa souffrance ne pouvait être que très profonde.

c) Dieu le Père a voulu faire obtenir au Sauveur par cette voie de souffrances et d'humiliations la plus grande victoire sur le péché, sur le démon et sur la mort ( Ia, q. XX, a. 4, ad 1um). La plus grande victoire sur le péché devait être remportée par le plus grand acte de charité, celle sur le démon de la désobéissance et de l'orgueil par la plus grande obéissance et l'accep­tion des dernières humiliations ; la victoire enfin sur la mort, suite et châtiment du péché, devait être le signe éclatant des deux précédentes, et s'ac­complir par la résurrection glorieuse et l'ascension. C'est ce que dit saint Paul, Phil., II, 8 : « Le Christ Jésus s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix. C'est pour­quoi Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné un nom au dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse... et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur. »

Ce traité de l'Incarnation rédemptrice est un de ceux qui montrent bien que le thomisme n'est pas seulement la somme de certaines thèses juxtaposées, mais une manière de rechercher, d'exposer la vérité dans l'ordre de la nature et dans celui de la grâce, d'unir dans une vivante synthèse les vérités sur­naturelles et naturelles selon leur subordination essentielle. La valeur de cette synthèse dépend de l'idée mère dont elle est le rayonnement. Dans le traité de Dieu, cette idée mère est celle-ci : Dieu l'Être même subsistant, en lui seul l'essence et l'existence sont identiques. Dans le traité de l'Incarnation, l'idée mère est celle de la personnalité divine du Sauveur ; l'unité de personne pour les deux natures entraîne l'unité d'existence (q. XVII, a. 2) ; elle entraîne aussi pour l'Homme-Dieu la sainteté substantielle, la perfection souveraine de son sacer­doce, sa royauté universelle sur toute créature. Enfin, la personne étant le principe quod des actes qui lui sont attribués, les actes théandriques du Christ ont une valeur intrinsèquement infinie comme mérite et satisfaction. En ce traité toutes les thèses se rattachent à cette idée fondamentale.

Ces deux traités De Deo et De Salvatore sont les deux parties les plus importantes de l'édifice théolo­gique, et tout le reste en cet édifice dépend de leur solidité.

 

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CHAPITRE VI - MARIOLOGIE

(Cf. S. Thomas, IIIa, q. XXVII-XXX : Commentaires de Cajétan, de Nazarius, de J.-M. Vosté, 1940; cf. Contenson, Theol. mentis et cordis; l. X, diss. VI ; N. del Prado, S. Thomas et bulla Ineffabilis, 1919 ; E. Hugon, Tractatus theol., t. II, 716-795, 5e éd. 1927 ; G. Friethoff, De alma socia Christi mediatoris, 1936 ; B.-H. Merkelbach, Mariologia, 1939; R. Garrigou­Lagrange, La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, 1941).

Comme, dans le traité de l'Incarnation, de l'union hypostatique dérivent la plénitude de grâce habi­tuelle et les diverses prérogatives du Christ, dans la mariologie, la maternité divine est la raison d'être de toutes les grâces de Marie, de son rôle de Mère et de médiatrice à notre égard.

Nous parlerons 1° de la prédestination de Marie, 2° de la dignité de Mère de Dieu, 3° de la sainteté de Marie, 4° de sa médiation universelle. Sur ces points nous indiquerons ce qui est plus communé­ment enseigné par les thomistes et nous essaierons de préciser les.raisons pour lesquelles saint Thomas a hésité à affirmer le privilège de l'Immaculée-­Conception.

 

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ARTICLE I. - Prédestination de Marie.

Par un même décret, Dieu a prédestiné Jésus à la filiation divine naturelle et Marie à être mère de Dieu, car la prédestination éternelle du Christ porte non seulement sur l'incarnation, mais sur les circon­stances où elle devait se réaliser hic et nunc, et parmi ces circonstances, il faut surtout compter celle men­tionnée par le Symbole de Nicée-Constantinople : et incarnatus est de Spiritu Sancto ex Maria Virgine. Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus fait clairement allusion à ce décret unique, lorsque, en parlant de l'immaculée conception de Marie, il dit : illius Virginis primordia quæ uno eodemque decreto cum divinæ Sapientiæ incarnatione fuerunt prœstituta.

Il suit de là que, comme Jésus fut prédestiné à la filiation divine naturelle avant (in signo priori) de l'être au plus haut degré de gloire, puis à la plénitude de grâce, qui convenaient à la sainte âme du Verbe de Dieu fait chair, de même Marie fut prédestinée d'abord à la maternité divine et par voie de consé­quence à un très haut degré de gloire, puis à la plénitude de grâce qui convenaient à la mère de Dieu pour qu'elle fût pleinement digne de la grandeur de cette mission, qui devait l'associer plus intimement que personne à l'œuvre rédemptrice de son Fils. Cf. Contenson, loc. cit. ; E. Hugon ; B. H. Merkel­bach, loc. cit.

Cette prédestination de Marie, selon la doctrine de saint Thomas, dépend in genere causæ materialis perficiendæ de la prévision du péché d'Adam, car, selon cette doctrine, dans le plan actuel de la Providence, si le premier homme n'avait pas péché et s'il n'y avait pas eu de péché originel à réparer, Marie n'aurait pas été Mère de Dieu. Mais « là où la faute a abondé, la grâce a surabondé ». Rom. V, 20, et la faute a été permise par Dieu pour ce plus grand bien qui se manifeste par l'Incarnation rédemptrice et son rayonnement. IIIa, q. I, a. 3, ad 3um. D'où il suit que Marie, de par sa prédestination, est mère de miséricorde, comme mère du Rédempteur, à qui elle doit être infiniment associée.

Comme celle du Christ, la prédestination de Marie à la maternité divine est absolument gratuite. La Vierge n'a pu mériter de condigno, ni même de con­gruo proprie d'être la mère de Dieu ; c'est la doctrine commune contre Gabriel Biel. En d'autres termes, elle n'a pu mériter l'Incarnation, d'où dérivent toutes les grâces qu'elle a reçues ; le principe du mérite en effet ne tombe pas sous le mérite ou ne peut être mérité ; or, dans l'économie actuelle du salut, l'Incarnation est le principe de toutes les grâces et de tous les mérites, de ceux de Marie et des nôtres. De plus il n'y a pas de proportion entre les mérites de l'ordre de la grâce et l'ordre hypostatique qui est absolument transcendant ; or, les mérites de Marie restent de l'ordre de la grâce, tandis que la maternité divine se réfère à l'ordre hypostatique, puisqu'elle se termine à l'Homme-Dieu, à la per­sonne du Verbe fait chair. Saint Thomas dit, IIIa, q. II, a. 11, ad 3um : B. Virgo dicitur meruisse portare Dominum omnium, non quia meruit ipsum incarnari, sed quia meruit ex gratia sibi data illum puritatis et sanctitatis gradum ut congrue posset esse mater Dei.

Il va un peu plus loin, In IIIum Sent., dist. IV, q. III, a. 1, ad 6um, en disant : B. Virgo non meruit incarnationem, sed supposita Incarnatione, meruit quod per eam fieret, non quidem merito condigni, sed merito congrui, in quantum decebat quod mater Dei esset purissima et perfectissima virgo. Plusieurs tho­mistes, comme Sylvius et Billuart, l'entendent d'un mérite de congruo late dicto. Cf. Contenson, loc. cit. Cette doctrine se concilie parfaitement avec cette autre que Marie nous a mérité de congruo proprie les grâces que nous recevons et que le Christ nous a méritées de condigno.

 

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ARTICLE 2. - Dignité de la maternité divine (IIIa, q. XXXV, a. 4).

Il a été défini par le deuxième et le troisième con­ciles de Constantinople que « Marie doit être dite vraiment et proprement Mère de Dieu ». C'est qu'en effet le terme de la génération est, non pas la nature humaine, mais la personne engendrée ; or la per­sonne ici est celle du Verbe incarné, qui est Dieu.

Il suit de là que la maternité divine est une relation dont les deux extrêmes sont Marie et le Christ. Et comme le Christ appartient à l'ordre hypostatique, Marie par sa maternité a une relation à l'ordre hypos­tatique. Cette relation est réelle du côté de Marie, et elle est de raison du côté de la personne du Verbe incarné, comme la relation de Dieu créateur aux créatures.

Saint Thomas exprime bien la dignité de la mater­nité divine lorsqu'il dit, Ia, q. XXV, a. 6, ad 4um : Beata Virgo ex hoc quod est mater Dei, habet quamdam dignitatem infinitam ex bono infinito quod est Deus ; et ex hac parte non potest aliquid fieri melius sicut non potest aliquid esse melius Deo. Il dit aussi, à propos du culte d'hyperdulie dû à Marie, IIa IIae, q. CIII, a. 4, ad 2um : hyperdulia est potissima species duliæ communiter sumptæ ; maxima enim reverentia debetur homini ex affinitate quam habet ad Deum. La maternité divine a donc une dignité infinie à raison de son terme.

Est-ce que la maternité divine suffisait à sanctifier Marie indépendamment de la plénitude de grâce, comme l'union hypostatique donne au Christ une sainteté substantielle indépendamment de la pléni­tude de grâce habituelle ? Quelques théologiens comme Ripalda et Véga l'ont affirmé, mais la géné­ralité des théologiens le nie avec les Carmes de Salamanque et Contenson ; la raison en est que la maternité divine, à l'opposé de la grâce d'union dans le Christ et de la grâce sanctifiante dans le juste, n'est qu'une relation au Verbe incarné, relation qui ne semble pas pouvoir justifier formellement.

Cependant, comme le montre Contenson, loc. cit., IIa prærogativa, la maternité divine, si elle ne sanctifie pas formellement et immédiatement, sanc­tifie radicaliter et exigitive, car elle postule connatu­rellement toutes les grâces accordées à Marie pour qu'elle soit la digne mère de Dieu. Ainsi encore Hugon, loc. cit., et Merkelbach, loc. cit.

Pour le bien entendre, il ne suffit pas de considérer matériellement la maternité divine, de ce point de vue elle consiste à concevoir matériellement, à porter, engendrer, nourrir le Verbe de Dieu fait chair, et de ce point de vue il est plus parfait de faire par amour la volonté de Dieu que de l'engendrer matériel­lement, d'où la parole du Sauveur : Quinimo beati qui audiunt verbum Dei et custodiunt illud, Luc, XI, 28. Mais il faut considérer la maternité divine formel­lement, et de ce point de vue pour devenir mère de Dieu, Marie le jour de l'Annonciation a dû donner son consentement à la réalisation du mystère de l'Incarnation. En ce sens, comme le dit la tradition, elle a conçu son Fils de corps et d'esprit ; de corps, parce qu'il est la chair de sa chair ; d'esprit, parce qu'il a fallu son consentement, qu'elle a donné, dit saint Thomas, IIIa, q. XXX, a. 1, au nom de l'hu­manité ; et elle a consenti non seulement à la réalisa­tion de ce mystère mais à tout ce qu'il entraînait de souffrances selon les prophéties messianiques. A ce point de vue la maternité divine formellement considérée exige un très haut degré de grâce sancti­fiante pour que Marie soit la digne mère du Saveur et pour qu'elle puisse être associée à son ceuvre rédemp­trice, ut mater Redemptoris selon le plan providentiel. Cf. Hugon, loc. cit., p. 734; M. J. Nicolas, Le concept intégral de la maternité divine, dans Revue thomiste, 1937 ; Merkelbach, op. cit., p. 74-92, 297 ss.

Ajoutons que la maternité attribuable à une créa­ture raisonnable exige son consentement libre, et ici le consentement doit être surnaturel, car il est donné à la réalisation du mystère de l'Incarnation rédemptrice. Aussi la maternité divine prise formellement exige la grâce, et non pas inversement; la plénitude de grâce n'exige pas la maternité divine. Si l'on dit que de puissance absolue cette maternité divine pourrait être sans la grâce, c'est comme on le dit de l'annihilation d'une âme, même de l'âme du Christ, parce que cela ne répugne pas intrinsèque­ment, mais cela répugne du côté du motif ou de la fin, de sorte que ce n'est pas possible de potentia ordinata, sive ordinaria, sive extraordinaria.

On s'est demandé enfin si la dignité de la maternité divine, même sans considérer encore la plénitude de grâce, est purement et simplement supérieure à la grâce sanctifiante et à la vision béatifique. Bref, est-ce que la maternité divine qui exige la grâce, est supérieure à la grâce exigée par elle ?

Suarez le nie et avec lui Vasquez, les Carmes de Salamanque, Gonet, Mannens, Pesch, Van Noort, Terrien. Au contraire, parmi les thomistes, Conten­son, Gotti, Hugon, op. cit., p. 736 sq., Merkelbach, op cit., p. 64 sq., répondent affirmativement et sou­tiennent que c'est plus conforme à la doctrine tradi­tionnelle. Ils en donnent trois raisons convaincantes : 1° La maternité divine est par son terme d'ordre hypo­statique, elle atteint physiquement la personne du Verbe fait chair et lui donne sa nature humaine ; or cet ordre hypostatique dépasse de beaucoup celui de la grâce et de la gloire. Dès lors la maternité divine a une dignité infinie à raison de son terme et de plus elle est inamissible, tandis que la grâce peut se perdre. - 2° La maternité divine est la raison pour laquelle la plénitude de grâce a été accordée à Marie et non e converso ; elle en est la mesure et la fin, elle lui est donc supérieure, sim­pliciter. - 3° C'est à raison de la maternité divine qu'on doit à Marie un culte d'hyperdulie, supérieur à celui dû aux saints si éminents soient-ils comme degré de grâce et de gloire. Si ce culte d'hyperdulie est dû à Marie, ce n'est pas parce qu'elle est la plus grande sainte, mais parce qu'elle est la mère de Dieu. Et donc simpliciter loquendo la maternité divine, même nude spectata, est supérieure à la grâce sanctifiante et à la gloire. Et c'est pourquoi Marie a été prédestinée à la maternité divine avant de l'être à un très haut degré de gloire puis à la pléni­tude de grâce.

Cependant, secundum quid, à un point de vue secondaire, la grâce sanctifiante et la vision béatifique sont plus parfaites que la maternité divine ; la grâce habituelle en effet justifie formellement, et la vision béatifique unit immédiatement l'intel­ligence à l'essence divine sans l'intermédiaire de l'humanité du Christ. La maternité divine donne seulement droit à la grâce et à la gloire sans formel­lement justifier et béatifier. Mais il ne s'ensuit pas que la vision béatifique soit simpliciter plus parfaite que la maternité divine, autrement l'union hypos­tatique, qui ne béatifie pas formellement, serait inférieure à la vision béatifique, ce que personne n'admet.

Il suit de là que Marie appartenant par la mater­nité divine à l'ordre hypostatique est supérieure aux anges et au sacerdoce participé des prêtres du Christ. Cette maternité divine est le fondement, la racine et la source de toutes les grâces et privilèges de Marie, soit qu'ils la précèdent comme disposition, qu'ils l'accompagnent ou qu'ils la suivent comme résultante.

 

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ARTICLE 3. - Sainteté de Marie.

On distingue la sainteté négative qui comporte les privilèges de l'Immaculée Conception et de l'exemption de tout péché actuel, et la sainteté positive ou plénitude de grâce.

 

1. Saint Thomas et l'Immaculée Conception. - Parmi les théologiens qui soutiennent que saint Thomas est plutôt favorable à ce privilège, il faut citer chez les dominicains, S. Capponi a Porrecta († 1614), Jean de Saint-Thomas († 1644), Curs. Theol., initio, De Approbatione doctrinæ S. Thomæ, d. II, a. 2 ; Noël Alexandre, plus récemment Spada, Rouant de Card, Berthier, et en ces derniers temps N. del Prado, Divus Thomas et Bulla « Ineffabilis Deus », 1919 ; Th. Pégues, Rev. Thom., 1909, P. 83-87 ; E. Hugon, op. cit., p. 748 ; P. Lumbreras, Saint Thomas and the Immaculate Conception, 1923 ; C. Frietoff, Quomodo caro B. M. V. in peccato originali concepta fuerit, in Angelicum, 1933, P. 321-­334 ; J. M. Vosté, Commentarius in IIIam P. Sum­mæ th. S. Thomæ, De mysteriis vitæ Christi, 2e éd. 1940, p. 13-20 ; et parmi les jésuites, Perrone, Palmieri, Hurter, Cornoldi. Au contraire parmi ceux qui pensent que saint Thomas n'était pas favorable au privilège de l'Immaculée Conception, il faut compter Suarez, Chr. Pesch, L. Billot, L. Janssens, Al. Lépicier, B. H. Merkelbach, op. cit., p. 127-130.

Pour quelles raisons saint Thomas a-t-il hésité à affirmer le privilège de l'immaculée-conception. A la suite de plusieurs thomistes, le P. P. Mandonnet l'a exposé Diction. de théol., art. FRÈRES PRÊCHEURS, col. 899, et depuis lors ont parlé dans le même sens, dans les publications que nous venons de citer, les Pè­res N. del Prado, E. Hugon, G. Frietoff, J. M. Vosté.

Nous exposerons brièvement cette interprétation qui paraît avoir une sérieuse probabilité. Saint Thomas au début de sa carrière théologique (1253-1254) affirma très explicitement le privilège, In Ium Sent., dist. XLIV, q. I, a. 3, ad 3um : talis fuit puritas beatæ Virginis, quæ a peccato originali et actuali immuns fuit. Mais il s'aperçut ensuite que la façon dont plusieurs entendaient ce privilège aboutissait à soustraire la sainte Vierge à la rédemp­tion du Christ, contrairement au principe formulé par saint Paul, Rom., V, 18 : Sicut per unius delictum in omnes homines in condemnationem, sic et per unius justitiam in omnes homines in justificationem vitæ, et I Tim., II, 5 : Unus enim Deus, unus et mediator Dei et hominum, homo Christus Jesus, qui dedit redemptionem semetipsum pro omnibus. Aussi saint Thomas s'est-il efforcé de montrer que Marie a été rachetée par les mérites de son Fils (ce que dira Pie IX dans la Bulle Ineffabilis Deus), et donc qu'elle avait besoin de rédemption à raison du debitum culpæ, qui provient de la descendance d'Adam par voie de génération ordinaire. Dès lors il a toujours dit que la Vierge Marie n'a pas été sanctifiée avant son animation, afin que le corps de Marie, conçu dans les conditions ordinaires, fût la cause instru­mentale qui transmît le debitum culpæ ; et l'on sait que pour saint Thomas la conception du corps ou fécondation précède dans le temps l'animation, par laquelle est constituée la personne engendrée, cf. IIIa, q. XXXIII, a. 2, ad 3um ; selon saint Thomas, c'est seulement la conception virginale du Christ qui eut lieu au même instant que son animation.

Si donc on trouve dans les œuvres de saint Thomas l'expression B. Maria Virgo concepta est in peccato originali, il faut se rappeler qu'il ne s'agit là que de la conception de son corps, qui a une priorité de temps sur l'animation.

Quant à la question de savoir à quel moment exact la Vierge Marie a été sanctifiée dans le sein de sa mère, saint Thomas l'écarta, sauf peut-être à la fin de sa vie où il paraît revenir à l'affirmation positive du privilège. Avant cette dernière période, il affirma seulement que la sanctification avait suivi rapide­ment l'animation, cito post. (Quodl., VI, q. V, a. 1). Mais il déclara qu'on en ignorait l'instant précis. C'est pour cela qu'il ne posa pas la question de savoir si la Vierge Marie a été sanctifiée à l'instant même de son animation. Saint Bonaventure avait posé ce problème et, comme plusieurs autres, l'avait résolu par la négative. Saint Thomas voulut laisser la question ouverte et ne se prononça pas.

Pour maintenir sa première affirmation du privi­lège citée plus haut, il aurait pu facilement user de la distinction qu'il fait fréquemment ailleurs entre la priorité de nature et celle de temps, pour mieux expliquer le cito post, et dire que la création de l'âme de Marie n'avait qu'une priorité de nature sur sa sanctification. Mais comme le remarque Jean de Saint-Thomas, loc. cit., voyant l'attitude réservée de l'Église romaine, qui ne célébrait pas la fête de la Conception, le silence de l'Écriture, et la position négative d'un grand nombre de théologiens, il s'abstint de se prononcer sur ce point précis. Telle est en substance l'interprétation donnée par le P. N. del Prado, op. cit., p XXI-XXXIII. Le P. Hugon, op. cit., p. 748 sq., parle de même et remarque l'insistance de saint Thomas sur le principe qui a été reconnu par la bulle Ineffabilis Deus, d'après lequel Marie a été sanctifiée par les mérites futurs de son Fils, mais le saint Docteur ne se serait pas prononcé sur la question de savoir si cette rédemption a préservé Marie du péché originel ou le lui a remis.

En d'autres termes, saint Thomas n'aurait pas nié le privilège, mais il lui serait plutôt favorable.

A cette interprétation on oppose surtout deux textes : dans la Somme théologique, IIIa, q. XXVII, a. 2, ad 2um, il est dit : B. Virgo contraxit quidem originale peccatum, sed ab eo fuit mundata, antequam ex utero nasceretur ; et In IIIum Sent., dist. III, q. I, a. 1, ad 2am quem on lit : sanctificatio B. Virginis non potuit esse decenter ante infusionem animæ, quia gratiæ capax nondum erat, sed nec in ipso instanti infusionis, ut scilicet per gratiam tunc sibi infusam conservaretur ne culpam originalem incurreret. Les PP. del Prado, Hugon et les autres théologiens cités plus haut entendent ainsi ces deux passages. Si l'on se rappelle l'affirmation du privilège formulée in I Sent., et les exigences du principe invoqué de la rédemption de Marie par le Christ, ce qui est dit en ces derniers textes doit s'entendre du debitum culpæ originalis plutôt que du péché originel lui-même, et de l'animation qui précède la sanctification selon une priorité de nature, non de temps.

Il faut avouer, comme le remarque le P. B. H. Mer­kelbach, op. cit., p. 129 sq., que ces distinctions opportunes n'ont pas été formulées par saint Thomas; il a écrit contraxit peccatum originale et non pas debebat contrahere, ou contraxisset si non præservata fuisset: Et Quodl. VI, q. V, a. 1, il a écrit : Creditur quod cito post conceptionem et animæ infusionem B. M. V. fuerit sanctificata, sans distinguer la priorité de nature et celle de temps.

Mais il faut ajouter avec le P. Vosté, op, cit., 2e éd. 1940, p. 18, qu'à la fin de sa vie, en 1272-1273, saint Thomas paraît bien revenir à l'affirmation de ses débuts, In Ium Sent., dist. XLIV, q. I, a. 3, ad 3um : talis fuit puritas B. M. V. quæ a peccato originali et actuali immuns fuit. Il écrit en effet In Ps. XIV (Déc. 1272), v. 2: Sed in Christo et in Virgine Maria nulla omnino macula fuit; in Ps. XVIII, v. 6 : In sole posuit, etc., id est corpus suum (Christus) posuit in sole, id est in B. Virgine, quaæ nullam habuit obscuritatem peccati (Cant. IV, 7) Tota pulchra es, arnica mea, et macula non est in te. - Compendium Theologiæ, c. 224 : Non solum a peccato actuali immunis fuit B. M. V., sed etiam ab originali speciali privilegio mundata ; si c'est speciali privilegio, ce ne fut pas comme Jérémie et Jean-Baptiste. Enfin in Expositione Salutationis angelicæ (3-4 avril 1273), selon l'édition critique récemment faite (Placenza 1931) par I. F. Rossi, C. M. (Gratia plena) on lit : Tertio excelluit Angelos quantum ad purita­tem, quia B. Virgo non solum fuit pura in se, sed etiam procuravit puritatem aliis. Ipsa enim purissima fuit et quantum ad culpam, quia nec originale, nec mortale, nec veniale peccatum incurrit. Item quantum ad pænam (scil. ad tres maledictiones, speciatim immu­nis fuit a corruptione sepulchri). Il est vrai que dans ce même endroit, plus haut, saint Thomas dit : B. M. V. in originali est concepta, sed non nata, mais nous savons que pour lui la conception du corps a une notable priorité de temps sur l'animation, et si l'on veut écarter de cet écrit une contradiction inadmis­sible à quelques lignes de distance, on doit voir dans les paroles in originali concepta le debitum contrahendi à raison du corps formé par génération ordinaire et non pas le péché originel lui-même, qui ne peut être que dans l'âme : cf. C. Frietoff, loc. cit., p. 329, et P. Mandonnet dans Bulletin thomiste, janvier-mars 1933, Notes et communications, p. 164­-167. Nous concluons avec le P. Vosté, op. cit., 2e éd. 1940, p. 19 : tendens ad finem cursus sui in hoc mundo, paulatim declinabat iterum Angelicus Doctor ad primam suam affirmationem : Talis fuit puritas beatæ Virginis, quæ a peecato originali et actuali immuns fuit (I Sent., 1254).

 

2. Sur la plénitude de grâce ou sainteté positive de Marie, saint Thomas dit, IIIa, q. XXVII, a. 5 : B. V. Maria tantam gratiæ obtinuit plenitudinem ut esset propinquissima auctori gratiæ. Il ajoute, ad 2um, au sujet de la plénitude initiale, per quam reddebatur idonea ad hoc quod esset mater Christi. Et comme la maternité divine est, par son terme, d'ordre hypostatique, la plénitude initiale de grâce en Marie dépassait déjà la grâce même finale des autres saints et des anges. En d'autres termes, Marie comme future Mère de Dieu, était plus aimée par Dieu que tout autre saint et que les anges ; or, la grâce est l'effet de l'amour de Dieu pour nous et lui est proportionnée. Il est même probable, selon bien des thomistes, que la plénitude initiale de grâce en Marie dépassait la grâce finale de tous les saints et anges réunis, car elle était déjà plus aimée de Dieu que tous les saints ensemble, cf. Contenson, Monsabré, E. Hugon, Merkelbach. De fait, selon la Tradition, Marie par ses mérites et sa prière, sans les autres saints et les anges, pouvait dès ici-bas plus obtenir que tous les saints et anges ensemble sans elle. Cette plénitude initiale de grâce habituelle s'accompagnait de la plénitude proportionnée des vertus infuses et des sept dons du Saint-Esprit, qui sont connexes avec la charité.

Ensuite Marie ne cessa, jusqu'à sa mort, de grandir dans la charité. En elle s'appliqua parfaitement le principe formulé par saint Thomas In Epist. ad Hebr., X, 25 : Motus naturalis (ut lapidis cadentis) quanto plus accedit ad terminum, magis intenditur. Contra­rium est de motu violento (v. g. lapidis sursum verti­caliter projecti). Gratia autem inclinat in modum naturæ. Ergo qui sunt in gratia, quanto plus accedunt ad finem, plus crescere debent. D'après ce principe, il y eut en Marie un progrès toujours plus rapide, car les âmes se portent d'autant plus promptement vers Dieu qu'elles se rapprochent de lui et qu'il les attire davantage.

Au moment de l'Incarnation, il y eut en la Mère de Dieu une grande augmentation de charité, pro­duite ex opere operato ; de même au Calvaire lors­qu'elle fut déclarée Mère de tous les hommes. Enfin la grâce ne cessa de grandir en elle jusqu'à sa mort.

 

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ARTICLE 4. - Médiation universelle de Marie.

Par la maternité divine et la plénitude de grâce, Marie était désignée à la fonction de médiatrice universelle entre Dieu et les hommes. Elle a reçu de fait cette fonction, comme le montre la tradition, qui lui a donné ce titre de médiatrice universelle au sens propre du mot, quoique de façon subordonnée au Christ ; ce titre est consacré désormais par la fête spéciale qui se célèbre dans l'Église universelle.

Pour bien entendre le sens et la portée de ce titre, d'après les principes exposés plus haut, il faut con­sidérer qu'il convient à Marie pour deux raisons spéciales : 1° parce qu'elle a cooperé par la satisfsaction et le mérite au sacrifice de la Croix ; 2° parce qu'elle ne cesse d'intercéder pour nous, de nous obtenir et de nous distribuer toutes les grâces que nous recevons. Il y a là une double médiation, ascendante et descendante.

Marie a cooperé au sacrifice de la Croix par manière de satisfaction ou de réparation, en offrant pour nous à Dieu, avec une grande douleur et un très ardent amour, la vie de son Fils très cher et légi­timement adoré, plus cher que sa propre vie. Tandis que le Sauveur a satisfait pour nous en stricte justice, Marie sur le calvaire a offert pour nous une réparation et satisfaction fondée sur les droits de l'intime amitié ou charité qui l'unissait à Dieu, satisfactione fundata in jure amicabili. Elle a mérité ainsi le titre de corédemptrice, en ce sens qu'avec le Christ, par lui et en lui, elle a racheté le genre humain ; comme le dit Benoît XV (Denz., 3034, n. 4) : Filium immo­lavit, ut dici merito queat, ipsam cum Christo humanum genus redemisse.

Pour la même raison, tout ce que le Christ en croix nous a mérité en stricte justice, Marie nous l'a mérité d'un mérite de convenance fondé sur la charité qui l'unissait à Dieu ; c'est l'enseignement devenu com­mun, sanctionné par Pie X (cf. Denz., 3034) B. Maria Virgo de congruo, ut aiunt, promeruit nobis quæ Christus de condigno promeruit, est que princeps largiendarum gratiarum ministra. Pour bien entendre cette doctrine, il faut remarquer que pour saint Thomas et les thomistes (Ia IIae q. CXIV, a. 6), le mérite se dit non pas univoquement mais analo­giquement du mérite de condigno qui est un droit à la récompense fondé en justice, et du mérite de congruo fondé sur la charité in jure amicabili. Cepen­dant ce dernier s'il est pris au sens propre (proprie de congruo) est encore un mérite proprement dit, qui suppose l'état de grâce ; ce qui ne peut se dire par exemple de la prière de l'homme qui est en état de péché mortel; celle-ci a une force impétratoire, mais elle n'est dite méritoire de congruo qu'au sens large, fondé non pas sur la charité ou l'amitié divine, mais seulement sur la miséricorde de Dieu. La doctrine thomiste de l'analogie s'applique ici parfaitement entre le mérite de condigno et celui qui est proprie de congruo il y a analogie de proportionnalité propre, et dans les deux cas mérite proprement dit ; tandis que le mérite de congruo late dicto se dit ainsi selon une analogie seulement métaphorique. Et donc il faut maintenir que la sainte Vierge a mérité au sens propre du mot, d'un mérite de convenance de congruo, toutes les grâces que nous recevons.

De plus Marie exerce encore sa fonction de média­trice universelle en intercédant pour nous, et en nous obtenant toutes les grâces que nous recevons. Cet enseignement, contenu dans la foi de l'Église exprimée dans les prières communes adressées à Marie (lex orandi, lex credendi), est fondé sur l'Écri­ture et la Tradition. Plusieurs théologiens thomistes qui l'ont montré, admettent en outre que, comme l'humanité de Jésus est cause instrumentale physique de toutes les grâces que nous recevons (IIIa, q. XLVIII, a. 6 ; LXII, a. 5), tout porte à penser que Marie, d'une façon subordonnée à Notre-Seigneur, est aussi cause instrumentale physique, et non pas seulement morale, de la transmission de ces grâces. Nous ne croyons pas que la chose puisse s'établir avec une vraie certitude, mais les principes formulés par saint Thomas à ce sujet à propos de l'humanité du Christ inclinent à le penser. Ce qui est certain, c'est que Marie est la mère spirituelle de tous les hommes, qu'elle mérite le titre de Mater divinæ gratiæ, comme coadjutrice du Sauveur dans la Rédemption, et comme distributrice de la grâce, qu'elle fait dériver sur l'humanité entière. Parmi les auteurs spirituels qui ont le mieux montré les applications de cette doctrine, il faut citer le B. Grignion de Montfort : Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge.

 

 

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SIXIÈME PARTIE - LES SACREMENTS DE L'EGLISE (Questions les plus importantes).

Pour achever l'exposé de la partie dogmatique de la synthèse thomiste, nous rappellerons ici ses principales thèses sur les sacrements en général, sur la transsubstantiation, le sacrifice de la Messe, sur l'attrition et sur la reviviscence des mérites par l'absolution sacramentelle.

 

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CHAPITRE I - LES SACREMENTS EN GÉNÉRAL

Saint Thomas a précisé trois points importants relatifs à leur efficacité, à ce qu'on peut appeler en eux la matière et la forme, et à la raison d'être des sacrements.

Selon lui, les sacrements de la Loi nouvelle sont des signes efficaces de la grâce, qui la produisent ex opere operato, par une causalité physique instru­mentale. Cf. IIIa, q. LXII, a. 1-5. Il dit, ibid., a. 4 : in sacramento est quædam virtus instrumentalis ad inducendum sacramentalem effectum, et a. 5 : Principalis causa efficiens gratiæ est ipse Deus, ad quem comparatur humanitas Christi, sicut instrumentum conjunctum, sacramentum autem sicut instrumentum separatum. Le sens de ces textes et du contexte est des plus clairs, aussi l'ensemble des thomistes, à l'exception de Melchior Cano, admet que les sacre­ments sont cause physique instrumentale de la grâce ; le mot « physique » n'est pas chez saint Thomas, mais il affirme ici la causalité instrumen­tale réelle, qui n'est certes pas d'ordre moral.

Le saint Docteur, ibid., q. LX, applique aussi analogiquement aux sacrements la théorie de la matière et de la forme, et précise sur ce point ce qu'avaient dit Guillaume d'Auxerre et Alexandre de Halés. Il y a en effet analogie dans l'ordre de la signification entre les choses et les paroles du sacrement et la matière et la forme du corps ; les paroles déterminent la signification des choses sensibles, par exemple la formule baptismale détermine la signification de l'ablution qu'elle accompagne. De même, selon saint Thomas, l'absolution est la forme du sacrement de pénitence, qui a pour matière les actes extérieurs du pénitent. Quant au mariage (ce qui a été fort discuté), le consentement des conjoints seul contient la matière et la forme. In IVum Sent., dist. XXVI, q. II. Il y a là une analogie de proportionnalité qui ne doit pas être forcée, elle doit rester souple, c'est une manière légitime de s'exprimer fondée en réalité.

Chaque sacrement du reste est spécifié par l'effet spécial qu'il doit produire, chacun est essentiellement relatif à cet effet, et pour que le Christ ait institué un sacrement, il n'est pas nécessaire qu'il en ait déterminé lui-même la matière et la forme, il suffit qu'il ait manifesté qu'il voulait un signe sensible qui produisît tel effet spécial.

Quant au nombre des sacrements, saint Thomas en montre la convenance, par leur raison d'être, selon une analogie entre la vie naturelle et la vie surnaturelle. Q. LXV, a. 1. Dans l'ordre naturel, l'homme doit recevoir la vie, y croître, s'y main­tenir, et, au besoin, être guéri, puis rétabli ; ces mêmes besoins existent dans l'ordre surnaturel, c'est à eux que correspondent, pour le chrétien, le bap­tême, la confirmation, l'eucharistie, la pénitence, l'extrême-onction. De plus, dans ses rapports sociaux, l'homme, dans l'ordre naturel, est per­fectionné soit en vue d'exercer une fonction publique, soit en vue de la propagation ; à ce double but répondent, dans l'ordre surnaturel, les sacrements de l'ordre et du mariage.

Nous ne pouvons ici exposer le détail de la doc­trine de saint Thomas sur chacun des sept sacrements. Nous noterons seulement ce qu'il dit sur trois points particulièrement importants : sur la transsubstantiation, sur le sacrifice de la messe, et à propos du sacrement de pénitence sur la différence de l'attrition et de la contrition.

 

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CHAPITRE II - LA TRANSSUBSTANTIATION

Selon saint Thomas, q. LXXV, a. 2, la transsub­stantiation ou conversion de toute la substance du pain au corps du Christ, et de toute la substance du vin à son précieux sang, est nécessaire pour expliquer la présence réelle. Si en effet le corps glorieux du Christ ne cesse pas d'être au ciel et s'il est impassible, il ne peut être rendu réellement présent sous les espèces du pain et du vin par une action divine, qui s'exercerait sur lui, comme le serait une action adductive, qui le ferait descendre du ciel vers chaque hostie consacrée. Si donc le corps du Christ lui-même n'est pas ici sujet de changement, il ne peut devenir réellement présent dans l'eucharistie que par le changement de la substance du pain et du vin en lui. Bref, si un corps devient présent là où il n'était pas, ce ne peut être, en vertu du principe d'identité, que par son propre changement ou par le changement d'un autre corps en lui ; tout comme une colonne immobile qui était à ma droite ne peut être à ma gauche que si j'ai changé par rapport à elle. Saint Thomas dit expres­sément, ibid.: Aliquid non potest esse alicubi, ubi prius non erat, nisi vel per loci mutationem, vel per alterius conversionem in ipsum, sicut in domo aliqua de novo incipit esse ignis, aut quia illuc defertur, aut quia ibi generatur.

Par cette conversion de la substance du pain au corps du Christ, celui-ci, sans être lui-même sujet de changement, est rendu réellement présent sous les accidents du pain, car ces derniers perdent la relation réelle de contenance qu'ils avaient à la sub­stance du pain et acquièrent une relation réelle de contenance au corps du Christ. Cette nouvelle rela­tion réelle demande un fondement réel qui n'est autre que la transsubstantiation. Celle-ci étant admise, saint Thomas en déduit tout ce qui con­cerne la présence réelle du corps du Christ et de ses accidents, et tout ce qui doit être admis pour les accidents eucharistiques. Cette doctrine est ainsi parfaitement conforme au principe d'économie, qui nous demande d'expliquer les faits sans multiplier inutilement leurs causes.

Duns Scot n'a pourtant pas admis cette doctrine, il a voulu expliquer la présence réelle par l'annihi­lation de la substance du pain et par l'adduction de la substance du corps du Christ. In IVum, dist. X, q. I ; dist. XI, q. III. Aussi plusieurs théologiens, qui l'ont en partie suivi, parlent de « transsub­stantiation adductive » : Bellarmin, De Lugo, Vasquez. Mais ce n'est plus conserver le sens propre des mots conversion et transsubstantiation, dont se sont servi les conciles. Parler en effet de trans­substantiation adductive, ce n'est plus admettre la conversion d'une substance en une autre, mais la substitution de l'une à l'autre.

De plus, on ne peut expliquer en quoi consiste cette adduction invisible du corps du Christ, lequel ne cesse pas d'être au ciel et est impassible. Aussi les thomistes maintiennent-ils ce qu'a affirmé saint Thomas : le corps du Sauveur n'est pas rendu présent dans l'eucharistie par une action divine qui s'exer­cerait sur lui-même, il ne devient pas sujet d'un changement, il n'est pas mu localement vers l'eucha­ristie, il n'est pas non plus physiquement changé dans sa quantité, dans ses qualités, ni dans sa sub­stance. Si donc la présence réelle ne peut s'expliquer par un changement dans le corps du Christ lui-même, elle ne peut provenir que de la conversion en lui de la substance du pain. On ne peut admettre non plus, selon les thomistes, que la transsubstantiation soit une action quasi reproductrice du corps du Christ (Suarez), car il préexiste au ciel et n'est pas multiplié ni changé. C'est numériquement le même corps glorieux qui est au ciel et qui est le terme de la conversion. Si Gonet et Billuart ont ici reproduit un peu la terminologie de Suarez, ils enseignent pourtant comme tous les thomistes la conversion proprement dite. Elle est nettement exprimée dans le catéchisme du concile de Trente, qui fut rédigé par des théologiens dominicains. Il y est dit, part. II, c. IV, n. 37-39 : Ita fit, ut tota panis substantia divina virtute, in totam corporis Christi substantiam, sine ulla Domini nostri mutatione, convertatur.

Enfin la formule sacramentelle hoc est corpus meum est manifestement vérifiée par la conversion de toute la substance du pain en celle du corps du Christ, tandis qu'elle n'exprime pas l'annihilation de la première, ni l'adduction de la seconde, lesquelles du reste sont sans lien entre elles : l'annihilation ne produit pas l'adduction, ni inversement. En réalité, il n'y a pas deux interventions divines distinctes et indépendantes, il n'y en a qu'une, la conversion, et c'est la seule dont parlent les conciles. En parti­culier le concile de Trente dit : si quis negaverit mirabilem et singularem conversionem totius sub­stantiæ panis in corpus et totius substantiæ vini in sanguinem, manentibus duntaxat speciebus panis et vini, quam quidem conversionem Ecclesia aptissime transsubstantiationem appellat, A. S. Denz.-Bannw., n. 834. Cf. Cajétan, Jean de Saint-Thomas, les Salmanticenses et plus récemment N. del Prado, L. Billot, Hugon, etc.

Quel est à proprement parler le terme « ad quem » de la transsubstantiation ? Les thomistes reprodui­sent généralement à ce sujet la formule de Cajétan, In IIIam, q. LXXV, a. 3, n. 8 : id quod erat panis, nunc est corpus Christi. Ce terme n'est pas préci­sément en effet le corps du Christ pris absolument, car il préexiste à la transsubstantiation, mais c'est le corps du Christ ut est ex pane. Plus explicitement le terme de la transsubstantiation, c'est que ce qui était la substance du pain soit maintenant le corps du Christ. Et comme la transsubstantiation se fait in instanti, cet instant, qui est celui du fieri et du factum esse, s'exprime ainsi : c'est le primum non esse pans et primum esse corporis Christi sub specie­bus panis ; sitôt auparavant il y a un temps divisible à l'infini (cf. ibid., a. 7).

Comment la transsubstantiation est-elle possible ? Saint Thomas, ibid., a. 4, corp., et ad 3um; cf. Cajétan, l'explique en rappelant que Dieu créateur a un pouvoir immédiat sur l'être en tant qu'être de toute chose créée ; c'est ainsi qu'il a pu le produire de rien, ex nullo præsupposito subjecto ; par suite Dieu peut convertir tout l'être d'une chose en l'être d'une autre : id quod entitatis est in una, potest auctor entis convertere in id quod est entitatis in altera, sublato eo per quod ab illa distinguebatur. A. 4, ad 3um. Tandis que dans la mutation substantielle il y a un sujet (la matière), qui reste sous les deux formes substantielles qui se succèdent, ici dans la transsubstantiation il n'y a pas de sujet permanent, mais toute la substance du pain (matière et forme) est convertie en celle du corps du Christ ; cf. ibid., a. 8. Ces formules de saint Thomas seront reproduites par le concile de Trente. Denz.-Bannw., n. 877, 884.

De là dérive dans la doctrine de saint Thomas tout ce qui y est affirmé ensuite sur la présence réelle de la substance du corps du Christ dans l'eucharistie, non sicut in loco, sed per modem substantiæ, q. LXXVI, a. 1, 2, 3, 5, sur la présence réelle de la quantité du corps du Christ, a. 3, 4, qui elle aussi est dans l'eucharistie per modum substantiæ, c'est-à-dire selon son rapport à la substance et non pas selon son rapport au lieu, car elle n'y est présente qu'à raison de la transsubstantiation, et non pas par adduction locale. De même on s'explique que ce soit numériquement le même corps du Christ qui est au ciel et dans l'eucharistie, sans être divisé ni distant de lui-même, puisqu'il est dans l'eucharistie, non sicut in loco, mais à la manière de la substance, qui est d'ordre supérieur à l'espace. Toujours par la même raison s'explique tout ce que le saint Docteur enseigne, q. LXXVII, a. 1, 2, 3, etc., sur les accidents eucharistiques, qui sont sine proprio subjecto et sine ullo subjecto. Toutes ces thèses ne sont que des corollaires de la doctrine de la transsubstantiation. On ne saurait mieux observer le principe d'économie, tandis qu'il ne l'est pas du tout en plusieurs théories qu'on a voulu substituer à la doctrine de saint Thomas ; elles sont d'une complication factice et inutile ; on y trouve une juxtaposition quasi méca­nique de raisons, et non pas une unité organique, qui ne peut provenir que d'une idée mère. Ici encore se manifeste admirablement la puissance de synthèse de saint Thomas.

 

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CHAPITRE III - LE SACRIFICE DE LA MESSE

(IIIa, q. LXXXIII, a. 1)

 

 

La question principale relative à l'essence du sacri­fice de la messe ne se pose pas de la même manière à l'époque de saint Thomas et après l'apparition du protestantisme, mais au début de l'article I, qu'il consacre à ce problème, saint Thomas a formulé très explicitement l'objection qui sera reprise et déve­loppée par les protestants.

1° Au XIIIe siècle les théologiens posent générale­ment le problème en ces termes : Utrum in cele­bratione hujusce sacramenti (Eucharistiæ) Christus immoletur (loc. cit., a. 1) et ils répondent commu­nément avec Pierre Lombard par la distinction de saint Augustin, Lettre à Bonijace (cf. ibid. : sed contra) : Semel immolatus est in semetipso Christus, et tamen quotidie immolatur in sacramento ou immo­latur sacramentaliter, non realiter seu physice sicut in cruce. A la messe il y a, selon eux, immolation non pas réelle ou physique du corps du Christ, car il est maintenant glorieux et impassible, mais immolation sacramentelle. C'était déjà le langage commun des Pères, cf. M. Lepin, L'idée du sacrifice de la messe, 2e éd. 1926, p. 38. 51, 84-87, 103, 152 ; il est reproduit par Pierre Lombard, IV Sent., dist. VIII, n. 2, et par ses commentateurs, notam­ment par saint Bonaventure et saint Albert le Grand, cf. Lepin, op. cit., p. 158 sq., 164 sq.

Saint Thomas dit, loc. cit., au corps de l'article :

Respondeo dicendum, quod duplici ratione celebratio hujus sacramenti dicitur immolatio Christi. Primo qui­dem, quia, sicut dicit Augustinus ad Simplicianum, l. II, q. III, « solent imagines earum rerum nominibus appellari, quarum imagines sunt... » Celebratio autem hujus sacramenti, sicut supra dictum est q. LXXIX, a. 1, imago quædam est repræsentativa passionis Christi, quæ est vera immolatio... Alio modo quantum ad effectum passionis Christi, quia scilicet per hoc sacra­mentum participes efficimur fructus dominicae passionis.

Saint Thomas a dit plus haut (q. LXXIV, a. 1 ; LXXVI, a. 2, ad 1um) : comme sur la croix, le corps et le sang du Christ ont été séparés physiquement, à la messe ils sont séparés sacramentellement, par la double consécration, en ce sens que la substance du pain est convertie au corps du Christ, et la sub­stance du vin en celle de son précieux sang ; le Christ est ainsi réellement présent sur l'autel en état de mort, son sang n'est pas physiquement répandu, mais sacramentellement répandu, bien que le corps du Christ soit par concomitance sous les espèces du vin, et son sang sous celles du pain.

2° Après l'apparition du protestantisme, qui nia que la messe fût un vrai sacrifice, les théologiens catholiques posent la question un peu autrement, non plus : Utrum in celebratione hujus sacramenti Christus immoletur, mais : Utrum Missa sit verum sacrificium, an solum memoriale præteriti Crucis sacrificii.

Saint Thomas pourtant n'ignorait point l'objection principale qui sera faite par les protestants, il la formule en ces termes, loc. cit., a. 1, 2a, objectio Immolatio Christi facta est in cruce, in qua tradidit semetipsum oblationem et hostiam Deo in odorem suavitatis, ut dicitur ad Eph., v. Sed in celebratione hujusce mysterii Christus non crucifigitur, ergo nec immolatur. Le saint Docteur répond ad 2um, qu'il n'y a pas à la messe l'immolation sanglante de la croix, mais avec la présence réelle du Christ son immolation figurée, mémorial de la précédente.

L'objection reparaît en des formes variées chez Luther, chez Calvin, chez Zwingle. Ce dernier dit Christus semel tantum mactatus est, et sanguis semel tantum fusus est. Ergo semel tantum oblatus est. Zwinglii opera, t. II, fol. 183 ; cf. Lepin, op. cit., p. 248. Cette objection revient à dire : tout vrai sacrifice comporte une immolation réelle de la victime offerte ; or, à la messe, il n'y a pas immolation réelle du corps du Christ, qui est maintenant glorieux et impassible ; donc la messe n'est pas un vrai sacrifice.

A cette objection le concile de Trente répond en rappelant la doctrine communément enseignée par les Pères et par les théologiens du XIIIe siècle, notamment par saint Thomas, et il distingue l'immo­lation sanglante, et l'immolation non sanglante ou sacramentelle, cf. Conc. Trid., sess. XXII, cap. I.

Tout vrai sacrifice comporte-t-il l'immolation réelle de la victime offerte ? Cela est requis en tout sacrifice sanglant, mais non pas dans le sacrifice non sanglant de la messe, il suffit qu'il y ait une immolatio incruenta ou sacramentelle qui représente l'immolation san­glante de la croix et en applique les fruits. C'est en substance ce qu'avait dit saint Thomas, IIIa, q. LXXXIII, a. 1. Et c'est ainsi qu'ont répondu à l'objection protestante les meilleurs thomistes, notamment Cajétan, Opusc. De missæ sacrificio et ritu adversus Lutheranos, 1531, c. VI : modus incruen­tus sub specie panis et vini oblatum in cruce Christum immolatitio modo repræesentat, cité par M. Lepin, op. cit., p. 260, 280, 283. De même Jean de Saint-­Thomas, Cursus theol., De sacramentis, éd. Paris, 1667, disp. XXXII, p. 285. Concludo : essentialem rationem sacrificii consistere in consecratione, non absolute, sed prout separativa sanguinis a corpore sacramentaliter et mystice... Nam in cruce oblatum est sacrificium per separationem realem sanguinis Christi a corpore : ergo illa actio quæ separat mystice et sacramentaliter istum sanguinem, est idem sacri­ficium quod in cruce, solum diferens in modo, quia hic sacramentaliter, ibi realiter. Les Carmes de Sala­manque enseignent la même doctrine dans leur Cursus theol. (1679-1712, éd. Paris 1882), tr. 23, disp. 13, dub. 1, n. 2 ; t. XVIII, p. 759. Mais les Carmes de Salamanque ajoutent n. 29, ce qui n'est pas admis par tous les thomistes, sumptio sacra­menti a sacerdote facta pertinet ad essentiam hujus sacrificii, pour beaucoup d'autres thomistes la com­munion du prêtre n'appartient pas précisément à l'essence du sacrifice, mais à son intégrité (elle ne détruit du reste que les espèces eucharistiques et non pas le corps du Christ qui est la victime offerte dans le sacrifice). Quoi qu'il en soit de ce dernier point, les Carmes de Salamanque admettent bien que la double consécration constitue une immolation non pas réelle mais sacramentelle. C'est la même doctrine qui se trouve chez Bossuet dans ses Médita­tions sur l'Évangile, La Cène, Ire partie, 57e jour. Cette thèse est reproduite par la majorité des thomistes actuels et même des théologiens contem­porains, comme le cardinal Billot et ses disciples, Tanquerey, Pégues, Héris, etc. Elle nous paraît être la véritable expression de la pensée de saint Thomas.

Il faut reconnaître que certains thomistes, comme Gonet,.Billuart, Hugon, sous l'influence, semble-t-il, de Suarez, ont cherché dans la double consécration une immutation réelle ; ils ont dû reconnaître que seules la substance du pain et celle du vin sont réel­lement changées, or elles ne sont pas la chose offerte en sacrifice. Ils ont alors admis avec Lessius une immolation virtuelle du corps du Christ, en ce sens que vi verborum consecrationis, le corps du Christ serait réellement séparé du sang, s'il ne lui restait pas uni par concomitance du fait que le corps du Christ est maintenant glorieux et impassible. Cette innovation ne paraît pas heureuse, parce que cette immolation virtuelle de fait n'est pas réelle, elle reste seulement mystique ou sacramentelle ; et de plus elle renouvellerait virtuellement la mise à mort du Christ, or saint Thomas, IIIa, q. XLVIII, a 3, ad 3um, dit de cette mise à mort du Christ non fuit sacrificium, sed maleficium, elle n'est donc pas à renouveler ni réellement ni virtuellement.

Il reste donc qu'il n'y a à la messe que l'immo­lation sacramentelle du Christ, ou la séparation sacramentelle de son corps et de son sang, par la double consécration ; en ce sens, le sang du Christ est sacramentellement répandu.

Cette immolation sacramentelle suffit-elle pour que la messe soit un vrai sacrifice ? Elle suffit, selon les thomistes cités plus haut, pour deux raisons : c'est que dans le sacrifice en général l'immolation exté­rieure est toujours in genere signi, et de plus l'eucha­ristie est en même temps un sacrifice spécial et un sacrement.

Tout d'abord, il peut y avoir un vrai sacrifice sans immolation réelle, mais avec une immolation équiva­lente, surtout si elle est le signe d'une immolation sanglante passée. La raison en est que déjà dans le sacrifice en général l'immolation extérieure est tou­jours in genere signi ; elle est le signe de l'immolation intérieure « du cœur contrit et humilié » et, sans cette dernière, elle ne vaudrait rien comme le sacrifice de Caïn qui n'était que le simulacre d'un rite reli­gieux. Comme le dit saint Augustin en un texte souvent cité par saint Thomas : Sacrificium visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum, est. De civ. Dei, l. X, c. V. Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. LXXXI, a. 7 ; q. LXXXV, a. 2, c. et ad 2um.

Même dans le sacrifice sanglant, l'immolation extérieure d'un animal est requise, non pas comme la mise à mort physique, condition préalable de la manducation de cet animal, mais comme signe d'une oblation, d'une adoration, d'une contrition inté­rieures, sans lesquelles elle n'a plus aucun sens religieux, ni aucune valeur. S'il en est ainsi, on comprend qu'il puisse y avoir un sacrifice réel et non sanglant, dont l'immolation soit seulement sacramentelle in genere signi, sans la séparation réelle ou physique du corps et du sang du Sauveur qui est maintenant impassible. Cette immolation sacramentelle est du reste ainsi le mémorial de l'immolation sanglante du Calvaire, dont elle nous applique les fruits, et l'eucharistie contient Christum passum, le Christ qui a réellement souffert autrefois. Bien plus cette immolation du Verbe fait chair à la messe, quoique seulement sacramentelle, est un signe d'adoration réparatrice beaucoup plus expressif que l'immolation sanglante de toutes les victimes de l'Ancien Testament. Saint Augustin et saint Thomas (Ia, q. LXXXIII, a. 1) ne requièrent certainement pour la messe rien de plus, comme immolation, que l'immolation sacramentelle.

Cela se conçoit aussi pour cette seconde raison que l'eucharistie est en même temps un sacrement et un sacrifice ; il ne faut pas s'étonner dès lors qu'en elle l'immolation extérieure de la victime offerte, soit non pas réelle ou physique, mais sacramentelle.

Il ne s'ensuit pas cependant que la messe ne soit aux yeux de saint Thomas qu'une oblation. Celui-ci écrit : IIa IIae, q. LXXXV, a. 3, ad 3um : Sacrificia proprie dicuntur quando circa res Deo oblatas aliquid fit, sicut quod animalia occidebantur et comburebantur, quod panis frangitur et comeditur et benedicitur. Et hoc ipsum nomen sonat, nam sacri­ficium dicitur ex hoc quod homo facit aliquid sacrum. Oblatio autem directe dicitur, cum Deo aliquid offertur, etiamsi nihil circa ipsum fiat ; sicut dicuntur offerri denarii, vel panes in altari, circa quos nihil fit. Unde omne sacrificium est oblatio, sed non convertitur.

Le sacrifice de la messe n'est pas une simple oblation, mais un vrai sacrifice, quia aliquid fit circa rem oblatam : la double transsubstantiation qui est la condition nécessaire de la présence réelle et le substratum indispensable de l'immolation sacra­mentelle.

3° A propos du sacrifice de la messe, le saint Docteur insiste sur un autre point capital : le prêtre principal qui offre actuellement la messe, c'est le Christ lui-même, dont le célébrant n'est que le ministre, et un ministre qui au moment de la consécration parle, non pas en son propre nom, ni même préci­sément au nom de l'Église, comme lorsqu'il dit oremus, mais au nom du Sauveur, « toujours vivant pour intercéder pour nous », Hebr., VII, 25.

Saint Thomas dit expressément, IIIa, q. LXXXII, a. 1 : Hoc sacramentum est tantæ dignitatis quod non conficitur nisi in persona Christi. Ibid., a. 7, ad 3um Sacerdos in missa in orationibus quidem loquitur in persona Ecclesiæ, in cujus unitate consistit; sed in consecratione sacramenti loquitur in persona Christi, cujus vicem in hoc gerit per ordinis potestatem; cf. q. LXXVIII, a. 1. Tandis que le prêtre qui baptise dit : ego te baptizo, lorsqu'il absout : ego te absolvo, lorsqu'il consacre il ne dit pas : ego panem hunc consecro, mais : Hoc est corpus meum, cf. ibid., a. 4. Le célébrant parle au nom du Christ dont il est le ministre et l'instrument. Il ne dit pas : « Ceci est le corps du Christ », mais Hoc est corpus meum, et il le dit, non pas comme un récitatif, en rapportant seulement des paroles passées, il le dit comme une formule pratique qui produit à l'instant ce qu'elle signifie, c'est-à-dire la transsubstantiation et la pré­sence réelle. Par la voix et par le ministère du célébrant, c'est le Christ lui-même, prêtre principal, qui consacre, si bien que la consécration faite par un prêtre légitimement ordonné est toujours valide, quelle que soit l'indignité personnelle de celui-ci. Q. LXXXII, a. 5 et 6 ; LXXXIII, a, 1 ad 3um.

Suffit-il dès lors avec certains théologiens, comme Scot, Amicus, M. de la Taille, de dire que le Christ offre, non pas actuellement, mais virtuellement la Messe, en tant qu'il l'a instituée autrefois en ordon­nant d'offrir ce sacrifice jusqu'à la fin du monde ?

Selon saint Thomas et ses disciples, ce serait diminuer l'influence du Christ ; en réalité il offre actuellement chaque messe, comme prêtre principal ; si le ministre, quelque peu distrait en cette minute, n'a plus qu'une intention virtuelle, le Christ, prêtre principal, veut actuellement cette consécration et cette transsubstantiation ; et en outre son humanité est, selon saint Thomas, la cause instrumentale physique de la double transsubstantiation ; cf. IIIa, q. LXII, a. 5.

C'est en ce sens que les thomistes avec la grande majorité des théologiens entendent ces paroles du concile de Trente : Una eademque est hostia, idem nunc offerens sacerdotum ministerio qui se ipsum tunc in cruce obtulit, sola oferendi ratione diversa.

Denz.-Bannw., n. 940. C'est le même sacrifice en substance, car c'est la même victime et le même prêtre principal qui l'offre actuellement, mais le mode diffère, car l'immolation n'est plus sanglante mais sacramentelle, et l'oblation n'est plus doulou­reuse, ni méritoire (le Christ n'est plus viator) ; cependant l'oblation d'adoration réparatrice, d'inter­cession, d'action de grâces est toujours vivante en son cœur; elle est comme l'âme du sacrifice de la messe. Que telle soit la pensée de saint Thomas, on peut s'en rendre compte par ce qu'il dit de l'inter­cession du Christ toujours vivant, dans son com­mentaire sur l'Épître aux Hébreux, VII, 25 ; sur l'Épître aux Romains, VIII, 34, et IIa IIae, q. LXXXIII, a. 11. Voir à ce sujet les Carmes de Salamanque, Cursus theol., De eucharistiæ Sacramento, disp. XIII, dub. III, n. 48 et 50 ; Gonet, De incarnatione, disp. XXII, a. 2 : Christus etiam nunc in cælo existens, vere et proprie orat (intercedendo), nobis divina bene­ficia postulando ; spécialement il intercède pour nous comme prêtre principal de la messe. Ainsi l'oblation intérieure toujours vivante au cœur du Christ, prêtre pour l'éternité, est l'âme du sacrifice de la messe ; elle suscite et entraîne l'oblation intérieure du célébrant et celle de tous les fidèles qui s'unissent à lui. Telle est à n'en pas douter la doctrine commune, exprimée à plusieurs reprises par saint Thomas et ses meilleurs commentateurs. Cf. R. Garrigou-Lagrange, O. P., Le Sauveur et son amour pour nous, Paris, 1933, P. 356-385.

La valeur infinie de chaque messe est affirmée par les plus grands thomistes contre Durand et Scot ; on trouvera les références à leurs ouvrages dans les Salmanticenses, De euch., disp. XIII, dub. I, n. 107. Cette valeur infinie est fondée sur la dignité de la victime offerte et sur celle du prêtre principal, puis­que c'est le même sacrifice en substance que celui de la croix, bien que l'immolation soit ici sacramen­telle et non plus sanglante. Le concile de Trente lui-même dit que la valeur de cette oblation ne peut être diminuée par l'indignité du ministre. Une seule messe peut être dès lors aussi profitable pour dix mille personnes bien disposées que pour une seule, comme le soleil éclaire et réchauffe aussi bien sur une place dix mille hommes qu'un seul. Les Carmes de Salamanque, ibid., examinent longuement les objections faites contre cette doctrine, objections qui perdent de vue la dignité infinie de la victime offerte (valeur objective) et celle du prêtre principal (valeur personnelle de tout acte théandrique du Christ).

 

 

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CHAPITRE IV - ATTRITION ET CONTRITION

(IIIa, q. LXXXV, a. 3 et 4 ; Suppl., q. I, a. 1 ; q. II, a. 1, 2, 3, 4)

 

 

La contrition en tant qu'elle fait abstraction de la perfection ou de l'imperfection du repentir est communément définie : animi dolor et detestatio de peccato commisso cum proposito non peccandi de cetero ; ce sont les termes mêmes du concile de Trente, sess. XIV, c. 4. Quant à la contrition parfaite, elle procède de la charité, tandis que la contrition imparfaite ou attrition se trouve dans une âme qui est encore en état de péché mortel. De là naît un difficile problème sur le caractère surnaturel de l'attrition et sur ses rapports avec l'amour de Dieu.

1° Il faut ici éviter deux erreurs extrêmes, opposées entre elles, qui aboutissent l'une au laxisme, l'autre au jansénisme. Les laxistes ont soutenu qu'il est probable que l'attrition naturelle, pourvu qu'elle soit honnête, lorsqu'elle est unie à l'absolution sacra­mentelle, suffit à la justification : Probabile est suffi­cere attritionem naturalem, modo honestam. Denz.­Bannw., n. 1207. Les jansénistes au, contraire, ne voyant pas de milieu entre la charité et la cupidité souvent opposées par saint Augustin, ont dit que l'attrition qui ne s'accompagne pas de l'amour de bienveillance de Dieu pour lui-même n'est pas sur­naturelle : Attritio, quæ gehennæ et pœnarum metu concipitur, sine dilectione benevolentiæ Dei propter se non est bonus motus ac supernaturalis. Denz.Bannw., n. 1305. De ce point de vue il semble que l'attrition inclut un acte initial de charité, mais alors elle justifierait sans l'absolution, avec le simple vœu de recevoir ensuite le sacrement de pénitence.

Il s'agit donc de montrer que l'attrition sans la charité est bonne, qu'elle peut être surnaturelle et qu'elle suffit alors à recevoir fructueusement l'abso­lution sacramentelle.

L'enseignement des thomistes sur ce point est exposé par Cajétan. In IIIam, q. LXXXV, et surtout opuscule de contritione réimprimé dans l'édit. léonine de la Somme théol. à la suite du commentaire de Cajétan sur les articles de saint Thomas relatifs à la pénitence. Cajétan dit dans cet opuscule, q. I, que l'attrition est une contritio informis qui déteste déjà le péché ou l'offense faite à Dieu, à cause d'un amour initial de Dieu. Voir aussi les Carmes de Salamanque, De pænitentia, disp. VII, n. 50, et Billuart, De pænitentia, diss. IV, a. 7, et récemment P. J. Périnelle, O. P., L'attrition d'après le concile de Trente et d'après saint Thomas d'Aquin, 1927. Bibliothèque thomiste, X, sect. théol. I.

On se demande surtout si, pour recevoir avec fruit l'absolution, il suffit d'avoir l'attrition pure formi­dolosa, simplement inspirée par la crainte des châtiments de Dieu, ou s'il faut en outre un certain. amour de Dieu et lequel.

Les thomistes montrent contre les laxistes que certainement l'attrition qui serait seulement un acte naturel ethice bonus, un regret honnête, mais non surnaturel de nos fautes, ne suffit pas, même unie à l'absolution sacramentelle, car cet acte étant d'ordre naturel n'est pas encore un acte salutaire, ni une disposition à la justification qui est essentiel­lement surnaturelle.

D'autre part il est clair que l'attrition n'est pas un acte à la fois salutaire et méritoire, car le mérite supposant l'état de grâce, l'attrition ne se distin­guerait plus de la contrition. Il est certain aussi qu'elle n'inclut pas un acte minime de charité, si faible soit-il, parce que alors elle justifierait même avant de recevoir l'absolution.

2° La difficulté est donc de trouver un milieu entre la charité et la cupidité, pour employer les termes de saint Augustin. Cela paraît impossible, car il n'y a pas de milieu entre l'état de grâce inséparable de la charité, et l'état de péché mortel, où la cupidité, l'amour déréglé de soi-même, l'em­porte sur l'amour de Dieu. Comment peut-il y avoir dans une personne qui est encore en état de péché mortel, un acte qui ne soit pas seulement naturel­lement bon et honnête, ethice bonus, mais salutaire, quoique non méritoire ?

Tous les théologiens reconnaissent, et l'Église l'a défini, qu'il peut y avoir dans l'état de péché mortel, des actes informes de foi et d'espérance, qui sont des actes personnellement surnaturels et salutaires quoique non méritoires. De ce point de vue, il est certain que l'attrition peut être dès lors surnaturelle et salutaire sans être méritoire, et qu'elle suppose l'acte de foi, qui implique le pius credulitatis affectus ou appetitus boni credentibus repromissi, et l'acte d'espérance surnaturelle de la récompense promise par Dieu. Le concile de Trente le dit même expli­citement en énumérant dans la préparation à la justification de l'adulte par le baptême, les actes de foi, de crainte des justes châtiments de Dieu, et d'espérance, avant le regret et la détestation des péchés commis, Denz.-Bannw., n. 798; de même là où il est expressément question de la contrition et de l'attrition. Ibid., n. 898.

3° Faut-il aller plus loin et admettre que l'attri­tion, qui dispose à la justification sacramentelle, implique un amour initial de bienveillance de Dieu, qui n'est cependant pas un acte de charité si minime soit-il ? Les thomistes que nous avons cités plus haut répondent affirmativement. Les Carmes de Salamanque, loc. cit., n. 50 : attritio quæ est dispositio in sacramento pænitentiæ, importat necessario aliquem amorem erga Deum ut justitiæ fontem. De même, Billuart, De pænit., diss. IV, a. 7, § 3. C'est la même doctrine qu'a récemment défendue le P. J. Périnelle, op. cit., par une étude attentive et bien conduite des Actes du concile de Trente et Documents annexes.

Cette doctrine s'appuie sur le concile de Trente, sess. VI, c. VI, Denz.-Bannw., n. 798, qui, parlant des dispositions requises chez l'adulte pour recevoir le baptême, énumère les actes de foi, de crainte de la justice de Dieu, d'espérance, et ajoute : Deum, tanquam omnis justitiæ fontem diligere incipiunt ac propterea moventur adversus peccata per odium aliquod et detestationem... denique proponunt suscipere bap­tismum. Il est vrai que le Concile, sess. XIV, cap. IV, Denz.-Bannw., n. 898, en traitant de la contrition et de l'attrition, ne mentionne plus cet acte d'amour de Dieu, source de toute justice ; probablement que dans ce dernier endroit, le Concile ne veut pas résoudre la question discutée entre théologiens catho­liques, mais il ne modifie en rien ce qu'il avait affirmé, sess. VI, c. VI. C'est ce que fait observer le P. J. Périnelle, op. cit., dans son examen des textes du Concile.

De plus les thomistes que nous avons cités ajoutent cet argument théologique : l'attrition selon le concile de Trente, sess. XIV, cap. 4, contient la détestation du péché commis avec le propos de ne plus pécher. Or, cette détestation du péché, c'est-à-dire de l'offense ou injure faite à Dieu, ne peut exister sans un amour initial de bienveillance de Dieu comme source de toute justice, car l'amour est le premier des actes de la volonté et il précède la haine ou détestation, qui ne s'explique que par lui. On ne peut détester l'injustice que parce qu'on aime la justice, et on ne peut détester l'injure faite à Dieu que parce qu'on aime déjà la source de toute justice qui est Dieu. Cet argument théologique paraît très solide ; on ne déteste le mensonge que parce qu'on aime déjà la vérité, on ne déteste le mal du péché, que parce qu'on aime déjà le bien qui s'oppose à lui.

Telle paraît bien être la pensée de saint Thomas qui enseigne, IIIa, q. LXXXV, a. 2 et .3.; q. LXXXVI, a. 3, que la pénitence déteste le péché en tant qu'il est contra Deum super omnia dilectum (ou diligendum) et ejus offensa. Or, pour la justification, avec le sacrement ou sans le sacrement, il faut une vraie pénitence. Il paraît donc que, pour saint Thomas, l'attrition implique un amour initial de bienveillance de Dieu source de toute justice.

On a cependant objecté : cet amour initial de bienveillance serait déjà un acte imparfait de charité, et donc il justifierait déjà avant que soit reçue l'absolution sacramentelle. A cela les thomistes cités répondent : cet amour initial de bienveillance n'est pas un acte de charité, car celle-ci implique non seulement la bienveillance mutuelle de Dieu et de l'homme, mais de plus le convictus, le convivere, qui n'existe que par la grâce habituelle, racine de la charité infuse. Et de fait comme l'a montré saint Thomas, IIa IIae, q. XXIII, a. 1, la charité est une amitié, qui suppose non seulement une mutuelle bienveillance mais une communion de vie, un con­victus au moins habituel. Il peut y avoir entre deux hommes qui habitent des régions très éloignées l'une de l'autre et qui ne se connaissent que par ouï-dire, une bienveillance réciproque, mais il n'y a pas encore amitié entre eux. Et le convictus n'existe entre Dieu et l'homme que si l'homme reçoit cette participation de la vie divine qui est la grâce habituelle, racine de la charité et semen gloriæ. Il n'en est pas encore ainsi lorsqu'il y a seulement l'attrition, qui se dis­tingue en cela de la contrition.

On revient ainsi, par l'étude approfondie des textes de saint Thomas, à ce qu'enseignait avant le concile Cajétan dans son opuscule De contritione, q. I, cité plus haut : prima contritio (nondum caritate infor­mata) est acquisita displicentia peccati supra omne odibile, cum proposito vitandi peccatum supra omne vitabile, ex amore Dei supra omne amabile. Cet amour initial de bienveillance s'identifie avec ce que le concile de Trente, sess. VI, c. VI, exprime ainsi : Deum tanquam omnis justitiæ fontem diligere incipiunt ac propterea moventur adversus peccata per odium aliquod et detestationem. On ne peut détester l'in­justice que parce qu'on aime la justice, on ne peut détester l'injure ou l'offense faite à Dieu par le péché, que parce que déjà on aime Dieu, comme source de toute justice. C'est lui-même qui nous porte ainsi à l'attrition par la grâce actuelle avant de nous justifier par l'absolution sacramentelle. Telle est la haute idée que les meilleurs thomistes se sont faite de l'attrition, en considérant que le péché est essen­tiellement, non pas seulement un mal de l'âme, mais surtout une offense à Dieu, et qu'on ne peut détester cette offense sans un amour initial de Dieu, source de toute justice, sans un amour initial de bienveil­lance, qui dispose au convictus que suppose la charité.

 

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CHAPITRE V - LA REVIVISCENCE DES MÉRITES PAR L'ABSOLUTION SACRAMENTELLE

(IIIa, q. LXXXIX, a. 2 et 5)

 

 

Nous noterons à ce sujet la principale différence qui existe entre la doctrine de saint Thomas et celle de plusieurs théologiens modernes qui ici s'inspirent moins de lui que de Suarez.

Tous les théologiens, surtout depuis le concile de Trente, admettent la reviviscence des mérites par l'absolution, car les définitions du concile, sess. VI, c. XVI, can. 32 et 26, Denz.-Bannw., n. 809, 842, 836, impliquent cette vérité. Mais tous les théologiens ne l'admettent pas de la même façon.

Suarez, Opusc. V, de Meritis mortificatis, disp. II, et beaucoup de modernes après lui tiennent que tous les mérites passés revivent à un égal degré dès que le pécheur pénitent est justifié par l'absolution, même avec une attrition juste suffisante pour que le sacre­ment ait son effet. Si par exemple quelqu'un avait cinq talents de charité, qu'il les ait perdus par un péché mortel, même avec une attrition juste suffi­sante, il recouvre par l'absolution non seulement l'état de grâce, mais le degré de grâce perdu, les cinq talents de charité. La raison en est, selon Suarez, que ces mérites restent acceptés par Dieu et leur effet, même quant à la gloire essentielle, n'étant empêché que par le péché mortel, ils revivent au même degré dès que le péché mortel est remis.

Saint Thomas comme bien des théologiens anciens s'exprime d'une façon notablement différente. Il se demande, IIa, q. LXXXIX, a. 2 : Utrum post pæniten­tiam resurgat homo in æquali virtute ? Il répond d'après un principe souvent invoqué dans le traité de la grâce, et expliqué Ia IIae, q. LII, a. 1 et 2 ; q. LXVI, a. 1 : une perfection, comme la grâce, est reçue dans un sujet d'une façon plus ou moins par­faite, selon la disposition présente de ce sujet. C'est pourquoi, selon que l'attrition ou la contrition est plus ou moins intense, le pénitent reçoit une grâce plus ou moins grande ; suivant sa disposition actuelle plus ou moins parfaite, il revit spirituellement quel­quefois avec un degré de grâce plus élevé, comme probablement l'apôtre Pierre après son reniement, quelquefois avec un degré de grâce égal, et quelque­fois avec un degré moindre.

La question est importante, et il faut chercher ici, non pas ce qui peut paraître consolant sans être fondé, mais ce qui est vrai. C'est particulièrement important en spiritualité ; si une âme avancée fait une faute grave, elle ne peut reprendre son ascension à l'endroit où elle a trébuché, que si elle a une contrition vraiment fervente qui lui fasse recouvrer non seulement l'état de grâce, mais le degré de grâce perdue ; autrement elle recommence l'ascension à un degré notablement inférieur. C'est du moins la pensée de beaucoup d'anciens théologiens, et notam­ment de saint Thomas, IIIa, q. LXXXIX, a. 2, dont il convient de rappeler en latin le texte un peu oublié :

Manifestum est quod formæ, quæ possunt recipere magis et minus, intenduntur et remittuntur secundum diversam dispositionem subjecti, ut supra habitum est Ia IIae, q. LII, a. 1 et 2 ; q. LXVI, a. 1. Et inde est, quod secundum quod motus liberi arbitrii in pœnitentia est intensior vel remissior, secundum hoc pœnitens consequitur majorem vel minorem gratiam. Contingit autem, intensionem motus pœnitentis quandoque pro­portionatam esse majori gratiæ, quam fuerit illa, a qua ceciderat per peccatum, quandoque autem æquali, quandoque vero minori. Et ideo pœnitens quandoque resurgit in majori gratia, quandoque autem in æquali, quandoque etiam in minori ; et eadem ratio est de virtutibus quæ ex gratia consequuntur.

Il faut remarquer que ceci n'est pas un obiter dictum, c'est la conclusion même de l'article. Saint

Thomas dit un peu plus loin, IIIa, q. LXXXIX, a. 5, ad 3um

Ille qui per pœnitentiam resurgit in minori caritate, consequetur quidem præmium essentiale, secundum quantitatem caritatis in qua invenitur ; habebit tamen gaudium majus de operibus in prima caritate factis, quam de operibus, quæ in secunda fecit, quod pertinet ad præmium accidentale.

Bañez semble avoir entendu cette dernière réponse ad 3um dans un sens trop restrictif, qui empêcherait en bien des cas la reviviscence quoad præmium essen­tiale. L. Billot, De sacramentis, t. II, 5e éd., p. 120, semble exagérer en sens contraire. Cajétan, In IIIam, q. LXXXIX, a. 1, n. 4, garde bien la pensée de saint Thomas en disant :

Cum mortificata reviviscunt, semper omnia opera meritoria quæ mortificata erant reviviscunt... sed quantitas operis meritorii non semper reviviscit sim­pliciter, quoniam non semper recuperat propriam efficaciam, quæ est perducere hunc ad tantum gradum beatitudinis æternæ ; ut patet in eo qui resurgit in minori gratia, ita quod in illa minore decedit. Et in promptu causa hujus non-reviviscentiæ est ipsa resur­gentis indispositio.

Ce que Cajétan explique bien au même endroit, et ce à quoi ne répond pas Suarez. Voir aussi les Salmanticenses, De merito, disp. V, n. 5, 6, 8. Billuart, De pœnit., diss. III, a. 5, paraît bien conserver la pensée de saint Thomas en disant :

1° Merita non semper reviviscunt in eodem gradu quem prius habebant sed secundum proportionem præsentis dispositionis. 2° Merita reviviscunt secundum quantitatem præsentis dispositionis, non in hoc sensu quod (ut vult Bannez) eadem gloria essentialis confera­tur poenitenti duplici titulo (scil. titulo præsentis dis­positionis et titulo meritorum mortificatorum), sed in hoc sensu, quod, ultra jus ad gloriam essentialem correspondentem præsenti dispositioni, conferatur aliquid de jure ad distinctam gloriam essentialem corres­pondentem præedentibus meritis.

Ainsi les mérites revivent, même quant à la récom­pense essentielle distincte (à la gloire essentielle), non pas toujours également au degré où ils étaient autrefois, mais proportionnellement à la ferveur de la contrition actuelle hic et nunc. Ainsi celui qui avait cinq talents et les a perdus, peut revivre par l'absolution à un degré moindre, et mourir dans cet état ; il aura alors un degré de gloire proportionné non pas à cinq talents, mais à une moindre charité, dont Dieu connaît la proportion, comme lui seul peut mesurer la ferveur du repentir.

 

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CHAPITRE VI - LA PLACE DU TRAITÉ THÉOLOGIQUE DE L'ÉGLISE

On trouve dans la Somme théologique les premiers linéaments d'un traité de l'Église qui se constituera plus tard à l'occasion des erreurs protestantes. Mais on l'incorporera à l'Apologétique comme recherche de la véritable Église par ses notes, sans distinguer assez de cet aspect apologétique et extérieur le traité théologique proprement dit de la Constitution intime de l'Église et de sa vie. Ce traité théologique doit suivre normalement celui du Christ rédempteur, comme celui des sacrements. Le card. Billot et le P. Gardeil l'ont plusieurs fois remarqué, et plus récemment l'abbé Ch. Journet, qui conçoit de ce point de vue son traité de l'Église en cours de publi­cation : L'Église du Verbe incarné, t. I, Desclée, De Brouwer Bruges 1943. Saint Thomas a montré la voie à suivre.

Tout d'abord, il a écrit, IIIa, q. VIII, De gratia Christi secundum quod est caput Ecclesiæ (huit articles), où il dit que l'Église est le corps mystique du Christ et qu'elle comprend tous les hommes dans la mesure où ils participent à la grâce, qui vient du Sauveur. A. 3.

De plus au traité de la foi, IIa IIae, q. I, a. 10 ; q. II, a. 6, ad 3um, il reconnaît à l'Église une autorité doctrinale pleine et infaillible, qui s'étend jusqu'aux faits dogmatiques comme il le montre en traitant de la canonisation des saints. Quodl., IX, a. 16. Le pape a plein pouvoir et il peut même fixer les formules du symbole dans la mesure nécessaire pour condamner les hérésies.

Les relations de l'Église et de l'État sont comparées à celles de l'âme et du corps : « Le pouvoir séculier est soumis au spirituel, comme le corps à l'âme. » Ia IIae, q. LX, a. 6, ad 3um. Saint Thomas reconnaît à l'Église le pouvoir d'annuler l'autorité des princes qui deviennent infidèles ou apostats et de les excom­munier. IIa IIae, q. X, a. 10 ; q. XII, a. 2. La préémi­nence normale de l'Église dérive de la supériorité de sa fin propre : aussi les princes eux-mêmes doivent-­ils obéir au souverain pontife comme à Jésus-Christ dont il est le vicaire.

A partir du XVe siècle, les théologiens thomistes, devant réfuter les erreurs relatives à l'Église, ont mis en relief les principes formulés par saint Thomas sur ces sujets. Ce fut l'œuvre surtout de Torquemada (Turrecremata), Summa de Ecclesia, qui étudie atten­tivement les notes de l'Église, la manière dont les membres du corps mystique du Christ sont unis à leur chef, le pouvoir indirect de l'Église en matière temporelle. Cf. E. Dublanchy, Turrecremata et le pouvoir du pape dans les questions temporelles, dans Rev. thom., 1923, P. 74-101. Il faut citer aussi l'ouvrage de Cajétan, De auctoritate Papæ et Concilii; M. Cano, De locis theologicis. Parmi les ouvrages des thomistes récents, cf. J. V. De Groot, O. P., Summa de Ecclesia, 3e éd. Ratisbonne, 1906, et R. Schultes, O. P., De Ecclesia catholica, Paris, 1926 ; R. Garrigou-Lagrange, O. P., De Revelatione per Ecclesiam cath. proposita, Rome, 3e éd. 1935 ; A. de Poulpiquet, O. P., L'Église catholique, Paris, 1923.

 

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CHAPITRE VII - L'AUTRE VIE : L'IMMUTABILITÉ DES AMES APRÈS LA MORT

Les limites de ce travail ne nous permettent pas de parler longuement de l'autre vie, mais nous signalerons ici, comme question capitale, celle de l'immutabilité des âmes dans le bien ou dans le mal sitôt après la mort. Ce problème est traité par saint Thomas surtout dans Cont. Gent., l. IV, c. XCI-XCVI. Il faut lire surtout le c. XCV. Il y est dit : « Tant que demeure dans notre volonté la disposition qui nous fait vouloir un objet comme fin ultime, le désir de cette fin ne change pas, et il ne pourrait changer que par le désir d'une chose plus désirable. Or l'âme humaine est dans un état variable tant qu'elle est unie au corps, mais pas lorsqu'elle est séparée du corps ; la disposition de l'âme est en effet changée accidentellement selon quelque mouvement du corps; comme en effet le corps est au service de l'âme pour ses propres opérations, il lui est donné naturellement pour que tant qu'elle est en lui elle se porte vers sa perfection. Aussi dès qu'elle est séparée du corps, l'âme n'est plus en état de mouvement vers sa fin. mais elle se repose dans la fin obtenue (à moins qu'elle ne l'ait manquée pour toujours). Et donc la volonté est alors immobile en son désir de la fin ultime, de laquelle dépend toute la bonté ou toute la malice de la volonté... La volonté de l'âme séparée est donc immuable dans le bien ou dans le mal, elle ne peut passer de l'un à l'autre ; elle peut seulement dans l'un ou l'autre de ces deux ordres, choisir librement tel ou tel moyen. » Et au c. XCI : Statim post mortem, animæ hominum recipiunt pro meritis vel pœnam vel præmium. On voit en cette raison profonde comment la révélation divine de cette immutabilité de l'âme séparée dans le bien ou dans le mal, s'harmonise avec la doctrine de l'âme forme du corps, selon laquelle le corps est uni, non pas accidentellement, mais naturellement à l'âme, pour l'aider à tendre à sa fin, de sorte que, lorsqu'elle est séparée de son corps, l'âme n'est plus à l'état de tendance vers sa fin.

Cajétan a proposé sur ce sujet une opinion parti­culière dans laquelle il paraît perdre de vue la distance qui sépare de l'ange l'âme humaine. Après avoir traité de l'immutabilité de l'ange dans le bien ou dans le mal après son choix irrévocable, il écrit In Iam, q. LXIV, a. 2, n. 18: Dico quod anima obstinata redditur per primum actum quem elicit in statu sepa­rationis; et quod anima tunc demeretur, non ut in via, sed ut in termino.

Cette opinion de Cajétan est généralement rejetée comme peu sûre par les thomistes, en particulier par Sylvestre de Ferrare et par les Salmanticenses. Sylvestre de Ferrare dit dans son commentaire sur le Cont. Gent., c. XCV :

Licet anima in instanti separationis habeat immo­bilem apprehensionem, et tunc primo incipiat esse obstinata, tamen in illo non habet demeritum, ut quidam dicunt, quia meritum et demeritum non est animæ solius, sed compositi, scilicet hominis ; in illo autem instanti homo non est, sed est primum instans sui non-esse, et primum instans in quo anima primo ponitur separata et obstinata... Homo non remanet, ut mereri possit... Unde pro homine obstinatio causatur inchoative ab apprehensione mobili talis finis in via, et completive ab immobili apprehensione existente in anima dum est separata.

Les Salmanticenses parlent de même, De Gratia, de merito, disp. I, dub. IV, 36 ; ils notent au sujet de l'opinion de Cajétan : Hic dicendi modus non admittitur roter testimonia Scripturæ, n. 26, 32 adducta. In quibus expresse dicitur, homines solum posse mereri, vel demereri ante mortem, non vero in morte. Et præcipue id sonant illa verba , Joannis IX, 4 : Oportet operari, donec dies est, veniet nox, in qua nemo potest operari, item, II Cor., V, 10. - Cajétan a considéré la chose d'une façon trop abstraite, il a remarqué que la via se termine par le dernier instant où elle cesse, per primum non esse via ; il n'a pas assez fait attention à ceci que le mérite ne peut appartenir qu'à l'homo viator, et non pas à l'âme séparée.

D'après saint Thomas et presque tous ses com­mentateurs, le dernier mérite ou démérite est un acte de l'âme encore unie au corps, et cet acte de volonté sur la fin ultime est rendu immuable par la séparation de l'âme et du corps et le mode de connaissance de l'âme séparée.

Il suit de là qu'il est faux de dire : l'âme damnée, voyant sa misère, peut se repentir. Il faut ici dire comme pour l'ange déchu : son orgueil dans lequel elle se fixe lui ferme la route du retour, qui ne pourrait être que la voie de l'humilité et de l'obéis­sance. Si l'âme de celui qui est mort dans l'impéni­tence finale, commençait de se repentir, elle ne serait déjà plus damnée.

Par contre l'immutabilité dans le bien de l'âme de ceux qui sont morts en état de grâce, l'immutabilité de leur choix libre du souverain Bien, aimé par dessus tout et plus qu'eux-mêmes, est un reflet admirable de l'immutabilité de l'élection incréée de Dieu ; cette élection est souverainement libre et pourtant immuable de toute éternité ; pour Dieu qui a prévu d'avance, voulu ou permis tout ce qui arrivera dans le temps, il ne peut y avoir aucune raison de la changer. Enfin lorsque l'âme séparée d'un élu reçoit la vision béatifique elle aime Dieu vu face à face d'un amour qui est au dessus de la liberté, d'un amour spontané, mais nécessaire et inamissible, Ia IIae, q. V, a. 4.

Cette question qui est celle de la grâce de la bonne mort, est un nouvel aspect du grand mystère que nous avons souligné plus haut, celui de la conciliation intime de l'infinie miséricorde, de l'infinie justice et de la souveraine liberté, conciliation qui se fait dans l'éminence de la Déité, laquelle reste obscure pour nous tant que nous ne sommes pas élevés à la vision béatifique.

 

 

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SEPTIÈME PARTIE - THÉOLOGIE MORALE ET SPIRITUALITÉ

La Prima secundæ de la Somme théologique traite de la morale générale ou fondamentale : de la fin dernière ou béatitude; des actes humains ou volon­taires ; des passions ; des habitus en général ; des vertus (acquises et infuses) ; des dons du saint Esprit ; des vices ; enfin de la loi par laquelle Dieu nous instruit et de la grâce par laquelle il nous aide jusque dans notre activité la plus intime.

La Secunda-Secundæ traite de la morale spéciale, c'est-à-dire en particulier de chacune des vertus théologales, de chacune des vertus cardinales, des vertus annexes et des dons correspondants, finale­ment des grâces gratis datæ comme la prophétie, de la vie contemplative et de la vie active, de l'état de perfection, où se trouvent à des titres divers les évêques et les religieux. Ainsi, à propos surtout des vertus théologales, de la prudence, de la religion, de l'humilité, et des dons corrélatifs, sont formulés les principes d'une spiritualité solidement fondée sur la doctrine théologique ; ces principes apparaissent déjà dans la Prima secundæ à propos des diverses parties de l'organisme spirituel, c'est-à-dire de la grâce habituelle, des vertus infuses et des dons, à propos de leur subordination, de leur connexion, et de leur progrès simultané. Nous ne soulignerons ici que les doctrines fondamentales.

 

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CHAPITRE I - FIN DERNIÈRE ET BÉATITUDE

(Ia IIae, q. I-V)

 

 

Dans le traité de la fin dernière et de la béatitude, saint Thomas s'inspire à la fois de saint Augustin, d'Aristote et de Boèce ; cf. A. Gardeil, Dict. théol., art. BÉATITUDE, Col. 510-513.

Saint Thomas montre d'abord (q. I) que. l'homme, être raisonnable, doit agir pour une fin, connue comme telle sub ratione finis, et pour une fin dernière, capable de le perfectionner pleinement, en laquelle il puisse se reposer. La fin est en effet ce pourquoi nous agissons et il faut un motif suprême d'agir au moins confusément connu. On ne peut en effet pro­céder à l'infini dans la subordination des fins, pas plus que dans la subordination des causes efficientes. Et, comme tout agent agit pour une fin propor­tionnée, la subordination des agents correspond à celle des fins, et le premier moteur au motif suprême d'agir. La fin dernière qui sera obtenue en dernier lieu dans l'ordre d'exécution, est ce qui, est d'abord désiré et voulu dans l'ordre d'intention ; elle est ce pour quoi on veut tout le reste ; elle doit donc être au moins confusément connue comme désirable ; telle est pour le chef d'armée la défense de la patrie. C'est ainsi que tout homme désire le bonheur, chacun désire être heureux, mais beaucoup ne se rendent pas compte que le vrai bonheur est en Dieu, souverain bien, aimé véritablement plus que nous-mêmes et par dessus tout.

Le saint Docteur montre ensuite, q. II, que les biens créés ne peuvent donner à l'homme le vrai bonheur, que celui-ci ne se trouve ni dans les richesses, les honneurs, la gloire, le pouvoir, les biens du corps, la volupté, la science, la vertu et autres biens créés de l'âme, parce que « l'objet de notre volonté est le bien universel, comme le vrai dans son universalité est l'objet de notre intelligence. La volonté ne peut donc se reposer pleinement que dans le bien universel. Or, celui-ci ne se trouve réellement dans aucun bien créé, mais seulement en Dieu, car toute créature a une bonté participée. » Q. II, a. 8. Pour le bien entendre, il faut remarquer que l'objet qui spécifie notre volonté n'est pas tel bien délectable, utile ou honnête, mais le bien dans son universalité, tel que le connaît notre intelligence, très supérieure aux sens et à l'imagination. Or, le bien se trouve de façon limitée en tout bien créé, et il ne peut se trouver comme universel ou sans limite que dans le souverain bien, source de tous les autres, qui est Dieu même.

Il y a là une preuve de l'existence de Dieu, sou­verain bien. Nous en avons examiné ailleurs la valeur, cf. Le réalisme du principe de finalité, Paris, 1932, p. 260-285. Cette preuve repose sur ce principe : un désir naturel, fondé non pas sur l'imagination ou l'égarement de la raison, mais sur la nature même de notre volonté et son amplitude universelle, ne peut être vain ou chimérique. Or, tout homme a le désir naturel du bonheur et l'expérience comme la raison montrent que le vrai bonheur ne se trouve en aucun bien limité ou fini, car, notre intelligence concevant le bien universel et sans limites, l'ampli­tude naturelle de notre volonté, éclairée par l'intel­ligence, est elle-même sans limites. De plus il ne s'agit pas ici d'un désir naturel conditionnel et inefficace, comme celui de la vision béatifique, fondé sur ce jugement conditionnel : cette vision serait la béatitude parfaite pour moi, s'il était possible que j'y sois élevé et si Dieu voulait bien m'y élever. Il s'agit ici d'un désir naturel inné, fondé non pas sur un jugement conditionnel, mais immédiatement sur la nature même de notre volonté et sur son amplitude universelle. Il n'y a pas de désir naturel sans un bien désirable, et sans un bien de même amplitude que ce désir naturel. Il faut donc qu'il existe un Bien sans limites, Bien pur, sans mélange de non-bien ou d'imperfection, car en lui seul se trouve réellement le bien universel qui spécifie notre volonté et il peut être connu naturellement d'une façon médiate, dans le miroir des choses créées.

Sans l'existence de Dieu, souverain bien, l'ampli­tude universelle de notre volonté, ou sa profondeur qu'aucun bien fini ne peut combler, serait une absur­dité radicale, ou un non-sens absolu. Il y a là une impossibilité absolue, qui est inscrite dans la nature même de notre volonté, dont le désir naturel tend, non pas vers l'idée du bien, mais vers un bien réel (car le bien est non dans l'esprit, mais dans les choses) et vers un bien réel non restreint, qui ait la même amplitude que le désir naturel qui se porte vers lui.

L'objet spécificateur de la volonté doit pourtant se distinguer de sa fin dernière même naturelle. Cet objet spécificateur n'est pas Dieu, souverain bien, qui spécifie immédiatement la charité infuse. C'est le bien universel connu naturellement par l'intel­ligence, lequel se trouve de façon participée en tout ce qui est bon, mais il ne se trouve comme bien à la fois réel et universel qu'en Dieu : Solus Deus est ipsum bonum universale, non in prædicando, sed in essendo et in causando. Cajétan l'a bien noté, In Iam IIae, q. II, a. 7, en disant avec Aristote dum verum est formaliter in mente, bonum est in rebus. On passe ainsi légitimement, par ce réalisme de la volonté et de la finalité, du bien universel in prædi­cando, au bien universel in essendo.

Si donc l'homme avait été créé dans un état pure­ment naturel, sans la grâce, il n'aurait trouvé le vrai bonheur que dans la connaissance naturelle de Dieu et l'amour naturel de Dieu, auteur de la nature, préféré à tout. Il est manifeste en effet que notre intelligence, immensément supérieure aux sens et à l'imagination, est faite par nature pour connaître la vérité, elle doit donc tendre à connaître la vérité suprême, telle du moins qu'elle est naturellement connaissable dans le miroir des choses créées ; pour la même raison, notre volonté, qui est faite pour aimer et vouloir le bien, tend naturellement à aimer par dessus tout le souverain bien, tel du moins qu'il est naturellement connaissable, cf. Ia, q. LX, a. 5 ; IIa IIae, q. XXVI, a. 4.

Mais la Révélation nous fait connaître que Dieu nous a gratuitement appelés à une béatitude essen­tiellement surnaturelle, à le voir immédiatement et à l'aimer d'un amour surnaturel, parfait et inamis­sible. Saint Thomas fait consister l'essence de la béatitude suprême dans l'acte essentiellement sur­naturel de la vision immédiate de l'essence divine, car c'est par cet acte que nous prendrons possession de Dieu ; l'amour précède la possession sous forme de désir et il la suit sous forme de jouissance, de très pure complaisance ; il ne la constitue pas for­mellement. Or, la béatitude est essentiellement la possession du souverain Bien. Q. III, a. 4-8. Mais si la béatitude est essentiellement constituée par la vision béatifique, elle comporte comme complément nécessaire l'amour du bien suprême, la délectation qui en résulte et aussi la glorification du corps et la société des saints (q. IV, a. 1-8).

Nous avons traité plus haut à propos de vision béatifique (Ia, q. XII, a. 1), du désir naturel (conditionnel et inefficace) de voir Dieu immédiatement. Ci-dessus, col. 2005-6 sq.

 

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CHAPITRE II - LES ACTES HUMAINS

(Ia IIae, q. VI-XXI ; cf. A. Gardeil, O. P., Dict. théol. cath.,

art. ACTES HUMAINS, ici, t. I, col. 510-1515 ;

Dom Lottin, O. S. B., Les éléments de la moralité des actes chez saint Thomas,

dans Revue néo-scholast., 1922-1923)

 

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ARTICLE I. - Psychologie des actes humains.

Les actes humains sont avant tout des actes de la volonté dirigée par l'intelligence. Saint Thomas les étudie d'abord au point de vue psychologique, q. VIII-XVII ; il distingue les actes élicités ou immédiatement produits par la volonté elle-même, et les actes des autres facultés en tant qu'ils sont impérés par la volonté.

Les actes élicités par la volonté regardent soit la fin, soit les moyens. Portent sur la fin : 1° le simple vouloir primum velle, qui de soi n'est pas encore efficace, q. VIII, a. 2 ; 2° l'intention efficace de la fin, q. XII; et 3° la jouissance (fruitio) de la fin obtenue, q. XI. - Portent sur les moyens : 1°. le con­sentement (consensus), qui accepte les moyens, q. XV ; 2° l'élection ou le choix (electio) d'un moyen déterminé, q. XIII.

Chacun de ces actes de volonté, relatifs soit à la fin, soit aux moyens, est précédé par un acte d'intel­ligence qui le dirige, le simple vouloir par la connais­sance du bien, q. IX, a. 1 ; l'intention parle jugement sur l'obtention de ce bien, q. XIX, a. 3 ; le consen­tement aux moyens par le conseil, q. XIV ; l'élection par le dernier jugement pratique, qui termine la délibération, q. XIII, a. 3 ; q. XIV, a. 6.

Enfin, après l'élection volontaire vient l'imperium, le commandement, acte d'intelligence qui dirige l'exécution des moyens choisis, en s'élevant des moyens infimes jusqu'aux plus élevés, plus proches de la fin à obtenir, et donc d'une façon ascendante, car l'ordre d'exécution est inverse de celui d'inten­tion qui descend de la fin désirée aux derniers moyens à employer pour la conquérir. Q. XVII.

l'imperium de l'intelligence est suivi de l'usus activus de la volonté, qui applique à l'acte les diverses facultés ; ici se trouvent à proprement parler les actes impérés qui appartiennent à ces différentes facultés appliquées à leur opération, usus passivus ; finalement la volonté se repose dans la possession de la fin obtenue, fruitio. La fin, qui est première dans l'ordre d'intention, est ainsi dernière dans l'ordre d'exécution. Cf. q. XVI, a. 1.

Ensuite saint Thomas considère les actes humains du point de vue moral, comme actes bons ou mau­vais, ou indifférents, ex objecto. Cette moralité est étudiée d'abord en général, q. XVIII, puis dans l'acte intérieur, q. XIX, et l'acte extérieur, q. XX, enfin dans ses conséquences, q. XXI. Ainsi sont étudiées la nature et les conditions de la moralité.

Saint Thomas considère de très près la spécification des actes humains par la fin et par l'objet. Rappelons que, selon lui, c'est l'objet qui donne aux actes leur spécification morale essentielle, leur bonté ou leur malice ; mais cette bonté ou cette malice dépend aussi de la fin et des circonstances. Q. XVIII, a. 2, 3. 4. Ainsi le même acte peut avoir une double bonté ou une double malice à raison de l'objet et à raison de la fin ; et un acte qui serait bon par son objet, peut devenir mauvais par sa fin, ainsi l'aumône faite par vaine gloire. Il résulte de là que, bien qu'il y ait des actes indifférents à raison de leur objet, comme le fait d'aller se promener, aucun acte délibéré con­crètement pris, n'est indifférent du côté de la fin, car il doit toujours être posé pour une fin honnête, faute de quoi il est moralement mauvais. Q. XVIII, a. 8, 9. Mais il suffit d'une intention virtuelle bonne, non rétractée. Dès lors dans le juste, tous les actes humains qui ne sont pas des péchés, sont surnatu­rellement méritoires de la vie éternelle, à raison de leur relation à Dieu fin dernière.

Saint Thomas, q. XX, appelle souvent acte intérieur celui auquel la volonté ne saurait se mouvoir en vertu d'un acte précédent, par exemple le premier vouloir de la fin. Par opposition il appelle souvent acte extérieur non seulement celui de nos membres corporels, mais aussi celui auquel la volonté se meut en vertu d'un acte précédent, par exemple lorsque, par le vouloir de la fin, elle se porte à vouloir les moyens. Il faut remarquer à ce sujet qu'un acte humain ou volontaire n'est pas toujours à propre­ment parler délibéré, c'est-à-dire précédé par une délibération discursive ; il peut être le fruit d'une inspiration spéciale du Saint-Esprit, qui est supé­rieure à la délibération humaine. Même dans ce dernier cas, il y a un acte vital, libre et méritoire, car la volonté humaine consent à suivre l'inspiration reçue ; c'est ainsi que les actes du don de conseil ne se font pas par délibération discursive comme ceux de la prudence, et les sept dons sont accordés au juste pour qu'il suive promptement et docilement les inspirations de l'Esprit saint ; il y a là des actes libres bien qu'ils ne soient pas à proprement parler délibérés, et nous verrons plus loin qu'ils sont le fruit, non pas d'une grâce coopérante, mais d'une grâce opérante. Cf. Ia IIae, q. CXI, a. 2.

 

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ARTICLE 2. - La conscience et la question du probabilisme

Cette question qui, au sujet de la formation de la conscience, a été beaucoup discutée depuis le XVIe siècle, dépend de la définition de l'opinion, et de la probabilité.

Pour saint Thomas : opinio significat actum intel­lectus, qui fertur in unam partem contradictionis cum formidine alterius. Ia, q. LXXIX, a. 9, ad 4um ; IIa IIae, q. I, a. 4 ; q. II a. 1. L'opinion est un acte de l'intel­ligence qui se porte vers une des deux parties de la contradiction, avec crainte d'erreur. Dans l'opinion raisonnable l'inclination à adhérer doit évidemment l'emporter sur la crainte d'erreur. Il suit de là que, lorsque le oui est certainement plus probable, le non n'est pas probablement vrai, mais plutôt probable­ment faux, et il n'est pas raisonnable ni licite d'agir ainsi, tant que le oui nous apparaît plus probable. En d'autres termes, contre l'opinion probable, à laquelle les hommes sages donneraient leur appro­bation, il n'y a qu'une opinion improbable que l'on ne saurait suivre. Et cette position s'harmonise bien avec ce que dit saint Thomas de la certitude pru­dentielle qui est per conformitatem ad appetitum rectum par conformité avec l'intention droite Ia IIae, q. LVII, a. 5, ad 3um. Là où nous ne pouvons trouver ce qui est évidemment vrai, nous devons suivre ce qui paraît le plus proche de la vérité évidente et le plus conforme à l'intention vertueuse ; le vertueux doit juger selon son penchant à la vertu, et non pas selon l'inclination de l'égoïsme.

En 1577, le dominicain espagnol Barthélemy de Médina dans son commentaire sur la Ia IIae, q. IX, a. 6, proposa une théorie bien différente : « Il me semble, dit-il, que si une opinion est probable, il est permis de la suivre, lors même que l'opinion opposée serait plus probable. » Mais pour fermer la porte au laxisme, Médina ajoutait : « Une opinion n'est pas dite probable par cela que l'on apporte en sa faveur des raisons apparentes, et qu'il y a des gens qui la soutiennent ; à ce compte, toutes les erreurs seraient des opinions probables. Une opinion est probable, qui est soutenue par des hommes sages et confirmée par d'excellents arguments qu'il n'est pas improbable de suivre. »

La position de Médina n'en restait pas moins très critiquable, car le sens moral du mot « probable » n'y est plus conforme à son sens philosophique que nous avons vu énoncer par saint Thomas dans sa définition de l'opinion. La théorie de Médina revient à dire que l'on peut, avec une suffisante justification, soutenir le oui et le non sur un même objet d'ordre moral.

Cependant Médina fit valoir l'utilité de cette théorie, et il fut suivi par un certain nombre de dominicains espagnols : Louis Lopez, Dominique Bañez, Diego Alvarez, Barthélemy et Pierre de Ledesma. Les jésuites adoptèrent généralement cette théorie connue de plus en plus sous le nom de probabilisme.

Mais la pente était glissante. Comme le dit ici le P. P. Mandonnet, art. FRÈRES PRÊCHEURS, col. 919 : « La facilité à rendre toutes les opinions probables dès que les contradictoires pouvaient l'être ne tarda pas à aboutir à de graves abus. Les Provinciales de Pascal, en 1656, jetèrent dans le domaine public ces questions demeurées jusqu'alors à l'intérieur des écoles. Le scandale fut grave, et Alexandre VII signifiait cette même année au chapitre général des dominicains sa volonté de voir l'ordre combattre efficacement les doctrines probabilistes. » Depuis lors, les frères prêcheurs ne comptèrent plus d'écrivains probabilistes. Cf. art. PROBABILISME.

En 1911, le P. A. Gardeil, O. P. publia un livre posthume de son maître le P. R. Beaudouin, O. P., Tractatus de conscientia, Paris, qui propose une conciliation intéressante des principes de saint Thomas avec l'équiprobabilisme de saint Alphonse de Liguori, considéré comme une forme du proba­biliorisme. Saint Alphonse en effet, là où l'usage de la probabilité est permis, demande de recourir au « principe de possession » pour se prononcer entre deux opinions équiprobables. Le principe de pos­session (qui, en ce système, paraît avoir une priorité sur cet autre : Lex dubia non obligat) dérive lui-même d'un principe reflexe plus général qui a toujours été admis : In dubio standum est pro quo stat præsumptio; cf. M. Prümmer, O. P., Manuale theol. mor., Fribourg-­Brisgau, 1815, t. I, p. 198.

Le P. Gardeil, comme le P. Beaudouin, maintient dès lors (ainsi que le P. Deman, O. P., art. PROBA­BILISME) le sens philosophique du mot « probable » bien expliqué par saint Thomas, de sorte que là où le oui est certainement plus probable, le non n'est pas probablement vrai, mais probablement faux. En d'autres termes, lorsque le oui est certainement plus probable, l'inclination raisonnable à adhérer l'emporte sur la crainte d'erreur; et alors, si con­naissant bien cela, on soutenait le non, la crainte d'erreur l'emporterait sur l'inclination à nier. Bref : in conflictu affirmationis qua certo probabilior est, negatio non est probabilis, id est non est probabiliter vera, sed potius probabiliter falsa.

Saint Thomas cite bien de temps à autre quelque principe réflexe, utile pour la formation de la con­science, par exemple : in dubio standum est pro quo stat præsumptio ; mais, s'il insiste peu sur ces prin­cipes réflexes, c'est qu'il lui paraît plus important de rappeler que la certitude prudentielle, qui est per conformitatem ad appetitum rectum, IIa IIae, q. LVII, a. 5, ad 3um, se trouve en ce qui paraît le plus proche pe la vérité évidente et le plus conforme, non pas au penchant de l'égoïsme, mais à l'inclination ver­tueuse.

 

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ARTICLE 3. - Les Passions

Aux actes proprement humains, se rattachent les passions. Ce sont des actes de l'appétit sensitif, communs à l'homme et à l'animal ; mais ces actes participent à la moralité en tant qu'ils sont réglés ou suscités par la droite raison, ou non réprimés par elle comme il le faudrait.

La volonté doit utiliser les passions, ainsi le cou­rage ou la vertu de force se sert de l'espoir et de l'audace, en les modérant ; de même la pitié sensible facilite en nous l'exercice de la vertu de miséricorde, et l'émotion louable de la pudeur facilite la vertu de chasteté. Saint Thomas s'élève ainsi au dessus des deux extrêmes opposés représentés par le stoï­cisme, qui juge mauvaises toutes les passions, et par l'épicurisme qui les glorifie. Il est clair que Dieu nous a donné la sensibilité, l'appétit sensitif, comme il nous a donné les sens intérieurs et l'imagination, comme il nous a donné nos deux bras pour que nous les utilisions en vue du bien moral. Ainsi utilisées, les passions bien réglées sont des forces. Et, tandis que la passion dite antécédente, qui précède le jugement, obnubile la raison, comme il arrive chez le fanatique et le sectaire, la passion dite consé­quente, qui suit le jugement de la droite raison éclairée par la foi, augmente le mérite et montre la force de la bonne volonté pour une grande cause. Q. XXIV, a. 3. Par contre les passions déréglées ou indisciplinées par leur dérèglement deviennent des vices ; l'amour sensible devient gourmandise ou luxure, l'audace devient témérité, la crainte devient lâcheté ou pusillanimité. Mises au service de la per­versité les passions augmentent la malice de l'acte.

Suivant en cela Aristote, saint Thomas rattache les passions à l'appétit concupiscible (amour et haine, désir et aversion, joie et tristesse) et à l'appétit irascible (espoir et désespoir, audace et crainte, enfin colère). L'amour est la première de toutes les pas­sions, toutes les autres en dépendent ; de l'amour procèdent le désir, l'espérance, l'audace, la joie, et aussi les passions contraires: la haine, l'aversion, le désespoir, la crainte, la colère, la tristesse. Saint Thomas étudie chacune de ces passions en parti­culier, c'est un modèle d'analyse psychologique, qui est resté trop peu connu. Il faut lire notamment ce qu'il a écrit sur l'amour, sa cause, ses effets, q. XXVI-XXVIII, d'autant qu'il y formule des principes généraux qui s'appliquent ensuite analogiquement à l'amour surnaturel de bienveillance, ou à la charité, tout comme ce qu'il dit de la passion de l'espoir s'applique analogiquement à la vertu infuse d'espérance.

 

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CHAPITRE III - LES VERTUS EN GÉNÉRAL ET LEURS CONTRAIRES

Saint Thomas n'a pas divisé la partie morale de la Somme théologique comme on le fera souvent plus tard, selon les préceptes du décalogue, dont plusieurs sont négatifs. Il considère surtout les vertus théologales et morales, en montrant leur subordination et leur connexion ; il fait voir en elles comme autant de fonctions d'un même organisme spirituel, auquel se rattachent aussi les sept dons du Saint-Esprit, car ces derniers sont connexes avec la charité. De ce point de vue la théologie morale est moins la science du péché mortel à éviter, que celle des vertus à pratiquer. Elle s'élève ainsi très au dessus de la casuistique, qui n'est que son application pour la solution des cas de conscience.

La charité, qui anime ou informe toutes les autres vertus et rend leurs actes méritoires, apparaît alors très manifestement comme la plus haute des vertus, et, de par les préceptes suprêmes de l'amour de Dieu et du prochain, qui dominent de très haut le décalogue, tout chrétien, chacun selon sa condition, doit tendre à la perfection de la charité, Ia IIae, q. CLXXXIV, a. 3. La théologie morale s'achève ainsi dans une spiritualité qui met au dessus de tout l'amour de Dieu et la docilité au Saint-Esprit par les sept dons. De ce point de vue l'ascétique, qui indique la manière d'éviter le péché et de pratiquer les vertus, est ordonnée à la mystique, qui traite de la docilité au Saint-Esprit, de la contemplation infuse des mystères de la foi et de l'union intime avec Dieu. L'exercice éminent des dons d'intel­ligence et de sagesse, qui rendent la foi pénétrante et savoureuse, apparaît dès lors dans la voie normale de la sainteté et notablement différent des faveurs proprement extraordinaires, comme le sont les révé­lations, les visions, les stigmates, etc.

 

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ARTICLE I. - Les « habitus ».

Saint Thomas fait précéder le traité des vertus en général de celui des habitus. Q. XLIX-LIV. Ce terme latin ne se traduirait qu'imparfaitement par le mot français habitude. Saint Thomas considère surtout les habitus comme des qualités opératives, ou prin­cipes d'opération soit acquis, soit infus, bien qu'il y ait des habitus entitatifs, comme l'est dans l'ordre surnaturel la grâce sanctifiante, reçue dans l'essence même de l'âme. Les habitus opératifs sont reçus dans les facultés ; ils se divisent au point de vue de la moralité, en habitus bons ou vertus et habitus mauvais ou vices.

Le traité des habitus montre quelle est leur nature, leur sujet, leur cause et il les divise à divers points de vue dans la question LIV. Le principe qui domine cette question est celui-ci : les habitus sont spécifiés par leur objet formel, a. 2, c'est-à-dire par l'objet propre (quod) qu'ils regardent, auquel ils sont essen­tiellement relatifs, et par le point de vue formel ou motif formel (quo ou sub quo), sous lequel ils l'at­teignent. Ce principe est capital, car il éclaire ensuite tous les traités suivants relatifs aux vertus théolo­gales, aux vertus morales et aux dons du Saint-­Esprit. Nous avons montré ailleurs le sens et la portée de ce principe, cf. Acta Pont. Academiæ romanæ S. Thomæ, 1934; Actus specificantur ab objecto formali, p. 139-153. Nous résumerons sur ce point la doctrine de saint Thomas et de ses commen­tateurs en suivant l'art. 2 de la question LIV.

1°. Les habitus peuvent être considérés comme forme passivement reçue en nous ; alors ils sont spécifiés par le principe actif qui les produit en nous comme une similitude de lui-même ; c'est ainsi que les habitus infus sont une participation de la vie intime de Dieu, que les habitus acquis des sciences sont spécifiés par les principes démonstratifs qui les engendrent, et les vertus morales acquises par l'acte de la raison qui les dirige.

2° Les habitus comme habitus, par rapport à la nature à laquelle ils conviennent ou disconviennent, se divisent en habitus infus, qui conviennent à la nature divine participée, et en habitus acquis, soit bons selon leur convenance à la nature humaine, soit mauvais selon leur disconvenance à cette même nature.

3° Les habitus comme habitus opératifs et par rapport à leur opération, sont spécifiés par leur objet formel, les habitus infus par un objet essen­tiellement surnaturel, inaccessible aux forces naturelies de nos facultés, et les habitus acquis par un objet naturellement accessible. Saint Thomas dit ibid.: habitus ut dispositiones ordinatæ ad opera­tionem, specie distinguuntur secundum objecta specie differentia.

Quelques théologiens suivant les directions du scotisme et du nominalisme ont voulu interpréter cet article de saint Thomas en disant que les vertus infuses peuvent être spécifiquement distinctes des vertus acquises par leurs principes actifs, tout en ayant le même objet formel. De ce point de vue l'objet formel des vertus infuses, même des vertus théologales, serait accessible aux forces naturelles de nos facultés, à supposer du moins que la révéla­tion divine nous soit extérieurement proposée par la lettre de l'Évangile, confirmée par les miracles naturellement connaissables.

Les thomistes et aussi Suarez se sont toujours fortement opposés à cette interprétation qui se rapproche du semipélagianisme en compromettant le caractère essentiellement surnaturel des vertus infuses, y compris les vertus théologales. Si l'objet formel de la foi infuse pouvait être atteint sans elle, elle-même serait inutile, ou ne serait utile que ad facilius credendum, comme le disaient les péla­giens ; et 1'initium fidei et salutis pourrait provenir de notre nature sans le secours de la grâce, comme le disaient les semi-pélagiens. Si l'objet formel de la foi chrétienne est accessible aux forces naturelles de notre intelligence aidée de la bonne volonté na­turelle, après la lecture de l'Évangile confirmé par les miracles, la foi ne paraît plus être, comme le dit saint Paul, « un don de Dieu » ; on ne voit plus tout au moins pourquoi la foi infuse est nécessaire au salut, si déjà une foi acquise suffit à atteindre formellement les mystères révélés.

Les commentateurs de saint Thomas montrent que, dans l'article que nous venons de citer, les trois points de vue considérés par le saint Docteur ne doivent pas être séparés les uns des autres, mais sont connexes. En d'autres termes, une vertu infuse n'est telle : 1° que si Dieu seul peut la produire en nous ; 2° que si elle est conforme à la nature divine participée en nous comme une seconde nature ; 3° que si elle a un objet essentiellement surnaturel inaccessible aux forces naturelles de nos facultés, de notre intelligence et de notre volonté. Méconnaître ce dernier point, c'est s'engager dans la direction du nominalisme, qui ne considère plus que les faits et non pas la nature des choses.

 

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ARTICLE 2. - Les vertus : leur classification.

Dans le traité des vertus, saint Thomas distingue trois classes de vertus : intellectuelles, morales et théologales.

Les vertus intellectuelles perfectionnent l'intel­ligence ; ce sont : l'intellect des premiers principes ; la science qui déduit les conclusions de ces principes ; la sagesse qui par eux s'élève jusqu'à Dieu cause première et fin dernière ; la prudence, « recta ratio agibilium » qui dirige l'agir humain, et l'art « recta ratio facibilium » qui a pour objet l'oeuvre à faire. Ia IIae, q. LVII.

Les vertus morales perfectionnent soit la volonté, soit l'appétit sensitif dans la recherche du bien. Saint Thomas suit la division qui en a été donnée par les moralistes anciens, notamment par Aristote, et par les Pères, surtout par saint Ambroise et saint Augustin. Il distingue les quatre vertus dites cardi­nales : la prudence, qui, tout en étant vertu intel­lectuelle, est dite aussi vertu morale, parce qu'elle dirige la volonté et la sensibilité, en déterminant le choix des moyens à employer en vue d'une fin ; la justice, qui incline la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû ; la force, qui affermit l'appétit irascible contre la crainte déraisonnable, en le pré­servant aussi de la témérité ; la tempérance, qui modère l'appétit concupiscible. Ia IIae, q. LVIII-LXI.

Les vertus théologales élèvent nos facultés supé­rieures, l'intelligence et la volonté, en les proportionnant à notre fin surnaturelle, c'est-à-dire à Dieu considéré dans sa vie intime. La foi nous fait adhérer surnaturellement à ce qu'il révèle de lui-même et de ses oeuvres ; l'espérance tend à le posséder en s'ap­puyant sur son secours ; la charité nous le fait aimer plus que nous et par dessus tout, parce que sa bonté infinie est en soi souverainement aimable et parce qu'il nous a aimés le premier non seulement comme Créateur, mais comme Père. Q. LXII. Les vertus théologales sont donc essentiellement surnaturelles et infuses à raison de leur objet formel, qui est inaccessible sans elles. Q. LXII, a. I.

Saint Thomas distingue aussi spécifiquement à raison de leur objet formel, de leur règle et de leur fin, les vertus morales acquises et les vertus morales infuses. Q. LXIII, a. 4. Ce point est capital dans sa doctrine et il est trop peu connu ; il convient de le souligner. Les vertus morales acquises, décrites par Aristote, nous font vouloir sous la direction de la raison naturelle le bien honnête, au dessus de l'utile et du délectable, et elles constituent le parfait honnête homme ; mais elles ne suffisent pas à l'enfant de Dieu, pour qu'il veuille comme il convient, sous la direction de la foi infuse et de la prudence chré­tienne, les moyens surnaturels ordonnés à la vie éternelle. Il y a ainsi une différence spécifique entre la tempérance acquise et la tempérance infuse, dif­férence analogue à celle d'une octave, entre deux notes musicales de même nom, séparées par une gamme complète. C'est pourquoi on distingue la tempérance philosophique et la tempérance chré­tienne, ou encore la pauvreté philosophique de Cratès et la pauvreté évangélique des disciples du Christ. Comme le remarque saint Thomas, ibid., la tempé­rance acquise a une règle, un objet formel et une fin différents de ceux de la tempérance infuse. Elle garde le juste milieu dans la nourriture pour vivre raisonnablement, pour ne pas nuire à la santé ni à l'exercice de la raison. La tempérance infuse, elle, garde un juste milieu supérieur dans l'usage des aliments, pour vivre chrétiennement comme un enfant de Dieu, en marchant vers la vie toute sur­naturelle de l'éternité. La seconde implique ainsi une mortification plus sévère que la première ; elle demande, comme le dit saint Paul, que a l'homme châtie son corps et le réduise en servitude », I Cor., IX, 27, pour devenir, non pas seulement un citoyen vertueux dans la vie sociale d'ici-bas, mais un « con­citoyen des saints, et un membre de la famille de Dieu ». Éphés., II, 19.

Il y a la même différence spécifique entre la pru­dence acquise et la prudence infuse, entre la justice acquise et la justice infuse, entre la force acquise et la force infuse. La vertu morale acquise facilite l'exercice de la vertu morale infuse, comme chez le musicien l'agilité des doigts facilite l'exercice de l'art qui est dans l'intellect pratique.

Saint Thomas montre bien, à la suite d'Aristote, comment les vertus morales acquises sont connexes dans la prudence qui les dirige, et comment les vertus infuses sont connexes avec la charité ; si la foi et l'espérance peuvent exister sans la charité, elles ne sont plus, sans elle, à l'état de vertu, in statu virtutis, et leurs actes ne sont plus méritoires. Les actes des vertus morales soit acquises, soit infuses, doivent tenir un juste milieu, qui est aussi un sommet entre l'excès déraisonnable et le défaut répréhensible mais il ne peut y avoir à proprement parler excès par rapport aux vertus théologales, car nous ne pouvons trop croire en Dieu, trop espérer en lui, trop l'aimer. Q. LIV.

 

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ARTICLE 3. - Les dons.

Tout cet organisme surnaturel des vertus infuses, théologales et morales, dérive de la grâce sanctifiante, comme les facultés de l'âme dérivent de l'essence de celle-ci. A cet organisme surnaturel se rattache le sacrum septenarium, les sept dons du Saint-Esprit, qui, à titre d'habitus infus, nous disposent à recevoir docilement et promptement les inspirations du Saint-­Esprit comme les voiles sur la barque la disposent à recevoir l'impulsion du vent favorable. Q. LXVIII. Ces sept dons sont en effet connexes avec la charité, car « la charité est répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné », Rom., V, 5 (ibid., a. 5). Tous ces habitus infus qui font partie de l'organisme spirituel, par cela même qu'ils sont connexes avec la charité, grandissent ensemble comme les cinq doigts de la main, q. LXVI, a. 2.

 

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ARTICLE 4. - Les habitus mauvais ou vices.

Saint Thomas étudie longuement leur acte, qui est le péché. Ils détournent du bien et portent au mal. Q. LXXI-LXXXIX. Comme causes du péché, il signale : 1° l'ignorance plus ou moins volontaire ; 2° les passions dès qu'elles deviennent déréglées ; 3° la malice pure, qui est évidemment plus grave ; 4° le démon, qui porte au mal par suggestion en agissant sur les facultés sensibles. Dieu n'est jamais cause du péché, du désordre moral, bien qu'il soit cause première de l'entité de l'acte physique du péché, q. LXXIX, a. 1-4, et bien que, par le retrait mérité de ses grâces il aveugle et endurcisse les méchants.

Les péchés capitaux, qui inclinent à d'autres, dérivent de l'amour déréglé de soi-même, de la con­cupiscence de la chair, de celle des yeux, de l'orgueil de la vie ; ce sont, d'après saint Grégoire, la vaine gloire, l'envie, la colère, l'avarice, l'acedia ou paresse spirituelle, la gourmandise et la luxure. Q. LXXXIV. De ces péchés capitaux en dérivent d'autres souvent plus graves, comme la haine de Dieu et le désespoir, car l'homme n'arrive pas tout de suite à la complète perversité.

Saint Thomas étudie le péché non seulement dans ses causes, mais en lui-même comme acte. Q. LXXI, a. 3. Il admet la définition donnée par saint Augustin: « le péché est un acte ou une parole ou un désir contraire à la loi éternelle ». Comme les actes sont spécifiés par leur objet formel, les péchés sont ici distingués spécifiquement par leur objet, q. LXXII, a. 1, tandis que Scot les distingue plutôt par leur opposition à telle ou telle vertu, et Vasquez en tant qu'ils s'opposent à tel ou tel précepte.

Au sujet de la distinction du péché mortel et du péché véniel, saint Thomas fait cette remarque pro­fonde, que la notion de péché ne se trouve pas en eux univoquement, comme un genre en deux espèces, mais seulement d'une façon analogique. Ce qui en effet constitue le péché se trouve d'abord et surtout dans le péché mortel qui nous détourne de Dieu fin dernière, aversio a fine ultimo ; le péché mortel est donc proprement contra legem et il est de soi irréparable, tandis que le péché véniel est un désordre, non par rapport à la fin dernière, mais par rapport aux moyens, et il est plutôt præter legem, en ce sens qu'il ne détourne pas de Dieu, mais retarde notre marche vers lui, il est par suite réparable. Q. LXXXVIII, a. 1, corp. et ad Ium.

Le péché mortel a pour effet de priver l'âme de la grâce sanctifiante, de diminuer notre inclination naturelle à la vertu, et il nous rend dignes d'une peine éternelle, car il est un désordre tel que, s'il est sans repentance, il dure toujours comme péché habituel et entraîne une peine qui elle aussi dure toujours. Q. LXXXV-LXXXVII. Cependant, tous les péchés, même mortels, n'ont pas la même gravité ; ils sont d'autant plus graves qu'ils sont plus directe­ment contre Dieu, tels les péchés d'apostasie, de désespoir et de haine de Dieu.

Le péché véniel ternit l'éclat actuel que donnent à l'âme les actes des vertus, non l'éclat habituel de la grâce sanctifiante, q. LXXXIX, a. 1, mais il peut conduire insensiblement au péché mortel, q. LXXXVIII, a. 3, et il mérite une peine temporelle. Q. LXXXVII, a. 5. Un acte faible (remissus) de vertu contient une imperfection, qui n'est pas un péché véniel, c'est-à-dire un mal (privatio boni debiti), mais la négation d'une perfection désirable, il y a là un moindre bien, une moindre promptitude au service de Dieu. Voir sur la distinction du péché véniel et de l'imperfection ce que disent, parmi les thomistes, les Salmanticenses, Cursus theol., De peccatis, tr. XIII, disp. XIX, dub. I, n. 8 et 9, et De incar­natione, in IIIum, q. XV, a. 1, de impeccabilitate Christi.

Le péché originel, q. LXXXI-LXXXIII, est spéci­fiquement distinct des péchés actuels dont nous venons de parler, c'est un péché de nature; qui se transmet avec elle. C'est un désordre volontaire dans sa cause (dans la volonté du premier homme) ; il consiste formellement dans la privation de la justice originelle, par laquelle notre volonté était soumise à Dieu : Sic ergo privatio originalis justiticiæ, per quam voluntas subdebatur Deo, est formale in peccato originali. Q. LXXXII, a. 3. La concupiscence en est l'élément matériel (ibid.). Le péché originel, qui est remis par le baptême, est d'abord dans l'essence de l'âme (comme privation de la grâce habituelle ou sanctifiante), avant d'infecter la volonté et les autres puissances. Q. LXXXIII, a. 2-4. - Nous n'insistons pas ici sur ce point, car nous en avons parlé assez longuement plus haut, à propos du traité de l'homme et de l'état de justice ori­ginelle.

 

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CHAPITRE IV - LA LOI

Après avoir considéré les vertus et les vices comme principes des actes humains, saint Thomas traite de Dieu en tant qu'il est cause des actes humains. par la loi et par la grâce.

La loi est définie « une ordination ou prescription de la raison en vue du bien commun, portée et promulguée par celui qui doit veiller sur la com­munauté ». Q, XC, a. 4. Sa violation mérite une peine, pour que l'ordre violé soit rétabli. Q. XCII, a. 2. Il y a plusieurs espèces de lois. La plus haute dont dérivent toutes les autres, est la loi éternelle, c'est l'ordination de la divine sagesse qui dirige tout : ratio divinæ sapientiæ, secundum quod est directiva omnium actuum et motionum. Cf. XCIII, a. 1. Toute créature rationnelle en connaît une certaine irradiation, au moins les principes communs de la loi naturelle. Ibid., a. 2. -- De la loi éternelle dérive d'abord en effet la loi naturelle : « participatio legis æternæ in rationali creatura ».; cette loi naturelle est imprimée dans nos facultés ordonnées et incli­nées à leurs actes propres et à la fin voulue par l'auteur de notre nature (ibid.). Elle est donc immuable comme notre nature, qui exprime une idée divine. Le premier précepte de la loi naturelle est : « il faut faire le bien et éviter le mal » ; il s'agit du bien honnête, conforme à la droite raison ; de ce principe se déduisent les autres préceptes de la loi naturelle relatifs à la vie individuelle, à la vie familiale, à la vie sociale, au culte dû à Dieu. Q. XCIV, a. 2.

Les lois positives divine et humaine présupposent la loi éternelle et la loi naturelle. Saint Thomas traite en détail de la loi de l'Ancien Testament et de celle du Nouveau ; il les compare en montrant que la loi nouvelle est d'abord inscrite dans nos âmes, avant de l'être sur le parchemin ; c'est la grâce elle-même et les vertus infuses ordonnées à leurs propres actes. Q. CVI, a. 1 ; elle est plus par­faite que l'ancienne loi, elle la perfectionne, car plus intérieure, plus élevée ; elle est surtout une loi d'amour, car elle rappelle constamment la préémi­nence de la charité et des deux grands préceptes de l'amour de Dieu et du prochain. Q. CVII. Les lois humaines, portées par une autorité humaine pour le bien commun de la société, doivent être conformes à la loi naturelle et à la loi divine posi­tive, q. XCV, a. 3 ; elles doivent être honnêtes, justes, possibles selon la nature et les coutumes de la région et du temps (ibid.). Les lois humaines justes obligent en conscience parce qu'elles dérivent de la loi éter­nelle ; les lois humaines injustes n'obligent pas en conscience, mais il convient de les observer lorsqu'on peut éviter ainsi un plus grand mal ; on cède alors quelque chose de son droit, sans céder sur son devoir. On ne doit pas obéir à une loi inférieure qui serait manifestement contraire à une loi plus élevée, sur­tout à une loi divine. Q. XCVI, a. 4.

On voit combien cette doctrine de saint Thomas, en particulier sur l'immutabilité de la loi naturelle, diffère de celle de Duns Scot, qui a soutenu que seuls les préceptes relatifs à Dieu sont nécessaires, et que si Dieu révoquait le précepte non occides, le meurtre d'un innocent ne serait pas un péché. De ce point de vue, la loi naturelle qui fixe les rapports des hommes entre eux ne se distingue plus de la loi positive. Ockam va encore plus loin et dit que Dieu, qui est infiniment libre, aurait pu nous commander de le haïr. « C'est déshonorer Dieu, dira Leibniz ; pourquoi ne serait-il donc pas aussi bien le mauvais principe des manichéens, que le bon principe des orthodoxes » (Théod., II, 176). Cette doctrine nomi­naliste arrive à un positivisme juridique complet ; d'après elle aucun acte n'est intrinsèquement bon, et aucun n'est intrinsèquement mauvais. Cette doctrine se retrouve même chez Gerson, pour lui, en dehors de l'amour de Dieu, il n'y a pas d'acte intrinsèquement bon, qui soit par nature opposé à un acte intrinsèquement mauvais. Voir Dict. théol., art. GERSON, c. 1322.

Saint Thomas maintient au contraire avec l'immu­tabilité de la nature humaine, celle du droit naturel, qui doit éclairer d'en haut toute législation digne de ce nom.

 

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CHAPITRE V - TRAITÉ DE LA GRACE

Pour souligner les principes qui éclairent le traité de la grâce dans la Somme théologique de saint Thomas, nous parlerons, selon l'ordre qu'il a choisi, de la nécessité de la grâce, de son essence, de sa division, de sa cause et de ses effets : la justification et le mérite.

 

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ARTICLE 1. - Nécessité de la grâce (Ia IIae, q. CIX)

Selon saint Thomas et ses commentateurs, l'homme déchu, sans une grâce spéciale, avec le seul concours naturel de Dieu, peut connaître certaines vérités naturelles, facilement accessibles ; ce concours natu­rel est pourtant spécial et gratuit en ce sens qu'il est accordé à tel homme plutôt qu'à tel autre. Mais sans une grâce spéciale surajoutée à la nature, il n'est pas moralement possible, que l'homme déchu connaisse tout l'ensemble des vérités naturelles, ni parmi elles les plus difficiles. Pour atteindre ces dernières il faut de longues études, un ardent amour de la vérité, une bonne volonté persévérante, le calme des passions, ce qui suppose, dans l'état actuel, un secours supérieur de Dieu (a. 1).

Après la révélation divine extérieurement proposée, l'homme ne peut croire aux vérités surnaturelles pour le motif surnaturel de la révélation divine, sans une grâce intérieure, qui éclaire son intelligence et fortifie sa volonté. Ce point de doctrine est très fermement défendu par les thomistes contre ce qui rappellerait de près ou de loin le pélagianisme et le semipélagianisme. Ils montrent que l'acte de foi par lequel nous adhérons aux vérités surnaturelles pour le motif de la révélation divine, est essentiellement surnaturel, supernaturalis quoad substantiam vel essentiam, à raison de son objet propre et du motif formel qui le spécifient. Un objet formellement surnaturel ne peut en effet être atteint comme tel que par un acte essentiel­lement surnaturel. Les mystères de la foi ne sont pas seulement surnaturels comme le miracle, qui, lui, est naturellement connaissable ; le miracle n'est surnaturel que par le mode de sa production, non pas par l'essence même de l'effet produit ; par exemple le miracle de la résurrection rend sur­naturellement à un cadavre la vie naturelle. Au contraire la vie de la grâce, participation de la vie intime de Dieu, est essentiellement surnaturelle ; de même les mystères de la Trinité, de l'Incar­nation, de la Rédemption. Ils sont surnaturels par leur essence même, et dépassent par suite toute connaissance naturelle, soit humaine, soit angé­lique. Cf. les Salmanticenses, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart, in Iam, IIae; q. CXX, a. 1.

En cela les thomistes se séparent nettement de Scot, des nominalistes, de Molina, qui soutiennent que l'assentiment de la foi pour le motif de la révélation divine est naturel en substance et surnaturel par une modalité surajoutée. Cela fait penser à du « surnaturel plaqué », et c'est contraire au principe « les actes et les habitus sont spécifiés par leur objet formel » ; un objet surnaturel ne peut donc être atteint comme tel que par un acte essentiellement surnaturel. Si du reste l'acte de foi était naturel en substance, il faudrait en dire autant des actes d'espérance et de charité, et la charité d'ici-bas ne serait plus la même qu'au ciel, car au ciel elle sera, comme la vision béatifique, essentiellement surnaturelle.

Ce que les thomistes concèdent, c'est que, après la prédication de la doctrine révélée, l'homme déchu peut sans la grâce, avec le seul concours naturel de Dieu, connaître et admettre les vérités surnaturelles matériellement, par un assentiment imparfait et pour un motif humain. Ainsi les hérétiques formels retiennent certains dogmes par jugement propre et volonté propre, après avoir rejeté les vérités qui leur déplaisent. Ce n'est plus là la foi infuse, c'est une foi humaine, qui rappelle la foi acquise des démons, ces derniers admettent les mystères surnaturels à cause de l'évidence des miracles qui confirment la révélation. La foi qui se fonde sur la seule évidence de ces signes est possible sans la grâce, mais non pas la foi qui se fonde formellement sur la véracité de Dieu auteur de la vie surnaturelle.

La grâce est donc nécessaire pour croire les vérités de foi à cause de l'autorité de Dieu révélateur, et cette grâce ne manque à aucun adulte que par sa faute, car si l'adulte ne résistait pas à la voix de sa conscience et aux premières grâces prévenantes, il serait conduit jusqu'à celle de la foi. IIa IIae q. II, a. 5, ad 1um.

L'homme en état de péché mortel, ou privé de la grâce sanctifiante et de la charité, peut faire certains actes moralement bons d'ordre naturel, et, s'il con­serve la foi et l'espérance infuses, il peut avec une grâce actuelle en faire les actes surnaturels.

Sans la grâce de la foi, l'homme déchu peut faire certains actes naturels moralement bons : honorer ses parents, payer ses dettes, etc.; tous les actes des infidèles ne sont donc pas des péchés. La raison en est que l'inclination naturelle au bien moral existe encore en eux, bien qu'elle soit affaiblie. L'infidèle n'est pas immuablement fixé dans le mal. Pour accomplir ces actes ethice bonos, il a besoin cependant de la motion naturelle de Dieu, qui est gratuite en ce sens seulement qu'elle est accordée à tel homme plutôt qu'à tel autre en qui Dieu permet plus de fautes. Ia IIae, q. CIX, a. 2.

L'homme déchu ne peut par les seules forces de sa nature, sans la grâce qui guérit, aimer plus que soi et par dessus tout, d'un amour d'estime « affectivement efficace », Dieu auteur de sa nature, et à plus forte raison Dieu auteur de la grâce (ibid., a. 3).

Scot, Biel et Molina concèdent que, sans la grâce, l'homme ne peut aimer Dieu, auteur de la nature, d'un amour effectivement efficace, qui soit non seulement un ferme propos, mais l'exécution de celui-ci, ce qui implique l'accomplissement de toute la loi naturelle. Les thomistes tiennent que la grâce qui guérit, gratia sanans, est nécessaire pour arriver même à ce ferme propos, antérieur à son exécution. Saint Thomas dit, ibid., a. 3 : Ad diligendum Deum naturaliter super omnia, in statu naturæ corruptæ, indiget homo auxilio gratiæ sanantis. La raison en est que dans l'état de nature corrompue ou blessée, l'homme est incliné à son bien propre plus qu'à Dieu, tant qu'il n'est pas guéri par la grâce, in statu naturæ corruptæ, homo ab hoc (amore Dei super omnia) deficit secundum appetitum voluntatis ratio­nalis, quæ propter corruptionem naturæ sequitur bonum privatum nisi sanetur per gratiam Dei.

Il est clair en effet qu'une faculté blessée ou infirme ne peut exercer à l'égard de Dieu, auteur de la nature, le plus élevé des actes qu'elle produirait si elle était parfaitement saine. Cette faiblesse de la volonté de l'homme déchu consiste selon les tho­mistes en ce qu'elle est directement détournée de la fin dernière surnaturelle, et au moins indirecte­ment de la fin dernière naturelle. Tout péché contre la fin dernière surnaturelle est en effet indirectement contre la loi naturelle, qui nous oblige d'obéir à Dieu quoi qu'il commande, soit dans l'ordre naturel, soit dans un ordre supérieur.

C'est pourquoi les thomistes tiennent générale­ment contre Molina et ses disciples que, dans l'état de déchéance, l'homme a moins de forces pour l'accomplissement de la loi morale naturelle, qu'il en aurait eu dans l'état de pure nature. Dans cet état purement naturel en effet, il aurait eu une volonté, non pas détournée au moins indirectement de la fin dernière naturelle, mais une volonté capable soit de se porter vers cette fin, soit de s'en détourner. Cf. Billuart, De gratia, diss. II, a. 3.

D'après ce qui précède, on s'explique que, selon saint Thomas, q. CIX, a. 4, l'homme déchu ne peut, sans la grâce qui guérit, accomplir toute la loi natu­relle ; ce serait en effet l'exécution du ferme propos dont nous venons de parler, lequel n'est pas possible sans la grâce qui guérit.

Il suit de là que l'homme déchu et en état de péché mortel ne peut sans une grâce spéciale éviter tous les péchés mortels contre la loi naturelle et vaincre toutes les tentations. Ia, IIae, q. CIX, a. 8.

Quant au juste, il peut avec les concours ordinaires de la grâce et sans privilège spécial, éviter chaque péché véniel, car si ceux-ci étaient inévitables ils ne seraient plus des péchés ; mais il ne peut longtemps les éviter tous, la raison ne pouvant être toujours vigilante pour réprimer tous les premiers mouvements désordonnés, ibid.

L'homme déchu peut-il se préparer à la grâce sans le secours d'une grâce actuelle ? On sait que les semi­pélagiens répondirent affirmativement en soutenant que l'initium salutis, le commencement de bonne volonté salutaire vient de notre nature et que la grâce nous est donnée à l'occasion de ce bon mouve­ment naturel. Ils furent condamnés par le IIe concile d'Orange, qui affirma la nécessité de la grâce actuelle prévenante pour se préparer à la conversion. Saint Thomas insiste sur ce point, ibid., a. 6, et q. CXII, a. 3, en rappelant la parole du Sauveur : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l'attire », Joa, VI, et celle de Jérémie : « Convertissez-nous, Seigneur, et nous serons convertis », Lament., IV. La raison en est que, selon le principe de finalité, tout agent agit pour une fin proportionnée et que par suite la subordination des agents correspond à celle des fins. Or, la fin de la disposition à la grâce est surnaturelle. Cette disposition dépend donc d'un principe surnaturel, de Dieu auteur de la grâce. Des actes naturels n'ont aucune proportion avec le don surnaturel de la grâce et ne peuvent donc nous y disposer. Entre les deux ordres il y a une distance sans mesure.

Comment dès lors faut-il entendre l'axiome communément reçu : Facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam ? Saint Thomas et ses commentateurs, pour être fidèles au IIe concile d'Orange, croient devoir l'entendre ainsi : « A celui qui fait ce qu'il peut avec le secours de la grâce actuelle, Dieu ne refuse pas la grâce habituelle » ; mais on ne saurait admettre que Dieu confère cette grâce actuelle parce que l'homme fait par lui seul un bon usage de sa volonté naturelle. Ia, IIae, q. CIX, a. 6 ; q. CXII, a. 3. Saint Augustin dit en effet : Quare hunc trahat Deus, et illum non trahat, noli judicare, si non vis errare. In Joa., tr. XXVI. Il y a là une miséricorde spéciale qui, par un jugement inscru­table de Dieu, est faite à ce pécheur plutôt qu'à tel autre. Ce jugement divin ne serait plus inscru­table, si la grâce était donnée à cause de la bonne disposition naturelle. A la question : pourquoi Dieu attire-t-il celui-ci plutôt que celui-là ? il faudrait simplement répondre : parce que celui-ci par ses propres forces naturelles s'y est diposé et non pas l'autre.

Cette explication supprimerait le mystère et perdrait de vue la distance sans mesure qui existe entre les deux ordres de la nature et de la grâce.

On sait que Molina et ses disciples entendent autrement l'axiome cité. Selon eux, à celui qui fait ce qu'il peut par ses forces naturelles, Dieu donne la grâce actuelle, à cause des mérites du Sauveur, et s'il en fait bon usage, il donne aussi la grâce habituelle. Cette divergence entre les deux écoles provient de celle qui existe entre leurs principes relativement à la science de Dieu et à l'efficacité des décrets de sa volonté. Molina applique ici sa théorie de la science moyenne, que les thomistes ont toujours rejetée, parce que, à leurs yeux, elle pose une passivité en Dieu. Il résulte de ce qui précède que l'homme ne peut sortir de l'état de péché, sans le secours de la grâce. Q. CIX, a. 7.

L'homme déjà justifié, si élevé que soit en lui le degré de grâce habituelle, a besoin pour chaque acte méritoire d'une grâce actuelle. La grâce habituelle en effet et les vertus infuses qui dérivent d'elle ne donnent que la faculté ou le pouvoir de bien agir surnaturellement ; mais pour l'action même il faut une motion divine comme dans l'ordre naturel.

Le juste a-t-il besoin enfin d'un secours spécial de la grâce pour persévérer jusqu'à la mort ? C'est la question traitée par saint Augustin dans son livre De dono perseverantiæ, écrit pour affirmer la nécessité de ce grand don de Dieu, contre les semipélagiens. Ultérieurement ceux-ci furent condamnés au IIe concile d'Orange, can. 10. C'est ce don spécial que nous demandons tous dans le Pater, en disant : Adveniat regnum tuum. La grâce de la persévérance finale est la conjonction de l'état de grâce et de la mort, soit que le juste soit adulte ou non, et soit qu'il ait été justifié un moment auparavant ou depuis des années. Or cette conjonction de la grâce et de la mort est manifestement un effet spécial de la Providence, et même de la Prédestination, puisque ce don n'est accordé qu'aux prédestinés ?

En quoi consiste-t-il ? Pour l'enfant qui meurt peu après le baptême, c'est l'état de grâce qui dure au moment de la mort, permise par la Providence à tel moment déterminé, avant que l'enfant n'ait perdu la grâce sanctifiante. Pour les adultes ce don com­porte non seulement une grâce suffisante, qui donne la faculté ou le pouvoir de persévérer, mais une grâce efficace, par laquelle l'adulte prédestiné per­sévère de fait, au milieu même de grandes tentations, par un dernier acte méritoire. Les thomistes et les molinistes se divisent ici sur la manière dont cette grâce est efficace : pour les premiers, elle l'est par elle-même ; pour les seconds, elle le devient par le consentement humain prévu par la science moyenne.

Telle est la doctrine thomiste de la nécessité de la grâce pour connaître les vérités surnaturelles, pour faire le bien, pour éviter le péché, pour se disposer à la justification, pour accomplir chaque acte méri­toire et pour persévérer jusqu'à la fin.

 

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ARTICLE 2. - L'essence de la grâce.

Il s'agit ici surtout de la grâce habituelle, qui est la grâce par excellence, celle qui fait de nous les enfants de Dieu et ses héritiers ; la grâce actuelle se rattache à elle comme la disposition à la forme et comme le secours qui fait agir surnaturellement.

Saint Thomas, q. CX, a. 1, montre d'abord que la grâce habituelle, qui nous rend agréables aux yeux de Dieu qui nous aime, n'est pas en notre âme une simple dénomination extrinsèque, comme lorsqu'on dit que nous sommes vus et aimés par une autre personne humaine, ou qu'un enfant pauvre est adopté par un riche. La grâce est en nous quelque chose de réel, selon ces paroles de saint Pierre, II Petr., I, 4.: Maxima et pretiosa promissa nobis donavit, ut per hæc efficiamini divinæ consortes naturæ.

Par la grâce nous participons à la nature divine. La raison en est que tandis que l'amour humain, par exemple celui du riche qui adopte un enfant, suppose l'amabilité en cet enfant, l'amour de Dieu, qui nous adopte, ne suppose pas l'amabilité en nous, mais il la pose ou la produit. Ce n'est pas un amour stérile ou seulement affectif, c'est un amour effectif et efficace qui, loin de supposer le bien, le réalise. Aussi Dieu ne peut aimer l'homme sans produire en lui un bien, soit un bien d'ordre naturel, comme lorsqu'il lui donne l'existence, la vie, l'intelligence, soit un bien d'ordre surnaturel, lorsqu'il fait de lui son enfant adoptif ou son ami en vue d'une béatitude toute surnaturelle, où il se donne lui-même éter­nellement.

Par cette raison très profonde, saint Thomas rat­tache le traité de la grâce à celui de Dieu, notamment à la question XX, de Amore Dei, où il est dit, a. 2 : amor Dei est infundens et creans bonitatem in rebus.

Cet amour incréé ne suppose pas l'amabilité en nous, mais il nous rend aimables aux yeux de Dieu.

Par là même saint Thomas exclut d'avance l'erreur de Luther, qui dira que les hommes sont justifiés par la seule imputation ou attribution extrinsèque des mérites du Christ, sans que la grâce et la charité soient répandues dans leur cœur ; ce qui est mani­festement, contraire à l'enseignement de l'Écriture, qui affirme que la grâce et la charité nous ont été données avec le Saint-Esprit, Rom., V, 5.

La grâce sanctifiante est-elle dans l'âme une qualité, un don habituel permanent ? Elle est appelée par l'Écriture l'eau vive qui jaillit en vie éternelle, Joa., IV, 14, la semence de Dieu, I Joa., III, 9, que la tradition explique en disant semen gloriæ, le germe de la gloire ou de la vie éternelle. Saint Thomas, ibid., a. 2, précise, en formulant une doctrine qui sera de plus en plus reçue et approuvée en quelque sorte par le concile de Trente, sess. VI, can. II, et c. XVI. Il ne convient pas, remarque-t-il, que Dieu pourvoie moins aux besoins de ceux qu'il aime dans l'ordre surnaturel que dans l'ordre naturel. Or, dans ce dernier, il nous a donné la nature et ses facultés comme principe radical et comme principes prochains d'opérations. Il convient donc grandement qu'il nous donne en vue de la fin surnaturelle la grâce et les vertus infuses comme principe radical et comme principes prochains d'opérations surnaturelles. Ainsi la grâce sanctifiante est une qualité spirituelle et surnaturelle permanente, principe radical des actes méritoires de la vie éternelle. La grâce habituelle est donc dans le juste comme une seconde nature, qui lui fait connaturellement connaître et aimer Dieu dans un ordre supérieur à celui de nos facultés naturelles.

En réunissant les textes de saint Thomas relatifs à l'essence de la grâce sanctifiante, q. CX, a. 1, 2, 3, 4 ; q. CXII, a. 1, on voit que, pour lui, comme l'enseignent ses commentateurs, elle est une parti­cipation formelle et physique de la nature divine, mais seulement analogique. C'est ainsi qu'il entend les paroles de saint Pierre, II Petri, I., 4. Ces paroles inspirées, loin d'exagérer les dons surnaturels de Dieu, ne parviennent pas à les exprimer parfaite­ment. Pour les bien entendre, il faut remarquer que la nature divine est le principe des opérations divines par lesquelles Dieu se voit immédiatement et s'aime de toute éternité. Or, la grâce sanctifiante est le principe radical qui nous dispose à voir Dieu immé­diatement, à l'aimer éternellement, et à tout faire pour lui. Elle est donc une participation de la nature divine.

Elle n'est pas seulement une participation morale, par imitation des mœurs divines, de la bonté de Dieu. C'est une participation réelle et physique d'ordre spirituel et surnaturel, car c'est un principe radical d'opérations réelles et physiques, essentiel­lement surnaturelles. En d'autres termes, tandis que l'adoption humaine d'un enfant pauvre par un riche ne lui confère qu'un droit moral à un héritage, lorsque Dieu nous aime et nous adopte, son amour produit un effet réel dans notre âme, ibid., a. 1.

C'est une participation non pas virtuelle et tran­sitoire (comme la grâce atuelle qui dispose à la justification), mais formelle et permanente. C'est enfin une participation non pas univoque, mais analogique, car la nature divine est en soi absolu­ment indépendante et infinie, tandis que la grâce est essentiellement dépendante de Dieu et finie ou limitée ; de plus elle n'est qu'un accident en notre âme, non pas une substance, et jamais elle ne pourra nous faire parvenir à une connaissance absolument compréhensive, mais seulement intuitive de Dieu.

C'est pourtant une participation analogique de la Déité telle qu'elle est en soi, et non pas seulement telle qu'elle est conçue par nous, puisque c'est le principe radical qui nous dispose à voir la Déité immédiatement. De la grâce habituelle consommée dérive en effet dans l'intelligence des bienheureux la lumière de gloire qui leur fait voir immédiate­ment l'essence divine, sicuti est, telle qu'elle est en soi.

Il faut remarquer attentivement que la grâce sanctifiante est ainsi une participation à la Déité, en tant que celle-ci est supérieure à l'être, à la vie, à l'intelligence, à toutes les perfections naturel­lement participables et naturellement connaissables, que la Déité contient dans son éminence formaliter eminenter. Deitas ut sic est super ens et unum, super esse, vivere, intelligere. La pierre participe à l'être et ressemble analogiquement à Dieu comme être ; la plante participe à la vie, et ressemble analogi­quement à Dieu comme vivant ; notre âme par sa nature même participe à l'intellectualité et ressemble analogiquement à Dieu comme intelligent, ou comme naturelle intellectuelle. Seule la grâce sanctifiante participe à la Déité comme Déité, à la nature divine comme divine, à la vie intime de Dieu comme Dieu. En d'autres termes, la Déité comme telle, Deitas sub ratione Deitatis, n'est pas participable naturellement, ni par suite naturellement connaissable. Seule la foi infuse peut ici-bas nous la faire connaître posi­tivement et obscurément, et seule la lumière de gloire peut nous la faire voir.

Nous sommes ici dans l'ordre de la vérité et de la vie essentiellement surnaturelles, qui dépasse les dé­monstrations pour et contre de la raison. Autrement dit : les adversaires de la foi ne peuvent démontrer que la grâce sanctifiante telle que la conçoit l'Église est impossible. Mais sa possibilité n'est pas non plus rigoureusement démontrable par la seule raison, aux yeux des thomistes, car elle est d'ordre essentiel­lement surnaturel. Cependant cette possibilité intrin­sèque de la grâce se manifeste par les arguments de convenance très profonds que nous venons de rap­peler ; on peut même toujours les approfondir ; ils ne seront jamais des démonstrations rigoureuses d'ordre purement rationnel. ou philosophique, car ils dépassent cet ordre, ils sont au dessus de la sphère du démontrable. La possibilité intrinsèque et l'existence de la grâce sont affirmées avec certi­tude, non par la raison, mais par la foi. Cela se résume en cette formule généralement reçue : pos­sibilitas intrinseca gratiæ non proprie probatur, nec improbatur, sed suadetur et sola fide firmissime tenetur. Nous avons exposé longuement ailleurs cette doc­trine : La possibilité de la grâce est-elle rigoureusement démontrable ?, dans Revue thomiste, mars 1936. Voir aussi l'ouvrage Le sens du mystère, Paris, 1937, p. 224-233.

Il résulte de ce qui précède que la grâce sanctifiante est surnaturelle par son essence même, et qu'elle dépasse toutes les natures créées et créables. La nature angélique est relativement surnaturelle par rapport à la nôtre, mais elle ne l'est pas essentiel­lement. Le miracle n'est surnaturel que par le mode de sa production et non pas par la nature de l'effet produit ; par exemple la résurrection rend surnaturel­lement au cadavre la vie naturelle (végétative et sensitive), elle ne lui donne pas une vie surnaturelle. La grâce au contraire est surnaturelle par son essence même, ce qui fait dire à saint Thomas que le moindre degré de grâce sanctifiante vaut plus que toutes les natures créées prises ensemble, y compris les natures angéliques : Bonum gratiæ unius (hominis), majus est quam bonum naturæ totius universi, Ia IIae q. CXIII, a. 9, ad 2um ; Gratia nihil aliud est quam quædam inchoatio gloriæ in nobis. IIa IIae, q. XXIV, a. 3, ad 2um. Pour savoir tout le prix de la grâce, semen gloriæ, germe de la vie éternelle, il faudrait avoir joui de la vision béatifique.

Ainsi Dieu aime plus le juste, en qui il habite par la grâce, que toutes les créatures qui n'ont qu'une vie naturelle, comme le père aime plus ses enfants que sa maison, ses champs et ses troupeaux. De ce point de vue saint Paul nous dit que Dieu a tout fait pour les élus.

La distinction des deux ordres de la nature et de la grâce est ici beaucoup plus affirmée que chez Duns Scot, qui en fait une distinction contingente ; d'après lui Dieu aurait pu, s'il l'avait voulu, nous donner la lumière de gloire comme une propriété de notre nature ; de ce point de vue la grâce et la gloire seraient surnaturelles de fait seulement, non pas de droit, non pas par leur essence même. Les nominalistes ont dit aussi que la grâce habituelle n'est pas nécessairement surnaturelle dans son être même, dans sa réalité, mais qu'elle donne un droit moral à la vie éternelle, un peu comme le papier monnaie, bien qu'il ne soit que du papier, donne droit à telle somme d'argent ou d'or. Cette thèse nominaliste préparait celle de Luther d'après la­quelle la grâce n'est que l'imputation morale ou l'attribution qui nous est faite des mérites du Christ. Saint Thomas avait au contraire profondément mis en relief la différence de l'adoption humaine qui n'enrichit pas l'âme de l'enfant adopté, et l'adop­tion divine qui lui donne le germe de la vie éter­nelle.

Il suit de ce qui précède que la grâce sanctifiante est distinte de la charité, car la charité est une vertu infuse, qui perfectionne une faculté, une puissance opérative, la volonté ; et comme la vertu humaine acquise suppose la nature humaine, de même une vertu infuse suppose la nature élevée à la vie sur­naturelle en vue d'une fin divine, et cette vie sur­naturelle est donnée à l'âme par la grâce sancti­fiante. En tout ordre, l'agir suppose l'être qui agit, et Dieu ne pourvoit pas moins à nos besoins dans l'ordre surnaturel que dans celui de la nature. Ibid., a 3. La grâce est donc reçue dans l'essence même de l'âme, tandis que la charité est reçue dans la volonté. Ibid., a. 4. Cette grâce consommée s'appelle la gloire, elle est le principe radical dont dérive, dans l'intelligence, la lumière de gloire, et, dans la volonté, la charité inamissible.

 

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ARTICLE 3. - Divisions de la grâce (q. CXI)

Les principales divisions de la grâce mentionnées et expliquées par saint Thomas sont les suivantes. La grâce sanctifiante, dont dérivent les vertus infuses et les sept dons, est une vie nouvelle, qui nous unit à Dieu ; elle se distingue donc des grâces en quelque sorte extérieures dites grâces gratis datæ ou cha­rismes, comme la prophétie et le don des miracles, qui fournissent seulement des signes de l'intervention divine. Ces signes par eux-mêmes ne sont pas une vie nouvelle qui unit à Dieu, et même des hommes en état de péché mortel ont pu les recevoir. Saint Thomas insiste beaucoup sur ce point que la grâce sanctifiante est bien plus excellente que les grâces gratis datæ. Il suit de là que la contemplation infuse, qui procède de la foi éclairée par les dons du Saint­-Esprit, est de l'ordre non pas des charismes, mais de la grâce sanctifiante et qu'elle appartient au développement de celle-ci, comme le prélude normal de la vie du ciel.

Saint Thomas a déjà indiqué plus haut la dis­tinction entre la grâce habituelle permanente, principe radical des vertus infuses et des sept dons, et la grâce actuelle transitoire qui porte aux actes sur­naturels. Cette distinction repose sur le principe : l'agir suppose l'être, operari sequitur esse, et modus operandi modum essendi.

Le saint Docteur insiste, ibid., a. 2, sur la dis­tinction entre la grâce actuelle opérante et la grâce actuelle coopérante. Sous la seconde la volonté se meut elle-même à son acte, en vertu d'un acte antérieur, par exemple, du fait qu'elle veut une fin elle se porte au choix des moyens, comme lorsque, voyant que l'heure de notre prière quotidienne arrive, nous nous mettons à prier. Sous la grâce actuelle opérante au contraire, la volonté ne se meut pas elle-même à son acte en vertu d'un acte antérieur, mais elle est mue par une inspiration spéciale, notam­ment par celle des dons du Saint-Esprit, comme lorsque, au milieu d'un travail absorbant, nous recevons l'inspiration imprévue de prier, et sous cette inspiration docilement reçue nous prions libre­ment. Dans ce dernier cas l'acte est libre, mais il n'est pas le fruit d'une délibération discursive ; comme il arrive dans la contemplation infuse et l'amour infus, l'acte lui-même est dit infus, car nous ne pouvons nous y porter de nous-mêmes avec une grâce coopérante, il est le fruit d'une grâce opérante ou inspiration spéciale.

Parmi les divisions de la grâce, celle qui a provoqué le plus de discussions est celle de la grâce suffisante et de la grâce efficace ; nous exposerons sur ce point la doctrine thomiste classique.

 

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ARTICLE 4. - Grâce suffisante et grâce efficace.

La doctrine thomiste de la distinction entre la grâce suffisante, qui peut rester stérile, et la grâce efficace qui fait accomplir l'acte salutaire, soutient que la grâce efficace, ou suivie de son effet, est intrin­sèquement efficace parce que Dieu le veut, et non pas seulement extrinsèquement efficace parce que la créature libre veut y consentir ; en d'autres termes, c'est la grâce efficace qui suscite le consentement de notre volonté, tandis que la grâce suffisante donne seulement le pouvoir d'agir, sans nous faire poser l'acte lui-même.

Notons les principaux textes de saint Thomas où est exprimée cette doctrine, nous verrons ensuite sur quels textes scripturaires elle repose, qu'elle dérive immédiatement de la distinction entre la volonté divine antécédente et la volonté divine conséquente, telle que l'a formulée le saint docteur, et qu'elle est pleinement conforme à la distinction de l'acte et de la puissance.

Saint Thomas distingue entre grâce suffisante et grâce efficace, lorsqu'il dit : In Ep. I ad Tim, II, 6 : Christus est propitiatio pro peccatis nostris, pro aliqui­bus efficaciter, pro omnibus sufficienter, quia pretium sanguins ejus est sufficiens ad salutem omnium, sed non habet efficaciam nisi in electis, propter impedi­mentum. A cet impedimentum Dieu remédie souvent, pas toujours. C'est là le mystère. Il dit encore, Ia, q. XXIII, a. 5, ad 3um : Deus nulli subtrahit debitum ; et, Ia IIae, q. CVI, a. 2, ad 2um : lex nova, quantum est de se sufficiens auxilium dat ad non peccandum, et, ibid., a. 1 et 2 : lex nova est prin­cipaliter lex indita in corde, et justificat. Saint Thomas précise encore lorsqu'il dit In Ep. ad Ephes., III, 7, lect. 3 : Auxilium Dei est duplex. Unum quidem ipsa facultas exequendi, aliud ipsa operatio, sive actualitas. Facultatem autem dat Deus infundendo virtutem et gratiam per quas efficitur homo potens et aptus ad operandum. Sed ipsam operationem confert in quantum in nobis interius operatur movendo et instigando ad bonum... Operationem Deus efficit, in quantum virtus ejus operatur in nobis velle et perficere pro bona voluntate ; voir aussi Ia IIae, q. CIX, a. 1, 2, 9, 10 ; q. CXIII, a. 7, 10.

A tous les hommes est donné un secours suffisant pour qu'ils puissent accomplir les préceptes divins qu'ils connaissent, car Dieu ne commande pas l'impossible ; et quant au secours efficace par lequel ils les accomplissent effectivement, « s'il est donné à ce pécheur c'est par miséricorde, s'il est refusé à tel autre c'est par justice ». IIa IIae, q. II, a. 5, ad 1um. Si en effet l'homme résiste de fait à la grâce qui lui donne le pouvoir de bien agir, il mérite d'être privé de celle qui le ferait bien agir effectivement. Cf. Ia IIae, q. LXXIX, a. 2 : Deus proprio judicio lumen gratiæ non immittit illis in quibus obstaculum invenit.

Cette distinction de la grâce suffisante et de l'efficace repose, selon les thomistes, sur les textes scripturaires suivants. L'Écriture parle souvent de la grâce qui ne produit pas son effet par suite de la résistance de l'homme. On lit dans les Proverbes, I, 24 : « J'appelle et vous résistez » ; de même, Isaïe, LXV, 2 ; dans Matth., XXIII, 37, Jésus dit : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l'as pas voulu ! » Étienne dit aux juifs avant de mourir, Act., VII, 51 : « Vous vous opposez toujours au Saint-Esprit », cf. II Cor., VI, 1. Il y a donc des grâces qui restent stériles par suite de notre résis­tance. Elles sont pourtant suffisantes, quoi qu'en aient dit les jansénistes, car par elles l'accomplis­sement des préceptes divins est réellement possible, sans quoi Dieu commanderait l'impossible, contrai­rement à ce qui est dit I Tim., II, 4 : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité..., car Jésus s'est donné lui-même en rançon pour tous. » C'est dire équivalemment ce qu'affirme le concile de Trente, dans les termes même de saint Augustin (De nat. et gratia, c. XLIII, n. 50) : Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet et facere quod possis et postulare quod non possis. [Dieu n'ordonne rien d'impossible, mais avertit en ordonnant et de faire ce que l'on peut et de demander ce que l'on ne peut pas] Sess. VI, c. XI, Denz.­Bannw., n. 804; La grâce à laquelle le pécheur résiste et qu'il rend stérile, était vraiment suffisante, en ce sens qu'elle rendait l'accomplissement du précepte ou du devoir, non pas effectit, mais réellement pos­sible, elle donnait le pouvoir réel et souvent le pouvoir prochain de bien consentir et de bien agir.

Par ailleurs l'Écriture parle souvent de la grâce efficace qui produit son effet, l'acte salutaire. C'est particulièrement clair dans les textes scripturaires cités par le lie concile d'Orange contre les semi­pélagiens : Ez., XXXVI, 27 : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j'ôterai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous suiviez mes ordonnances et que vous observiez et pratiquiez mes lois » ; Eccli., XXXIII, 13 : « Comme l'argile est dans la main du potier et qu'il en dispose selon son bon plaisir, ainsi les hommes sont dans la main de celui qui les a faits », cf. Esth., XIII, 9 ; XIV, 13. De même Jésus dit, Joa.. X, 27 : « Mes brebis ne périront jamais, personne ne les ravira de ma main » et saint Paul ajoute, Phil., II, 13 : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » - D'où ces paroles du IIe concile d'Orange : Quoties bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum ut operemur, operatur. Denz.-Bannw., n. 182.

Il semble bien, d'après la façon dont s'exprime l'Écriture et ce concile que la grâce efficace, dont il est parlé en ces textes, est efficace par elle-même ou intrinsèquement, c'est-à-dire parce que Dieu veut qu'elle le soit, et non pas seulement parce qu'il a prévu que nous y consentirions sans résistance.

De plus la doctrine thomiste de l'efficacité intrin­sèque de la grâce dite efficace, distincte de la grâce suffisante, dérive immédiatement de la distinction entre la volonté divine antécédente et la volonté divine conséquente, telle qu'elle a été formulée par saint Thomas, Ia, q. XIX, a. 6, ad 1, que nous avons exposée plus haut, pag. 168 sq., en parlant de la volonté de Dieu. La volonté antécédente porte sur le bien pris absolument et non pas en telles circonstances déterminées, par exemple sur le salut de tous les hommes, en tant qu'il est bon que tout homme soit sauvé, de même pour le navigateur il est bon de conserver toutes les marchandises qu'il transporte. La volonté conséquente porte sur le bien à réaliser hic et nunc, et le bien ne se réalise que hic et nunc ; ainsi le navigateur qui voudrait (au conditionnel) conserver toutes les marchandises qu'il transporte, de fait, pendant une tempête, veut hic et nunc les jeter à la mer pour sauver la vie des voyageurs. Proportionnellement ou analogiquement, Dieu, qui veut de volonté antécédente ou condi­tionnelle le salut de tous les hommes, permet cepen­dant, pour manifester sa justice, l'impénitence finale de certains pécheurs comme Judas, tandis qu'il veut de volonté conséquente et efficace la persévérance finale hic et nunc d'autres hommes, pour manifester sa miséricorde.

De la volonté divine antécédente ou salvifique universelle dérivent donc les grâces suffisantes qui rendent l'accomplissement des préceptes réellement possible, sans les faire pourtant accomplir effecti­vement. De la volonté divine conséquente relative à nos actes salutaires dérive au contraire la grâce intrinsèquement efficace, qui nous fait accomplir effectivement les préceptes.

Il faut remarquer, pour voir le fondement suprême de cette doctrine, que, comme il est dit Ps. CXXXIV, 6 : In cælo et in terra omnia quæcumque voluit Deus, fecit. Tout ce que Dieu veut de volonté conséquente comme devant arriver hic et nunc, s'accomplit tou­jours. C'est ce que rappelle pour finir les controverses soulevées par les écrits de Gottschalck, le concile de Tuzey, en 860 ; cf. P. L., t. CXXVI, col. 123 ; et le même concile ajoute : Nihil enim in cælo vel in terra fit, nisi quod ipse Deus aut propitius facit, aut fieri juste permittit. Il suit manifestement de là 1° qu'aucun bien n'arrive de fait hic et nunc, en cet homme plutôt qu'en tel autre, sans que Dieu ne l'ait efficacement voulu de toute éternité ; et 2° aucun mal n'arrive hic et nunc en cet homme plutôt qu'en tel autre, sans que Dieu ne l'ait permis. Le pécheur, à l'instant précis où il pèche, peut éviter le péché, et de toute éternité Dieu a voulu qu'il puisse réellement l'éviter par la grâce suffisante ; mais Dieu n'a pas voulu efficacement que ce pécheur, par exemple Judas, en cet instant évite de fait ce péché ; et si Dieu l'avait efficacement voulu, ce pécheur non seulement pourrait éviter cette faute, mais il l'éviterait de fait.

Tels sont les principes certains et généralement reçus, sur lesquels repose la doctrine thomiste de la distinction entre la grâce suffisante qui donne le pouvoir de bien agir et la grâce de soi efficace, qui, loin de violenter notre liberté, l'actualise ou nous porte fortiter et suaviter [fortement et agréablement] à donner librement le con­sentement salutaire. Nous avons exposé plus longue­ment ailleurs ce fondement suprême de la distinction des deux grâces, dans un livre récent La Prédesti­nation des saints et la grâce, 1936, p. 257-264 ; 341-335 ; 141-169 ; voir aussi Le fondement suprême de la distinction des deux grâces suffisante et efficace, dans Rev. thom., mai-juin 1937 ; Le dilemme : Dieu déterminant ou déterminé, ibid., 1928, p. 193-210.­

Cette doctrine se résume en la parole de saint Paul, I Cor., IV, 7 : Quid habes quod non accepisti ? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Certainement ce qu'il y a de meilleur dans les cœurs des justes qui tendent à la vie éternelle, vient de Dieu. Or, ce qu'il y a de meilleur dans leur cœur, c'est la déter­mination libre de leurs actes salutaires et méritoires. Il est manifeste que cette détermination libre, sans laquelle il n'y a pas de mérite, est plus que la proposition du précepte, que la pieuse pensée ou la pieuse velléité qui incline au bon consentement, car tout cela peut se trouver en celui qui ne donne pas ce bon consentement. Il y a manifestement plus en celui qui accomplit de fait le précepte, qu'en celui qui, pouvant réellement l'accomplir, ne l'accom­plit pas, et ce « plus » ne peut venir uniquement de nous, mais doit venir de Dieu source de tout bien, et cause première de tout acte bon.

C'est ce que dit saint Thomas, Ia, q. XX, a. 4 : Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. Nul ne serait meilleur qu'un autre s'il n'était plus aimé et plus aidé par Dieu. Si du reste cette détermination libre, sans laquelle il n'y aurait pas de mérite, ne venait pas de Dieu, il ne pourrait la connaître de toute éternité dans sa causa­lité divine ; dès lors sa présence des futuribles et des futurs serait dépendante ou passive à l'égard de cette détermination qui ne viendrait pas de lui.

C'est pourquoi les thomistes n'ont jamais pu ad­mettre la théorie moliniste de «la science moyenne » ni ces deux propositions de Molina : Auxilio æquali fieri pot est ut unus vocatorum convertatur, alius non. - Auxilio gratiæ minori potest quis adjutus resurgere, quando alios majori auxilio non resurgit, durusque perseverat, cf. Concordia, éd. Paris, 1876, p. 51. 565, 617 sq. - D'après l'enseignement commun des thomistes, des augustiniens et des scotistes, il faut, comme l'a formulé Bossuet, admettre deux grâces, « dont l'une (la suffisante) laisse notre volonté sans excuse devant Dieu, et dont l'autre (l'efficace) ne lui permet pas de se glorifier en elle même ».

Pour bien entendre cette doctrine il faut ajouter les cinq remarques suivantes.

1° La grâce suffisante, qui donne de pouvoir agir, sans nous faire encore poser librement l'acte salu­taire, est multiple ; elle est soit extérieure, comme la prédication, les miracles qui confirment la parole de Dieu ; soit intérieure, comme les vertus infuses, les sept dons du Saint-Esprit, ou encore la grâce actuelle qui suscite en nous une bonne pensée ou un bon mouvement de volonté antérieur au consen­tement salutaire. Toutes ces grâces donnent à des degrés divers le pouvoir de bien agir, les dernières donnent le pouvoir prochain. Elles diffèrent intrin­sèquement de la grâce de soi efficace, qui, elle, en actualisant notre liberté au lieu de la détruire, nous meut à poser librement l'acte salutaire. Entre ces deux grâces suffisante et efficace, la différence est notable ; on peut accorder le plus possible à la grâce suffisante dans l'ordre du pouvoir le plus prochain, le plus immédiat, le plus prêt à l'action (potentia proxima et expedita), ce pouvoir d'agir ne sera jamais l'acte même, l'agir lui-même. Affirmer le contraire serait confondre la puissance et l'acte. Dire que la grâce qui donne le pouvoir réel de bien agir (antérieur à l'acte lui-même) ne suffit pas dans son ordre, c'est dire que l'homme qui dort est aveugle, c'est lui refuser la puissance réelle de voir du fait qu'il n'a pas l'acte de la vision. Cf. E. Hugon, de Gratia, q. IV, n° IX.

2° Il faut noter aussi que la grâce actuelle suffi­sante pour un acte parfait comme la contrition, est efficace pour un acte moins parfait comme l'attrition ; elle produit au moins de fait une bonne pensée et souvent un bon mouvement de volonté, qui dispose au plein consentement. Tous les thomistes même les plus rigides s'accordent sur ce point, et disent avec Alvarez, De auxiliis, l. III, disp. LXXX : Auxilium omne quod respectu unius actus est sufficiens, esse simul etiam efficax in ordine ad alium (minus per­fectum), ad quem efficiendum, per absolutum divinæ providentiæ decretum ordinatur, ita ut simpliciter sit sufficiens et efficax secundum quid. De même, Gonet, Clypeus, De voluntate Dei, disp. IV, n. 147.

Tout acte salutaire, même facile, requiert une grâce de soi et infailliblement efficace vis-à-vis de lui ; il est en effet un bien réalisé hic et nunc et il suppose que de toute éternité Dieu l'a efficacement voulu de volonté conséquente. Nihil fit hic et nunc nisi quod Deus efficaciter voluit (si agitur de bono) aut permisit (si agitur de malo). Cf. N. del Prado, De gratia, 1907, t. III, p. 423. Et comme le dit Bossuet, Traité du libre arbitre, c. VIII, on ne peut refuser à Dieu la puissance d'actualiser notre liberté, de produire en nous et avec nous notre détermination libre et salutaire, sans laquelle le mérite n'existerait pas.

3° Résister à la grâce suffisante est un mal qui ne vient que de nous, de notre défectibilité et de notre déficience. Au contraire, ne pas résister à la grâce suffisante est un bien, qui ne peut venir uniquement de nous, mais qui vient de Dieu source de tout bien, comme de sa cause première. De plus c'est un bien réalisé hic et nunc, ce qui suppose que Dieu de toute éternité l'a efficacement voulu.

Comme le dit Billuart : Non diffitemur, imo pro certo tenemus, quod, ut homo gratiæ sufficienti non desit, eique consentiat, requiritur gratia efficax; sed quod bene averte, ut illi desit, ut illi resistat, ut peccet, non requiritur gratia efficax, sed sufficit defectiva ejus voluntas ; et quia illa resistentia, istud peccatum præ­cedit natura et ordine privationem gratiæ eficacis, ideo verum est dicere hominem privari gratia efficaci, quia peccando sufficienti resistit, non vero peccare, quia privatur gratia efficaci. De gratia, diss. V, a. 4.

4° La grâce efficace nous est offerte dans la grâce suffisante comme le fruit dans la fleur, comme l'acte dans la puissance ; mais si l'on résiste à la grâce suffisante on mérite d'être privé de la grâce efficace. La résistance tombe sur la grâce suffisante, comme la grêle sur un arbre en fleur qui promettait beaucoup de fruits. Cf. Lemos, Panoplia gratiæ, l. IV, tr. III, C. VI, n. 78.

5° Il n'est pas surprenant qu'il reste ici un grand mystère, c'est celui de l'intime conciliation de la volonté salvifique universelle et de la prédilection divine à l'égard des élus ; en d'autres termes c'est celui de l'intime conciliation de l'infinie justice, de l'infinie miséricorde et de la souveraine liberté ; or cette conciliation ne peut se faire que dans l'éminence de la Déité ou de la vie intime de Dieu qui reste cachée pour nous, tant que nous n'avons pas reçu la vision béatifique. Comme le disait saint Prosper en une proposition conservée par le concile de Quiersy : Quod quidam salvantur, salvantis est donum; quod autem quidam pereunt, pereuntium est meritum. Denz.­ Bannw., n. 318. C'est ce que dit le sens chrétien, lorsque de deux pécheurs également mal disposés, l'un se convertit plutôt que l'autre ; c'est, dit-on, l'effet d'une miséricorde spéciale de Dieu à l'égard de celui-ci plutôt que de celui-là. Tout ce qu'il y a en nous de réel et de bon vient de Dieu, seul le mal ne peut venir de lui.

Tels sont les principes qui commandent la doctrine thomiste de l'efficacité de la grâce, laquelle se réclame de saint Augustin et de saint Paul.

 

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ARTICLE 5. - La cause principale de la grâce.

D'après ce qui précède, cette cause ne peut être que Dieu, considéré dans sa vie intime, puisque la grâce est une participation de la nature divine. Comme seul le feu peut ignifier, Dieu seul peut déifier. Q. CXII, a. 1.

La grâce n'est pas créée de rien, ni concréée, car elle n'est pas une réalité subsistante; elle suppose un sujet dont elle dépend dans son devenir et dans son être : l'âme même, dont elle est un accident. Cependant, à titre d'accident essentiellement sur­naturel et non pas naturel, ni acquis, elle est tirée de la puissance obédientielle de l'âme. Cette puis­sance obédientielle est l'aptitude de l'âme à recevoir tout ce que Dieu voudra lui donner, et la puissance divine n'est limitée que par la contradiction. Aussi l'âme a-t-elle une puissance obédientielle à recevoir de Dieu tout ce qui ne répugne pas, non seulement la grâce et la gloire, mais l'union hypostatique, et un degré toujours plus élevé de gloire, car de puis­sance absolue, Dieu peut toujours augmenter en nous la grâce et l'intensité de la lumière de gloire ; à ce dernier point de vue la puissance obédientielle ne peut être comblée ou actualisée au point de n'être plus actualisable. Cette puissance obédientielle est formellement passive, puisque c'est l'âme même en tant qu'elle est apte à recevoir un don supérieur. Cependant la puissance obédientielle peut être matériellement active si elle est dans une faculté active comme la volonté ; telle est l'aptitude de la volonté à recevoir la charité infuse.

Cette notion thomiste de la puissance obédientielle, notablement différente de la conception scotiste et de l'idée suarézienne de la puissance obédientielle active, se trouve dans un grand nombre de textes de saint Thomas réunis par ses commentateurs dans la question qui nous occupe.

Selon le cours ordinaire de la providence, la pro­duction de la grâce requiert chez l'adulte conscient une disposition, qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu, ibid., a. 2, selon la parole de l'Écriture : præparate corda vestra Domino, I Reg., VII. Dieu meut en effet les êtres conscients et libres conformément à leur nature. Mais tandis qu'un acte bon répété engendre une vertu acquise, la disposition dont nous parlons ne peut engendrer la grâce, qui est un habitus infus.

A l'homme qui, avec la grâce actuelle, fait ce qu'il peut pour se préparer à la justification, la grâce habituelle est donnée infailliblement, non pas en tant que cette préparation procède de notre libre-­arbitre, mais en tant qu'elle provient de Dieu, qui meut efficacement et dont l'intention efficace ne peut être frustrée. Unde, dit saint Thomas, si ex intentione Dei moventis est quod homo cujus cor movet, gratiam consequatur, infallibiliter ipsam consequetur. Ibid., a. 3.

Suivant que l'homme se dispose plus ou moins bien, il reçoit la grâce à un degré plus ou moins élevé ; mais la cause première de sa disposition plus ou moins parfaite est Dieu, qui distribue ses dons plus ou moins abondamment, comme il le veut, pour qu'il y ait divers degrés de grâce et de charité dans l'Église, corps mystique du Christ. Ibid., a. 4.

Personne ne peut, sans une révélation spéciale, avoir la certitude absolue d'être en état de grâce, c'est-à-dire d'une certitude qui exclut toute crainte d'erreur ; on ne peut en avoir qu'une certitude relative, dite morale et conjecturale. C'est ce qui fait dire à saint Paul : « Je ne me juge pas moi-même ; je n'ai conscience d'aucun péché mortel, mais il ne s'ensuit pas que je sois justifié ; celui qui me juge, c'est le Seigneur. » I Cor., IV, 4. On peut en effet toujours craindre d'oublier quelque faute cachée, de n'avoir pas eu une contrition suffisante des péchés avoués, de confondre l'amour de charité avec un amour naturel qui lui ressemble. De plus Dieu, auteur de la grâce, dépasse notre connaissance naturelle et, sans révélation spéciale, on ne peut connaître avec une vraie certitude, s'il habite encore en nous ou s'il s'est retiré. Mais cependant il y a des signes qui permettent de conjecturer l'état de grâce : n'avoir conscience d'aucun péché mortel, mépriser les choses terrestres et trouver sa joie dans le Seigneur.

Les effets de la grâce sont la justification et le mérite dont il nous reste à parler.

 

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ARTICLE 6. - La justification (Ia IIae, q. CXIII)

1. Ce qu'elle est. - Dans la justification de l'impie ou du pécheur, selon le témoignage de l'Écriture, les péchés sont vraiment remis, effacés, enlevés, et non pas seulement couverts et non imputés comme le diront les luthériens. S'il en était autrement, il s'en­suivrait que l'homme serait en même temps juste et injuste, que Dieu aimerait les pécheurs comme ses amis et ses enfants, et que ceux-ci, tout en restant dans l'état de péché, seraient dignes de recevoir la vie éternelle. Il s'ensuivrait aussi que Jésus-Christ ne serait pas vraiment «l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde ». Cf. Ibid., a. 1.

Pour cette rémission des péchés, qui est la justi­fication du pécheur, l'infusion de la grâce habituelle ou sanctifiante est requise, si bien que, même de puissance absolue, il ne peut y avoir de justification sans infusion de la grâce. Ibid., a. 2. Les thomistes ont fortement défendu ce point de doctrine contre les scotistes, les nominalistes et leurs successeurs. La raison en est que la justification du pécheur est l'effet de l'amour de Dieu pour lui ; or l'amour de Dieu, comme il a été dit plus haut, n'est pas seulement affectif, mais effectif, en ce sens qu'il produit la grâce qui justifie et qui sanctifie ; c'est la grande différence entre l'adoption humaine et l'adoption divine qui seule enrichit et vivifie l'âme de celui qui est adopté.

D'autre part le péché grave habituel implique que la volonté de l'homme est habituellement, sinon actuellement, détournée de Dieu, fin ultime ; elle reste dans un état d'éloignement habituel. Or, il est impossible que ce péché habituel soit effacé sans que la volonté soit convertie vers Dieu, et donc sans qu'elle soit changée réellement par l'infusion de la grâce habituelle et de la charité, qui tourne l'âme vers Dieu. La cause formelle de la justification est donc la grâce sanctifiante, comme l'a défini le concile de Trente, sess. VI, c. VII, can. 10 et 11.

Les thomistes soutiennent par voie de conséquence contre les scotistes et Suarez, que même de puissance absolue Dieu ne peut faire que le péché mortel, soit actuel soit habituel, et la grâce sanctifiante coexistent dans un même sujet. La grâce sanctifiante est en effet par son essence même justice, sainteté et rectitude, tandis que le péché est par nature iniquité, souillure et désordre ; ils sont donc abso­lument incompossibles. Un même homme ne peut au même instant être ami de Dieu, agréable à Dieu, et ne pas l'être, en état de grâce et en état de péché mortel ou de mort spirituelle.

La production de la grâce habituelle requiert, nous l'avons vu, chez l'adulte conscient une disposition, qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu, car lui-même meut les êtres conscients et libres conformément à leur nature. Ibid., a. 3.

2. Quels sont les actes -requis à la justification de l'adulte ? - Le concile de Trente, sess. VI, c. VI, énumérera les six actes de foi, de crainte, d'espérance, d'amour de Dieu, de pénitence ou de contrition et de ferme propos de commencer une vie nouvelle, en recevant les sacrements et en obéissant aux pré­ceptes.

Saint Thomas insiste, ibid., a. 4 et 5, sur les actes de foi et de contrition ; mais il note aussi les actes de crainte filiale et d'humilité, d'espérance, d'amour de Dieu ; quant au ferme propos il est inclus dans la contrition.

La foi éclaire l'esprit sur la justice divine qui châtie le péché et sur la miséricorde qui offre le pardon. De là naît l'acte de crainte filiale de la justice divine et l'espérance du pardon. L'acte d'espérance dispose à l'amour de Dieu source de toute justice et plus aimable que ses bienfaits. De là naît enfin la détes­tation du péché comme nuisible à l'âme et comme offense à Dieu ; cette détestation du péché est la contrition, soit parfaite si le péché déplaît surtout comme offense à Dieu, soit imparfaite, s'il déplaît surtout comme nuisible au pécheur. Cette douleur du péché n'est pas sincère, si elle n'implique pas le ferme propos de commencer une vie nouvelle.

Selon les thomistes, parmi ces six actes, deux certainement doivent exister formellement ou expli­citement : les actes de foi et d'amour de Dieu, car ce sont, dans l'intelligence et la volonté, les deux actes principaux qui ne peuvent être contenus vir­tuellement en d'autres. Quant à l'acte de contrition, il semble qu'il doit être lui aussi explicite, car il faut regretter le péché comme offense à Dieu, à moins que l'homme ne pense pas alors à ses péchés et fasse un acte de charité qui contient virtuellement la con­trition. De même l'acte de charité peut contenir virtuellement celui d'espérance.

3. De quel principe procèdent effectivement les actes de contrition et de charité qui sont la disposition ultime à la grâce habituelle, à l'instant même de la justi­fication ? - Parmi les thomistes, Jean de Saint-­Thomas et Contenson disent que ces actes procèdent d'un secours actuel transitoire, tandis que Gonet et plusieurs autres soutiennent qu'ils dérivent de la grâce habituelle et des vertus infuses à l'instant précis et indivisible de leur infusion, c'est-à-dire de la motion divine qui produit ces habitus infus comme actuellement opérants.

Cette seconde interprétation paraît plus conforme à ce que dit saint Thomas, ibid., a. 8, ad 2um : « La disposition du sujet précède la forme selon une priorité de nature (dans l'ordre de la causalité maté­rielle et dispositive),et pourtant elle suit (dans l'ordre de causalité efficiente et formelle) l'action de l'agent qui dispose le sujet ; aussi le mouvement du libre arbitre procède d'une priorité de nature (dans l'ordre de causalité matérielle et dispositive) la réception de la grâce habituelle, mais suit l'infusion de la grâce (dans l'ordre de la causalité efficiente et for­melle) ». Ce que nous ajoutons entre parenthèses est dit explicitement, ibid., a. 8, ad 1um.

En ce passage saint Thomas dit expressément, au sujet de l'instant indivisible où s'accomplit la justi­fication : « Au même instant, le soleil, selon une priorité de nature, éclaire d'abord et par suite chasse les ténèbres ; tandis que l'air, selon une autre priorité de nature, cesse d'être obscur avant d'être éclairé. De même, en un seul instant, Dieu, selon une priorité de nature, infuse la grâce avant de remettre le péché, tandis que l'homme, selon une autre priorité de nature, cesse d'être pécheur avant de recevoir la grâce. » Ainsi s'applique le principe général qui joue partout où interviennent les quatre causes : causæ ad invicem sunt causæ, in diverso genere, il y a une priorité mutuelle entre la matière qui reçoit la forme et la forme qui détermine la matière, et aussi entre la fin qui attire l'agent et l'agent qui réalise ou obtient la fin. Selon ce principe, dans l'ordre de causalité matérielle et dispositive, la disposition ultime précède la forme, mais elle la suit, comme sa propriété, dans l'ordre de causalité formelle. Ainsi dans l'embryon humain, l'ultime disposition à l'âme humaine la précède et la suit à des points de vue divers ; ou encore, c'est un exemple plus sensible, l'air n'entrerait pas si la fenêtre ne s'ouvrait pas, mais la fenêtre ne s'ouvrirait pas, si l'air n'entrait pas. Il n'y a pas là contradiction, ni cercle vicieux, car la priorité mutuelle est affirmée à des points de vue différents, in diverso genere, causæ ad invicem sunt causæ. Cf. Aristote, Metaph., l. V, c. II, comm. De saint Thomas, leç. II.

Telle est la doctrine thomiste de la justification ou de la conversion. On voit qu'elle s'oppose nettement aux théories nominalistes qui ont préparé la doctrine luthérienne de la justification sans infu­sion de la grâce, par simple imputation ou attribution extrinsèque des mérites du Christ. Les thomistes ont toujours affirmé dès avant le concile de Trente ce qui a été défini par lui, sess. VI, c. VII et can. 10, 11, que la cause formelle de la justification est la grâce sanctifiante qui nous justifie et qui exclut l'état de péché.

Pour mieux faire voir le sens profond et la portée de cette doctrine les thomistes ont toujours soutenu que, même de puissance absolue, Dieu ne peut faire que le péché mortel, soit habituel soit actuel, coexiste avec la grâce sanctifiante dans un même sujet. En d'autres termes, il est contradictoire dans les termes qu'un même homme, au même instant, soit juste, enfant et ami de Dieu, et ne le soit pas. Il suit de là que dans le plan actuel de la Providence, où l'état de nature pure n'a jamais existé, tout homme est soit en état de péché mortel, soit en état de grâce, il n'y a pas de milieu. Ainsi s'appliquent les paroles de Notre Seigneur : qui non est mecum, contra me est, celui qui n'aime pas Dieu, fin dernière, par dessus tout, est détourné de Dieu. Mais aussi celui qui n'est pas contre Dieu, est pour lui. En ce sens Jésus a pu dire à ses apôtres : « celui qui n'est pas contre nous est pour nous ». Marc., IX, 40. En ce dernier sens se vérifie la parole bien connue : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé. » Cette parole est vraie de celui qui se dispose, par la grâce actuelle, à la conversion, surtout s'il arrive à la disposition ultime, qui n'est réalisée qu'à l'instant même de l'infusion de la grâce sanctifiante, instant où commence l'habitation de la sainte Trinité dans l'âme juste.

 

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ARTICLE 7. - Le mérite du juste (Ia IIae, q. CXIV).

Le mérite suit la justification comme l'agir suit l'être, car la grâce habituelle, qui constitue le juste, est principe radical d'œuvres justes et méritoires.

1. Notion et division. - Saint Thomas considère d'abord ce qu'est le mérite, quel est son principe, quelles en sont les différentes espèces, quelles sont les diverses conditions du mérite de condignité ; il examine en dernier lieu ce qui tombe sous le mérite. Dans l'explication de ces articles, les thomistes s'accordent à reconnaître les points de doctrine suivants ; cf. Cajétan, Jean de Saint-Thomas, les Salmanticenses, Gotti, Billuart, N. del Prado, E. Hugon, etc.

Le mérite concrètement pris est une bonne œuvre qui confère un droit à une récompense. Abstraite­ment pris, le mérite est « un droit à une récompense ». C'est là sa raison formelle à laquelle s'oppose le reatus pœnæ ou ce par quoi le péché mérite une peine. On a ainsi le fondement de la division du mérite, car la division se fonde sur la définition du tout à diviser.

Cette division est contenue dans les a. 1 et 6 de la q. CXIV. Pour la bien entendre, il faut remarquer que la notion de mérite n'est pas univoque, mais analogique, car elle se dit, selon des sens divers mais proportionnellement semblables, des mérites du Christ, puis des mérites de condigno du juste et enfin des mérites de congruo. Il y a là une subor­dination manifeste. De même, nous l'avons vu, le péché se dit, non pas univoquement, mais analogi­quement du péché mortel et du péché véniel, la connaissance se dit analogiquement de la sensation et de l'intellection, et l'amour se dit de même de l'amour sensible et de l'amour spirituel. Beaucoup d'erreurs viennent de ce que l'on prend univoque­ment ce qu'il faut entendre analogiquement.

Le mérite se divise, de ce point de vue, selon qu'il est un droit à une récompense fondé, soit en justice, soit non pas en justice, mais sur l'amitié, ou encore sur la libéralité.

Le mérite fondé en justice peut être un droit en stricte justice ; il est alors absolument égal à la récompense, tel fut le mérite du Christ à raison de sa personne divine, qui est égale au Père. Le mérite fondé en justice peut être seulement de condigno, de condignité ; il a alors une valeur, non pas égale à la récompense, mais proportionnée, selon une ordination et une promesse de Dieu, sans lesquelles il n'y aurait pas à proprement parler un droit ; tels sont les mérites du juste à l'égard de la vie éternelle, et de l'augmentation de la grâce et de la charité.

Par opposition, le mérite fondé, non pas sur la justice, mais soit sur l'amitié, soit sur la libéralité, est appelé de congruo ou de convenance ; s'il se fonde sur les droits de l'amitié, in jure amicabili, il suppose l'état de grâce et la charité, qui est une amitié divine, et on l'appelle mérite de congruo proprie dictum. S'il se fonde seulement sur la libé­ralité ou la miséricorde de Dieu et ne suppose pas l'état de grâce, mais une certaine disposition à rece­voir celle-ci, on l'appelle de congruo late dictum.

Il y a ainsi quatre acceptions du terme mérite ; on voit mieux dès lors que c'est une notion, non pas univoque, mais analogique, qui a quatre sens proportionnellement semblables. Dans les trois premiers sens, il y a, à des degrés divers, mérite proprement dit, lequel suppose toujours l'état de grâce, même s'il est seulement de congruo proprie. Dans le quatrième sens, meritum de congruo late dictum, il n'y a mérite que selon une analogie éloignée, qui, ne conservant plus le sens propre du mot, touche à la métaphore.

Sur ces différentes espèces de mérite, les thomistes se séparent notablement de Scot. Ils soutiennent contre lui que les mérites du Christ ont, à raison de sa personne divine, une valeur surabondante, intrinsèquement infinie, selon la rigueur de la justice, indépendamment de l'acceptation divine ; cette valeur est donc pour eux au moins égale à la vie éternelle de tous les élus, et elle est de soi intrin­sèquement suffisante pour le salut de tous les hommes. - Pour le mérite de condignité du juste, les thomistes enseignent aussi, contre Scot et les nominalistes, que l'acte de charité du viateur est proprement et intrinsèquement méritoire de la vie éternelle, et non pas seulement de façon extrinsèque par l'ordination et l'acceptation de Dieu. Ils tiennent enfin que Dieu ne pourrait accepter comme méri­toires de la vie éternelle des bonnes œuvres purement naturelles. On retrouve ainsi la distinction très nette des deux ordres de la nature et de la grâce, car celle-ci pour les thomistes est surnaturelle par son essence même et non seulement par le mode de sa production comme la vie naturelle miraculeusement restituée à un mort. Selon saint Thomas et ses disciples, l'acte de charité du viateur est donc proprement et intrinsèquement méritoire de con­digno de la vie éternelle, de par la nature de la charité infuse et de la grâce, germe de la gloire, en supposant cependant l'ordination divine de la grâce à la gloire et la promesse du salut à ceux qui méritent ainsi ; cf. a. 1.

Le mérite de congruo proprie dictum ou de conve­nance proprement dit, qui est fondé in jure amicabili sur les droits, non pas de la justice, mais de l'amitié, se trouve dans les actes qui procèdent immédiate­ment de la charité et dans ceux qui sont au moins impérés par elle. De cette façon le juste peut mériter à un autre homme la première grâce ; ainsi sainte Monique a mérité la conversion d'Augustin, et Marie médiatrice universelle a mérité de congruo proprie toutes les grâces que reçoivent tous les hommes et que le Christ nous a méritées de condigno ; cf. a. 6. - Le mérite de congruo late dictum ou de convenance au sens large ne suppose pas la grâce habituelle, mais seulement une certaine disposition à la rece­voir ou encore la prière telle qu'elle peut se trouver chez le pécheur ; aussi ne peut-il se fonder sur les droits de l'amitié, mais seulement sur la libéralité ou la miséricorde de Dieu. A. 3. De cette façon, par les bonnes oeuvres accomplies en dehors de l'état de grâce, l'homme peut mériter au sens large la grâce de la conversion.

2. Principe et conditions du mérite. - On voit par là que le principe du mérite proprement dit (soit de condignité, soit de convenance) est l'état de grâce et la charité. Mais, si l'on veut énumérer toutes les conditions du mérite selon les quatre premiers articles de la q. CXIV de saint Thomas, elles se réduisent, d'après les thomistes, à six pour le mérite de condigno. L'acte méritoire doit être 1° libre, 2° bon, 3° accompli par respect pour celui qui récompense, 4° pendant la vie présente, 5° il doit procéder de la grâce habituelle et de la charité, 6° avoir été ordonné par Dieu à une récompense promise.

Sans cette dernière condition, nos bonnes œuvres ne nous donneraient pas droit à une récompense, car elles sont déjà dues à Dieu à plusieurs autres titres, parce qu'il est créateur, maître et fin ultime. C'est ainsi que les bonnes œuvres des âmes du pur­gatoire et celles des bienheureux ne sont plus méri­toires, car Dieu ne les a pas ordonnées à une récom­pense. Aux yeux des thomistes, Scot et les nomina­listes ont mal entendu cette dernière condition en disant que l'acte de charité du viateur n'est pas intrinsèquement méritoire de condigno de la vie éternelle, mais seulement extrinsèquement par l'ordination et l'acceptation de Dieu. La doctrine exacte de saint Thomas est que, en dehors de la dignité intrinsèque que cet acte tient de la grâce et de la charité, il faut la promesse divine d'une récompense pour qu'il y ait proprement un droit à celle-ci, pour que Dieu se doive à lui-même de nous récompenser.

D'après ces notions et ces principes, on saisit le sens et la portée des conclusions contenues dans les quatre premiers articles de la q. CXIV de saint Thomas. L'homme sans la grâce habituelle ne peut mériter la vie éternelle, car le mérite doit avoir une proportion avec la récompense ; or, aucune nature créée n'a de proportion avec la vie surnaturelle de l'éternité. - Le juste par la grâce et la charité peut vraiment et proprement mériter de condigno la vie éternelle, selon la parole du Sauveur : « réjouissez-­vous et soyez dans l'allégresse, car votre récompense est grande dans le ciel ». Matth., V, 12. La raison en est que les œuvres qui procèdent de la grâce et de la charité sont ordonnées par Dieu à la vie éternelle et lui sont intrinsèquement proportionnées en justice. A. 1 et 3. Mais, si le juste pèche ensuite mortellement et persévère dans le péché jusqu'à la mort, il perd pour toujours ses mérites, d'où la nécessité de la grâce de la persévérance finale pour conserver ses mérites ou les recouvrer et obtenir de fait la vie éternelle.

C'est surtout par la charité que la grâce habituelle est principe du mérite, de nombreux textes scripturaires le disent, et la raison en est que l'acte est méritoire, de par l'ordination divine, selon qu'il tend à la fin dernière surnaturelle ; or, cette tendance vient de la charité, qui fait aimer Dieu pour lui-même et par dessus tout. A. 4. Il faut, selon les thomistes, un influx au moins virtuel de la charité. D'où il suit que le mérite est plus grand selon que la charité est plus élevée et influe davantage. Un acte facile provenant d'une grande charité est donc plus méri­toire qu'un acte difficile provenant d'une charité moindre. Ainsi Marie, Mère de Dieu, a plus mérité, même par ses actes faciles, que les martyrs dans leurs tourments, car elle avait une charité bien supérieure à la leur.

3. Qu'est-ce qui tombe sous le mérite du juste ? - Saint Thomas examine ce sujet dans les dix derniers articles de la q. CXIV. Le principe qui les domine est le suivant : le juste peut mériter ce à quoi son mérite a été ordonné par Dieu, mais le principe du mérite ne peut être lui-même mérité.

Le juste peut donc mériter de condigno, et c'est de foi, la vie éternelle, l'augmentation de la grâce et de la charité et le degré de gloire correspondant, car les actes méritoires sont ordonnés par Dieu à la vie éternelle et au progrès spirituel qui y conduit. A. 8. Le juste peut aussi mériter pour un autre, non pas de condigno, mais de congruo proprie la grâce de la conversion et celle de l'avancement, comme sainte Monique pour Augustin, et Marie médiatrice pour tous les hommes. A. 6. Le juste peut mériter enfin les biens temporels dans la mesure où ils sont utiles au salut. A. 10.

Mais, comme le principe du mérite ne peut pas être mérité, l'homme ne peut mériter ni de condigno, ni de congruo proprie, pour lui-même la première grâce soit actuelle, soit habituelle. C'est une vérité de foi, qui se trouve ainsi théologiquement expliquée. Les bonnes œuvres naturelles n'ont pas en effet de proportion avec la grâce, et celle-ci, étant le principe du mérite, ne peut être méritée. A. 5. Le juste étant encore en état de grâce ne peut mériter d'avance ni de condigno, ni de congruo proprie, d'obtenir plus tard, s'il vient à tomber dans le péché mortel, la grâce de la contrition. A. 7. Ce point de doctrine n'a pas été admis par tous les théologiens. Saint Thomas pense l'établir en notant que les mérites du juste sont perdus par le péché mortel ; dès lors la restauration du principe du mérite ne peut être méritée d'avance. De plus si le juste méritait pour plus tard, en cas de chute, la grâce de la contrition, il l'obtiendrait infailliblement, et ainsi tous les justes persévéreraient jusqu'à la mort, ils seraient donc tous prédestinés. Cette grâce de la contrition, l'homme peut l'obtenir autrement, par la prière qui s'adresse à la miséricorde divine.

Enfin le juste ne peut mériter ni de condigno, ni de congruo proprie la grâce de la persévérance finale ou de la bonne mort. Ce point de doctrine, particu­lièrement depuis le concile de Trente, sess. VI, c. XIII, est de l'aveu de tous les théologiens au moins théologiquement certain, s'il s'agit du mérite de condigno. Il s'appuie sur plusieurs textes de l'Écriture cités par saint Augustin dans son traité De dono perseverantiæ (c. II, VI, XVII) et dont quelques-uns sont rappelés par le concile de Trente en particulier celui-ci : Quod quidem donum aliunde haberi non potest, nisi ab eo qui potens est, eum qui stat statuere ut perseveranter stet, et eum qui cadit restituere (Rom., XIV, 4). Saint Thomas, q. CXIV, a. 9, explique cette vérité certaine et communément reçue, par l'axiome : « le principe du mérite ne peut être mérité », il serait l'effet de lui-même ; or le don de la persévérance finale ou de la bonne mort n'est autre que l'état de grâce, principe du mérite, conservé par Dieu à, l'instant même de la mort. Ce don ne peut dès lors être mérité. Cela est surtout vrai du mérite de condigno, mais aussi de celui de congruo proprie, car le principe de ce dernier est aussi la grâce habituelle et la charité. Dieu du reste n'a pas promis la grâce de la bonne mort au juste qui aurait fait des actes méritoires pendant un temps plus ou moins long, après lequel il aurait droit à cette grâce. Enfin si ce don de la persévérance finale ou de la préser­vation du péché pouvait être mérité de condigno par le juste, il serait infailliblement obtenu par tous les justes, et tous seraient prédestinés, ce qui n'est pas. Pour la même raison, le juste ne peut pas mériter de condigno, ni de congruo proprie le secours efficace qui le conserverait dans l'état de grâce et le préserverait du péché mortel : si du reste, il méritait ce secours efficace, il l'obtiendrait infail­liblement, et par lui il mériterait le suivant, et ainsi de suite jusqu'à mériter et à obtenir infailliblement le don de la persévérance finale.

Cependant celui-ci peut être obtenu par la prière humble, confiante, persévérante, et en ce sens on dit qu'il peut être mérité de congruo improprie. Ce n'est pas alors l'objet d'un mérite proprement dit s'adressant à la justice divine, mais de la force impétratoire de la prière, qui s'adresse à la miséricorde. C'est en ce sens qu'on peut entendre la promesse faite par le Sacré-Cœur à sainte Marguerite-­Marie d'accorder la grâce de la bonne mort à ceux qui auront reçu la sainte communion le premier vendredi du mois neuf fois de suite ; Contre l'impossibilité de mériter par un mérite proprement dit la persévérance finale, on a objecté qui peut mériter plus, peut mériter moins ; or le juste peut mériter la vie éternelle, qui est plus que la persévérance finale. - On répond que le principe invoqué n'est vrai que toutes choses égales d'ailleurs, et que s'il s'agit des objets auxquels le mérite est ordonné par Dieu, mais non pas du principe du mérite, lequel ne peut être mérité. - Il n'est pas nécessaire du reste que la grâce de la bonne mort soit méritée comme moyen en vue de la vie éternelle, car elle peut être obtenue autrement que par le mérite : par la prière.

On insiste en disant : mais on ne peut mériter l'obtention de la vie éternelle, sans mériter la persé­vérance finale qui en est la condition. A cela il faut répondre qu'on ne mérite l'obtention même de la vie éternelle qu'à condition de ne pas perdre ses mérites, ce dont la grâce de la persévérance finale préserve les élus ; cela revient encore à dire que cette grâce n'est autre que la conservation du prin­cipe du mérite et qu'elle ne peut être méritée. Le concile de Trente, sess. VI, c. XVI, et can 32, dit du juste : meretur vitam æternam et ipsius vitæ æternæ, si tamen in gratia decesserit, consecutionem.

Tels sont les principes qui dominent le traité de la grâce de saint Thomas. On voit que, selon lui, la doctrine chrétienne s'élève ici comme un sommet entre deux hérésies radicalement opposées, au dessus du pélagianisme et du semipélagianisme, qui nient l'élévation de la grâce, sa nécessité et sa gratuité, et au dessus du prédestinatianisme, renouvelé par le protestantisme, qui nie la volonté salvifique uni­verselle.

Contre la première de ces hérésies, saint Thomas affirme très nettement la distinction sans mesure des deux ordres de la nature et de la grâce ; celle-ci est déclarée participation formelle de la Déité telle qu'elle est en soi. A propos de la nécessité de la grâce, le saint Docteur souligne la parole du Sauveur « Sans moi vous ne pouvez rien faire » dans l'ordre du salut. En traitant de la gratuité de la grâce, il revient constamment aussi à cette parole de saint Paul : « Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? » Nul ne serait donc meilleur qu'un autre, s'il n'était pas aimé et plus aidé par Dieu. La subordination des agents correspond à celle des fins ; par suite Dieu seul, auteur de la grâce, peut mouvoir vers la fin surnaturelle, et la grâce actuelle efficace est efficace par elle-même, elle porte effectivement à l'acte salu­taire, en actualisant notre liberté.

Mais, contre le prédestinatianisme, qui reparaîtra dans le protestantisme et le jansénisme, saint Thomas affirme nettement que Dieu ne commande jamais l'impossible, et que la grâce suffisante offerte ou même accordée à tous les adultes, donne le pouvoir réel d'agir de façon salutaire. Mais si l'homme lui résiste, il mérite d'être privé de la grâce efficace qui lui aurait fait accomplir librement l'acte salutaire. Le juste peut mériter ce à quoi l'acte méritoire est ordonné, mais non pas le principe même du mérite.

Entre ces affirmations contre chacune des deux hérésies opposées le mystère reste ; pour avoir ici l'évidence il faudrait voir comment se concilient dans l'éminence de la Déité l'infinie miséricorde, l'infinie justice et la souveraine liberté.

 

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CHAPITRE VI - LES VERTUS THÉOLOGALES

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ARTICLE 1. - La foi et son motif formel (IIa IIae, q. I-XVI)

Après avoir parlé dans la Ia IIae des principes des actes humains en général, saint Thomas, dans la IIa IIae, traite de chaque vertu en particulier et d'abord de chacune des trois vertus théologales.

Comme nous l'avons indiqué en parlant des vertus en général, le principe qui domine toutes ces ques­tions est celui de la spécification des habitus et de leur acte par leur objet formel, principe dont le sens profond et la portée ont été méconnus par Scot, par les nominalistes et leurs successeurs. On peut s'en rendre compte par les controverses qui ont eu lieu depuis le XIVe siècle et qui durent encore sur le motif formel de la foi et l'ultime résolution ou fondement de la certitude de celle-ci. Ce sont seule­ment ces points capitaux que nous soulignerons au sujet de chacune des principales vertus.

Saint Thomas, IIa IIae, q. I, a. 1, montre d'abord que la foi a pour objet matériel tout ce qui est révélé par Dieu, et surtout les mystères surnaturels inaccessibles à l'intelligence naturelle de l'homme ou de l'ange. Elle a pour objet formel ou motif formel de son adhésion, la véracité de Dieu (veritas prima in dicendo), qui suppose son infaillibilité (veritas prima in intelligendo), bref l'autorité de Dieu révé­lateur, auctoritas Dei revelantis, comme le dira le concile du Vatican, sess. III, c. III. Il s'agit manifes­tement de la véracité de Dieu auteur non pas seulement de la nature, mais de la grâce et de la gloire, car c'est ainsi que Dieu intervient pour nous révéler les mystères essentiellement surnaturels de la Sainte Trinité, de l'Incarnation rédemptrice, etc. Saint Thomas dit, ibid., q. I, a. 1 : In fide, si consi­deremus formalem rationem objecti, nihil aliud est, quam veritas prima. Non enim fides, de qua loquimur, assentit alicui, nisi quia est a Deo revelatum. Unde ipsi veritati divinæ fides innititur, tan quam medio. Et q. V, a. 2 : Formale objectum fidei est veritas prima, cui inhæret homo, ut propter eam creditis assentiat. Voir aussi, q. V, a. 1 : In objecto fidei est aliquid quasi formale, scilicet veritas prima super omnem naturalem cognitionem creaturæ existens; et aliquid materiale, sicut id, cui assentimus, inhærendo primæ veritati ; et encore, q. IV, a. 1 : Veritas prima est objectum fidei secundum quod ipsa non est visa et ea quibus propter ipsam inhæretur. Le motif formel d'une vertu théologique, disent les thomistes, doit être incréé, il ne peut être que Dieu même ; la proposition infaillible de l'Église et les miracles qui la confirment, ne peuvent être que des conditions sine qua non, mais pas le motif formel de la foi.

Il suit de là que la foi spécifiée par un tel objet formel, essentiellement surnaturel, est elle-même sur­naturelle, quoad essentiam, vi objecti formalis speci­ficativi ; cf. ibid., q. VI, a. 1 : Cum homo assentiendo his quæ sunt fidei elevetur supra naturam suam, oportet quod hoc ei insit ex supernaturali principio interius movente quod est Deus. Et encore, q. V, a. 3, ad 1um : Articulos fidei... tenet fidelis simpliciter inhærendo primæ veritati, ad quod indiget adjuvari per habitum fidei.

En d'autres termes le fidèle, par la foi infuse et une grâce actuelle, adhère surnaturellement au motif formel de cette vertu théologale, dans un ordre très supérieur à celui de la raison ou des raisonnements apologétiques fondés sur l'évidence des miracles et autres signes de la révélation. Il y adhère par un acte simple, et non pas discursif, bien plus par le même acte surnaturel qui le fait adhérer aux mystères révélés ; cf. ibid., q. II, a. 2, ad 3um : Per ista tria (credere Deo revelanti, credere Deum revelatum, credere in Deum) non designaritur diversi actus fidei, sed unus et idem actus habens diversam relationem ad fidei objectum. Par un seul et même acte simple et sur­naturel le fidèle croit à Dieu révélant et Dieu révélé, comme par un même acte de vision l'oeil voit la lumière et par elle les couleurs.

D'où il résulte que, malgré l'obscurité du motif (non vu, mais cru) et des mystères révélés, la foi infuse a une certitude essentiellement surnaturelle, supérieure à toute certitude naturelle si évident que soit l'objet de celle-ci ; cf. ibid., q. IV, a. 8 : Fides est certior quam sapientia, scientia et intellectus, quia fides innititur veritati divinæ ; tria autem prædicta innituntur rationi humanæ. La foi se fonde immé­diatement non pas sur un motif créé, mais sur l'autorité de Dieu révélateur. A ce motif la foi infuse sous la grâce actuelle nous fait infailliblement adhérer dans un ordre très supérieur au raisonnement apologétique prérequis, qui aboutit seulement au jugement de crédibilité (ces mystères proposés par l'Église, garantis par des signes divins manifestes, sont évidemment croyables). Déjà la grâce actuelle du pius credulitatis affectus est requise pour le jugement de crédentité (ces mystères doivent être crus par moi hic et nunc).

Cette doctrine de la surnataralité essentielle de la foi à raison de son objet formel, inaccessible à toute intelligence créée laissée à ses forces naturelles, et de la certitude de foi supérieure à toute certitude naturelle, n'a pas été suivie par Scot, ni par les nominalistes et leurs successeurs.

Pour Scot, la distinction de la nature et de la grâce n'est pas nécessaire, mais contingente, elle dépend du libre-arbitre de Dieu, qui aurait pu nous accorder la lumière de gloire comme une propriété de notre nature. In Ium Sent., dist. III, q. III, n. 24, 25. Selon lui un acte naturel et un acte sur­naturel peuvent avoir le même objet formel. In IIIum Sent., dist. XXXI, n. 4. Aussi la foi infuse n'est pas nécessaire à cause de la surnaturalité de son objet, car l'objet formel de la foi théologale ne dépasse pas la foi acquise In IIIum Sent., dist. XXIII, q. 1, n. 8. Enfin la certitude de la foi infuse se fonde sur la foi acquise à la véracité de l'Église, fondée elle-même sur les miracles et autres signes de la révélation, autrement, dit-il, on procéderait à l'infini. C'est la même doctrine qui se trouve chez les nominalistes, cf. Biel, In IIIum Sent., dist. XXIII, q. II. De là elle est passée chez Molina, Concordia, q. XIV, a. 13, disp. XXXVIII, Paris, éd. 1876, p. 213 sq., pour lui l'objet formel de la foi infuse est accessible à la foi acquise ; chez Ripalda, De ente supernaturali, l. III, dist. XLIV, n. 2 ; dist. XLV, n. 37, et avec une légère modi­fication chez de Lugo, De fide, disp. IX, sect. I, n. 3, 2 ; disp. I, sect. I, n. 77, 100, 104, et chez Franzelin, De divina Traditione, p. 692, 616. Cf. Vacant, Études sur le concile du Vatican, t. II, p. 75 sq. qui a assez bien noté ce en quoi ces théories diffèrent de l'explication donnée par les disciples de saint Thomas.

Les thomistes ont toujours répondu : le motif formel de la foi infuse est la véracité de Dieu auteur de la grâce, et non seulement auteur de la nature ; ce motif est donc inaccessible à l'intelligence naturelle de l'homme ou même de l'ange ; pour l'atteindre il faut la vertu infuse de foi ; si la foi acquise, telle qu'elle est dans le démon, suffisait, alors la foi infuse ne serait pas absolument nécessaire, mais seulement ad facilius credendum comme le disaient les péla­giens. Le IIe concile d'Orange a défini contre les semipélagiens que la grâce est nécessaire même pour l'initium fidei, pour le pius credulitatis affectus.

S'appuyant sur le principe de la spécification des habitus par leur objet formel, les thomistes depuis Capréolus jusqu'à nos jours n'ont pas cessé de défendre la surnaturalité essentielle de la foi infuse à raison de son objet formel, et sa certitude supé­rieure à toute certitude naturelle. En cela Suarez, De gratia, l. II, c. XI ; De fide, part. I, disp. III, sect. VI, VIII, XII, est d'accord avec eux, sauf sur un point : il met des actes distincts là où saint Thomas et ses disciples n'en mettent qu'un : credere Deo revelanti et Deum revelatum.

Les thomistes s'accordent à reconnaître que l'acte de foi infuse se fonde (ultimo resolvitur) sur l'autorité de Dieu révélateur, qui est id quo et quod creditur, sen concreditur mysteriis, comme le lumière est id quo et quod videtur simul cum coloribus. Pour eux, le motif formel de la foi, l'autorité de Dieu révélateur, ne meut ou n'influe qu'en tant qu'il est connu, et il n'influe infailliblement qu'en tant qu'il est connu infailliblement par la foi infuse elle-même, qui adhère à lui, et qui n'atteint rien que par lui. Si ce motif formel de la foi infuse n'était connu que de façon naturelle et faillible, il ne pourrait fonder une certi­tude essentiellement surnaturelle et supérieure à toute certitude naturelle.

Cet enseignement se trouve très explicitement chez les thomistes suivants : chez Capréolus, In IIIum Sent., dist. XXIV, q. I, a. 3 : unico acta assentio quod Deus est trinus et unus quod Deus hoc revelatit ; sicut idem accus est, quo credo Deo et credo Deum ; chez Cajétan, In IIam IIae, q. I, a. 1, n. 11 : Divina revelatio est quo et quod creditur; ita quod, sicut unitas est una seipsa et ibi est status, ita divina revelatio, qua cetera creduntur, est credita seipsa et non per aliam revelationem. Unus enim et idem actus fidei credit Deum et Deo, ut inferius q. II, a. 2, palet... In hac adhæsione ad primam veritatem ut revelatricem stat resolutio ultima creditorum ; et non ad fidem acquisitam, qua credo Joanni Evangelistæ aut Paulo Apostolo, aut communitati Ecclesiæ... Facit ergo habi­tus fidei infusæ hominem inhærere Deo ut testificanti tanquam in ratione omnium credendorum : juxta illud I Joa., V, 10 : Qui credit in Filium Dei, habet testi­monium Dei in se. Même doctrine dans Sylvestre de Ferrare, In Summam Cont. Gent., l. I, c. VI ; l. III, c. XL, § 3 ; dans Jean de Saint-Thomas, De gratia, disp. XX, a 1, n. 7, 9 ; De fide, q. I, disp. I, a. 2, n. 1, 4 : Testimonium divinum est ratio formalis credendi res testificatas et ipsummet testi­monium; cf. ibid., n. 7 : fides divina non potest sumere firmitatem ex aliqua cognitione luminis natu­ralis, cum certitudo ejus sit generis longe superioris scilicet supernaturalis ; dans Gonet, De gratia, disp. I, a. 2, § I, n. 78, 79, 93 ; De fide, disp. I, a. 2, n. 55 ; dans les Salmanticenses, De gratia, disp. III, dub. III, n. 28, 37, 40, 45, 48, 49, 52, 58, 60, 61 ; De fide, disp. I, dub. V, n. 163, 193 ; dans Billuart, De gratia, diss. III, a. 2, § 2 ; De fide, diss. I, a. 1, obj. 3, inst. I. Voir aussi Gardeil, La crédibilité et l'apologétique, 2e éd. Paris, 1912, p. 61..., 92, 96, et dans le Dict. de théol. cath., art. CRÉDIBILITÉ ; Scheeben, Dogmatik, I, § 40, n. 681, 689... ; § 44, n. 779-805. Nous avons longuement étudié ailleurs ce point de doctrine en rapportant ces témoignages, cf. De Revelatione, Rome, 3e éd. 1935, t. I, p. 458-511.

On voit que tous ces thomistes s'appuient sur le principe si souvent cité par saint Thomas : les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet formel, et sont donc du même ordre que lui. Cet enseignement paraît être la plus haute expression de la doctrine traditionnelle sur la surnaturalité essen­tielle de la foi et sa certitude supérieure à toute certitude naturelle. On peut s'en rendre compte si l'on examine de près la preuve suivante dont la majeure et la mineure sont admises par tous les théologiens.

Nous croyons infailliblement ce qui est révélé par Dieu, à cause de l'autorité de la Révélation divine et selon la proposition infaillible de l'Église. Or, la Révélation et l'Église infaillible n'affirment pas seule­ment les mystères, mais que c'est Dieu même qui les a révélés (cela est certain non seulement par l'examen rationnel des miracles, mais parce que Dieu et l'Église l'affirment). Donc nous devons croire infailliblement que c'est Dieu même qui a révélé ces mystères, et le moindre doute sur l'existence de la Révélation engendrerait un doute sur les mystères eux-mêmes. Du reste la foi infaillible à un mystère révélé comme tel, suppose que de fait (in actu exercito) on croit infailliblement à la révélation divi­ne, sans toujours y bien réfléchir (in acta signato).

On a objecté : d'après saint Thomas un même objet ne peut être en même temps scitum et creditum, su et cru, car il serait en même temps vu et non vu, évident et non évident. Or, le fait de la révélation est su ou connu naturellement par les miracles qui le confirment ; il ne peut donc en même temps être cru de façon surnaturelle. A cela les thomistes répondent que ce n'est pas sous le même point de vue, que la révélation est naturellement connue et crue surnaturellement. Elle est naturellement connue comme intervention miraculeuse de Dieu auteur et maître de la nature et du miracle, et en ce sens elle est surnaturelle quoad modum quant à son mode de production, comme le miracle lui-même. Et cela n'empêche pas qu'elle soit crue surnaturellement, en tant qu'elle est la parole incréée de Dieu auteur de la grâce, en ce sens elle est surnaturelle quoad essentiam ; elle s'identifie avec la vie intime de Dieu, inaccessible à la connaissance naturelle de l'homme et de l'ange. C'est de ce point de vue que selon saint Thomas uno et eodem actu credimus Deo revelanti et Deum revelatum, IIa IIae, q. II, a. 2, ad 3um,

Cette doctrine est celle qui conserve le mieux le sens obvie des termes du concile du Vatican, sess. III, c. III : Hanc vero fidem, quæ humanæ salutis initium est, Ecclesia catholica profitetur, virtutem esse super­naturalem, qua, Dei aspirante et adjuvante gratia, ab eo revelata vera esse credimus non propter intrinsecam rerum veritatem naturali rationis lumine perspectam, sed propter auctoritatem Dei revelantis, qui nec falli nec fallere potest. Il est clair, disent les thomistes, que l'autorité de Dieu révélateur dont parle ici le concile n'est pas seulement celle de Dieu auteur de la nature et du miracle naturellement connaissable, mais l'autorité de Dieu auteur de la grâce, puisque la révélation nous manifeste non seulement les vérités naturelles de la religion, mais surtout et per se les mystères essentiellement surnaturels de la vie intime de Dieu et du salut.

Cette distinction entre Dieu auteur de la nature et Dieu auteur de la grâce n'est certes pas une distinction artificielle, elle domine toute la théologie et revient constamment dans le traité de la grâce.

C'est pourquoi les thomistes, en reconnaissant tout ce que comporte l'analyse de l'acte de foi, concluent avec saint Thomas que le fidèle ne peut adhérer au motif formel de la foi, sans la grâce de la foi infuse, qui est précisément spécifiée par ce motif formel, tout différent de l'évidence des miracles qui motivent le jugement de crédibilité. Comme le dit saint Thomas, IIa IIae, q. V, a. 3, ad 1um : Articulos fidei... tenet fidelis simpliciter inhærendo primæ Veritati, ad quod indiget adjuvari per habitum fidei. En cela, comme il est dit ibid., l'adhésion essen­tiellement surnaturelle et infaillible du fidèle diffère sans mesure de la foi acquise du démon fondée directement sur l'évidence des miracles, et de l'ad­hésion humaine par laquelle l'hérétique formel main­tient encore certains dogmes ex propria voluntate et proprio judicio et non plus ex auctoritate Dei revelantis qu'il a rejetée sur d'autres points, cf. IIa IIae, q. V, a. 3.

Cette doctrine thomiste de la surnaturalité de la foi a été exposée dans toute son élévation et son ampleur, après le concile de Trente, par Jean de Saint-Thomas, De gratia, disp. XX, a. 1, n. 7-9 ; De fide, q. I, disp. I, a. 2, n. 1-8, et par les Salman­ticenses, De gratia, disp. III, dub. III, n. 28-37, 40-49, 52-61.

Les conséquences de cette doctrine en spiritualité sont particulièrement remarquables. On s'explique ainsi notamment que dans la purification passive de l'esprit dont parle saint Jean de la Croix, la foi infuse est purifiée de tout alliage humain, dans la mesure où, sous les inspirations du don d'intelligence, l'âme discerne de mieux en mieux l'élévation du motif formel de la foi infuse au dessus des motifs de crédibilité (miracles et autres signes) et des motifs accessoires qui peuvent faciliter l'acte de foi, par exemple par ce que l'on croit dans le milieu où nous vivons. Nous avons longuement étudié ailleurs cette application de la doctrine de la surnaturalité essen­tielle de la foi et de sa certitude supérieure à toute certitude naturelle, cf. L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, Paris, 2e éd. 1939 t. II, P. 575-597. Les mêmes principes manifestent la surnaturalité essen­tielle de l'espérance et de la charité et la même application doit s'en faire à la purification passive de ces vertus, cf. ibid.

A la vertu de foi correspondent le don d'intelligence, qui nous fait pénétrer les mystères révélés, q. VIII, et celui de science qui nous éclaire spécialement sur ce qui relève des causes secondes, sur leur défecti­bilité et leurs déficiences, par suite sur la gravité du péché mortel, sur la vanité des choses terrestres, l'inefficacité des secours humains pour atteindre une fin surnaturelle. Cf. q. IX. Par là ce don de science facilite l'exercice de l'espérance des biens divins et de la vie éternelle.

 

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ARTICLE 2. - L'espérance (IIa IIae, q. XVII-XXII)

Pour souligner ce qu'il y a de plus important dans l'enseignement de saint Thomas et de son école sur l'espérance, nous parlerons surtout de son objet, de son motif formel, puis de sa certitude sui generis.

1. Motif formel de l'espérance. - Cette vertu théologale est essentiellement surnaturelle de par l'objet qui la spécifie, car par elle nous tendons vers la vie éternelle, vers la béatitude surnaturelle, qui n'est autre que la possession de Dieu par la vision béatifique, ou mieux encore qui n'est autre que Dieu ainsi possédé éternellement. Nous tendons vers lui, en nous appuyant sur le secours divin qu'il nous a promis. Le motif formel de l'espérance théologale n'est pas notre effort, ni un secours créé, c'est Dieu toujours secourable, selon sa bonté, sa miséricorde, sa fidélité à tenir ses promesses et sa toute puissance. Toutes ces perfections divines ainsi ordonnées sont supposées par ce motif formel : Deus auxilians, cf. ibid., q. XVII, a. 1, 2, 4, 5. Dieu seul en effet peut nous faire parvenir à la béatitude sur­naturelle et nous la donner : la subordination des agents correspond à celle des fins, et seul l'agent suprême peut conduire à la fin suprême. Les thomistes remarquent, comme pour la foi, que le motif formel d'une vertu théologale ne peut être quelque chose de créé, si noble que ce soit ; il ne peut être que Dieu même, ici Dieu toujours secou­rable, dont le secours cependant nous est transmis par la sainte humanité du Sauveur et par Marie auxiliatrice. Ibid., a. 4.

L'espérance infuse, qui nous préserve de la pré­somption et du désespoir, dépasse donc immensément le désir naturel d'être heureux, et le désir naturel conditionnel et inefficace de voir Dieu, s'il voulait nous élever à la béatitude surnaturelle ; l'espérance infuse dépasse enfin sans mesure une confiance na­turelle en, Dieu, qui peut naître de la connaissance naturelle de la bonté divine. L'espérance infuse suppose nécessairement la foi infuse, qui nous fait connaître la fin surnaturelle à laquelle Dieu nous a appelés et le secours surnaturel promis à ceux qui l'implorent pour atteindre la vie de l'éternité.

De ce que l'espérance est inférieure à la charité, il ne faudrait pas supposer, ont remarqué plusieurs thomistes contre les quiétistes, qu'elle contiendrait un désordre, et qu'il faudrait en faire le sacrifice pour arriver à l'amour désintéressé. Il faut noter à ce sujet avec Cajétan, In IIam IIae, q. XVII, a. 5, n. 6, que par l'espérance infuse desidero Deum mihi, non propter me, sed propter Deum. Par l'espé­rance, nous désirons Dieu à nous, comme notre souverain Bien, sans le subordonner à nous, mais en nous subordonnant à lui, tandis que nous désirons un fruit, qui nous est inférieur, à nous et pour nous, nobis et propter nos, en le subordonnant à nous. C'est ce que les quiétistes n'ont pas assez remarqué. En d'autres termes la fin dernière de l'acte d'espé­rance est Dieu même. Par l'espérance nous désirons notre fin ultime, non pas certes en la subordonnant à nous comme la nourriture nécessaire à notre sub­sistance, mais en nous subordonnant à elle. De même Dieu le Père a voulu nous donner son Fils unique comme Rédempteur, sans le subordonner à nous, mais en nous subordonnant à lui, selon cette parole de saint Paul : Omnia enim vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei.

Bien qu'elle soit inférieure à la charité, l'espérance, quoi qu'en aient dit les quiétistes, ne contient rien de désordonné. Le sens exact de la formule de Cajétan, que nous venons de citer est celui-ci : desidero Deum mihi, non propter me, sed finaliter propter Deum, nondum vero formaliter propter Deum, nam hoc ad caritatem pertinet. Par la charité nous aimons Dieu formellement pour lui-même, parce qu'il est infiniment bon en lui-même, et par l'acte secondaire de la charité nous désirons Dieu à nous et au prochain, formaliter propter Deum, pour le glorifier éternellement.

L'acte d'espérance est moins élevé, sans doute, mais il a certainement Dieu pour fin ultime : desidero Deum mihi non propter me, sed finaliter propter Deum, et cela de deux façons différentes, suivant que l'espérance est vivifiée par la charité ou qu'elle est informe.

Par l'espérance vive, unie à la charité, je désire Dieu à moi finalement pour lui-même aimé efficace­ment par dessus tout. Par l'espérance informe, je désire Dieu à moi finalement pour lui-même ineffi­cacement aimé. Dans l'état de péché mortel, il peut y avoir en effet un amour inefficace ou velléitaire de Dieu par dessus tout, à la pensée qu'il est infini­ment meilleur que nous et que toute créature. Cet amour reste inefficace tant qu'il est contrarié par l'amour désordonné de soi-même. L'espérance informe est ainsi principe d'un acte bon et même salutaire, mais cet acte ne peut être méritoire de la vie éternelle ; aussi, bien que l'espérance informe soit une vertu, elle n'est pas proprement in statu virtutis, parce que son acte n'est pas efficacement ordonné à la fin dernière, comme il le faudrait, facit actum bonum, sed non ita bene, ut oporteret.

Lorsque, au contraire, elle est vivifiée par la charité, l'espérance grandit avec elle et apparaît comme une haute vertu, bien qu'elle ne soit pas la plus grande de toutes. Pour le mieux entendre, on peut noter que parmi les vertus morales, la magnanimité acquise et plus encore la magnanimité infuse, qui a des affinités avec l'espérance, nous fait tendre vers de grandes choses et nous les fait désirer en nous subordonnant à elles, comme on le voit chez les fondateurs d'ordre dans leurs travaux et leurs luttes. A plus forte raison l'espérance infuse est-elle une haute vertu, qui nous fait tendre non seulement vers de grandes choses, mais vers Dieu même en nous subordonnant à lui. Cela est d'autant plus vrai que l'espérance ne nous fait pas seulement désirer un degré inférieur de la béatitude surnaturelle, mais la vie éternelle elle-même sans en préciser le degré, elle nous porte même à marcher toujours plus généralement vers Dieu, en nous le faisant désirer davantage.

Par suite, contrairement à ce qu'ont dit les quié­tistes, dans la purification passive de l'esprit décrite surtout par saint Jean de la Croix, loin de faire le sacrifice de l'espérance ou du désir du salut, il faut, selon l'expression de saint Paul, « espérer contre toute espérance ». Cette purification passive met en effet en un puissant relief le motif formel de cette vertu théologale, si bien que, lorsque tous les autres motifs secondaires s'effacent au point de sembler disparaître, il reste toujours le motif suprême : Deus auxilians, Dieu toujours secourable, et qui n'aban­donne pas ceux qui espèrent en lui. Dans ces purifications du reste l'espérance ou confiance en Dieu est de plus en plus vivifiée par la charité et ennoblie par elle. Dans l'adversité et l'abandon apparent de Dieu, l'espérance est purifiée de tout alliage, de tout amour désordonné de soi-même, et l'âme de plus en plus désire Dieu non pas seulement comme sa béatitude, mais pour le glorifier éternellement.

2. La certitude de l'espérance a été particulièrement étudiée par saint Thomas et ses disciples, q. XVIII, a. 4. Le saint Docteur a déjà distingué dans l'intel­ligence la certitude de la science, fondée sur l'évi­dence, celle de la foi fondée sur la révélation, et qui malgré l'obscurité des mystères dépasse toute certitude naturelle, celle du don de sagesse sous l'inspiration du Saint-Esprit et par connaturalité aux choses divines, celle de la prudence dans l'ordre pratico-pratique. Il devait préciser aussi ce qu'est la certitude de l'espérance, qui, elle, n'est pas dans l'intelligence, mais dans la volonté sous la direction infaillible de la foi. Saint Thomas y voit une certitude participée et très formellement une certitude de tendance vers la fin dernière, malgré l'incertitude du salut. De même, dit-il, ibid., sous la direction de la Providence l'instinct de l'animal tend sûrement vers son but, l'hirondelle vers la région où elle retourne. De même encore les vertus morales sous la direction certaine de la prudence, tendent certaine­ment à leur objet, au juste milieu à garder en différentes matières ; ainsi l'espérance tend certaine­ment vers la fin ultime : Et sic etiam spes certitudi­naliter tendit in suum finem, quasi participans certitudinem a fide, quæ est in vi cognoscitiva.

Il faudrait avoir une révélation spéciale de notre prédestination pour avoir la certitude de notre salut individuel, mais, malgré l'incertitude du salut, par l'espérance nous tendons certainement vers lui, sous la direction de la foi et selon les promesses de Dieu, qui « ne commande jamais l'impossible, mais qui ordonne de faire ce que nous pouvons et de demander ce que nous ne pouvons pas ». De même, si nous avons pris le train de Paris à Rome, sans avoir la certitude d'y arriver, un accident peut se produire en cours de route, nous tendons certainement vers le but du voyage et cette certitude augmente à mesure que nous nous en rapprochons.

L'espérance infuse, comme la foi infuse, ne peut se perdre que par un péché mortel qui lui soit directement contraire, c'est-à-dire par un péché mortel de désespoir ou de présomption. Ces deux vertus théologales restent donc en bien des âmes en état de péché mortel, elles sont alors non in statu perfectae virtutis, disent les thomistes, et elles ne sont pas dans leur sujet connaturel, puisque l'âme est alors privée de la grâce habituelle. Lorsque, au contraire, elles sont unies à la charité, leur acte s'ennoblit de plus en plus par le progrès de cette vertu, avec laquelle elles se développent.

A la vertu d'espérance correspond, selon saint Thomas, le don de crainte filiale, qui nous détourne du péché en nous préservant de la présomption, q. XXII.

 

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ARTICLE 3. - La charité (IIa IIae, q. XXIII-XLVII)

Il nous est impossible ici de toucher tous les grands problèmes qu'aborde saint Thomas dans son traité de la charité au cours de vingt-trois questions. Nous parlerons seulement de l'objet formel de cette vertu, de sa nature, en déduisant ses principales propriétés ; cf. IIa IIae, q. XXIII, a. 1, 2, 3, 5 ; q. XXV, a. 1 ; q. XXVII, a. 3.

1. Objet formel. - La charité est la vertu infuse et théologale par laquelle nous aimons Dieu auteur de la grâce pour lui-même, plus que nous, plus que tous ses dons et par dessus tout ; celle aussi par laquelle secondairement nous aimons surnaturel­lement nous-même et le prochain, pour l'amour de Dieu, parce qu'il est aimé de Dieu et appelé comme nous, à le glorifier en cette vie et éternellement. Notre charité est l'effet en notre volonté de la charité incréée, qui nous a aimés la première, et dont l'amour est créateur, conservateur, vivificateur, régénérateur. La charité est par suite un don créé, distinct du Saint-Esprit, quoi qu'en ait dit Pierre Lombard.

Comme il est dit dans l'Écriture : Jam non dicam vos servos, sed amicos, Joa., XV, 15, la charité est à proprement parler une amitié surnaturelle entre les enfants de Dieu et lui-même, et aussi entre les enfants du même Père céleste. Ce n'est pas là seulement une conclusion théologique, c'est l'explication certaine d'une vérité de foi. Dire que la charité est une amitié, c'est dire qu'elle est un amour de bienveillance mutuel, fondé sar une communauté de vie (convivere, convictus, communio) du fait que Dieu nous a communiqué une participation de sa nature, de sa vie intime, et nous appelle à le voir immédiatement comme il se voit et à l'aimer éter­nellement ; cf. q. XXIII, a. 1.

Le motif formel de la charité est donc la bonté divine surnaturellement connue, en tant qu'elle est en soi souverainement aimable pour elle-même. Ainsi aimer Dieu pour ses bienfaits (si ces derniers mots expriment le motif formel de notre amour et non pas seulement un moyen de connaître et de se dis­poser à aimer la bonté divine) ne serait pas un acte de charité ; cf. q. XVII, a. 3.

La charité nous porte à aimer Dieu en lui-même et pour lui-même plus que tous ses dons, car la bonté du bienfaiteur dépasse tous ses bienfaits. Elle nous porte par suite à désirer la béatitude éternelle, non pas comme l'espérance, en tant que Dieu est notre souverain bien, mais pour le glorifier éternellement en reconnaissant sa bonté.

Bien plus, tandis que, par la connaissance natu­relle, nous atteignons d'abord les créatures et Dieu par l'intermédiaire de celles-ci, tandis que, par la foi, nous ne connaissons Dieu que in speculo sensibilium, par des idées abstraites des choses sensibles, par la charité au contraire nous atteignons Dieu immé­diatement et nous aimons les créatures aimées par lui parce que nous l'aimons d'abord lui-même : Dilectio etiam in statu viæ tendit in Deum primo et ex ipso derivatur ad alia, et secundum hoc caritas Deum immediate diligit, alia vero Deo mediante. Q. XXVII, a. 4.

Nous devons donc aimer Dieu par dessus tout, au moins d'un amour d'estime efficace, appretiative et efficaciter super omnia, et nous devons tendre à l'aimer intensive super omnia, avec l'élan conscient d'un cœur pleinement possédé par Dieu, ce qui se vérifiera surtout au ciel. Q. XXVI, a. 2, 3.

C'est par la même vertu de charité que nous aimons Dieu et le prochain, car le motif formel de ces deux actes est le même. La raison formelle en effet pour laquelle nous aimons surnaturellement le prochain d'amour de charité, c'est Dieu même, car ainsi nous voulons que le prochain soit en Dieu, ut in Deo sit, qu'il adhère à lui comme à sa fin ultime et qu'il le glorifie éternellement. Q. XXV, a. I.

2. Principales propriétés. - Dès lors la charité doit être universelle, elle doit s'étendre à tous les hommes, bien que nous devions aimer davantage d'un amour d'estime ceux qui sont plus près de Dieu, et d'un amour senti et de dévouement ceux qui sont plus près de nous. Q. XXVI, a. 1, 4. 5. 6, 7-13.

Il suit de là qu'il n'y a pas deux espèces de charité, celle envers Dieu et celle envers le prochain, mais il y a une seule charité dont Dieu est l'objet premier et dont le prochain est; comme nous, l'objet secon­daire. Nous pouvons ainsi avoir pour le prochain et pour nous-méme, au dessus de l'affection naturelle, un amour essentiellement surnaturel et théologal.

La charité de la terre n'est pas non plus spéci­fiquement distincte de celle du ciel, car l'amour se porte sur son objet, à raison de la bonté de celui-ci, abstraction faite de ceci que l'objet soit vu ou non vu, et la proposition intellectuelle de l'objet bon, n'est pas la raison formelle mais seulement la condition de l'amour.

Il résulte encore de ce qui précède que la charité, comme ne cessent de le dire saint Paul et saint Jean, est la plus excellente de toutes les vertus, car elle atteint Dieu plus immédiatement. Q. XXIII, a. 6. En particulier, in via, l'amour de Dieu, qui se porte vers lui tel qu'il est en soi, est plus parfait que la connaissance de Dieu, qui lui impose en quelque sorte la limite de nos idées bornées, ibid.

Étant supérieure à toutes les autres vertus, la charité inspire et impère leurs actes et les rend méritoires en les ordonnant à la fin dernière aimée par dessus tout. En ce sens, elle est la forme (extrin­sèque) des autres vertus, en les référant à la vie éternelle.

Aussi, bien que sans elle il puisse y avoir de vraies vertus, celles-ci ne sont pas alors in perfecto statu virtutis, car la référence à la fin ultime manque, et l'homme, étant en état de péché mortel, est même détourné de Dieu, fin dernière ; il y a par suite en lui une faiblesse, qui empêche la connexion des vertus et qui ne permet pas à celles qui existent d'être subjectivement in statu virtutis difficile mobilis. Cf. q. XXIII, a. 7 et 8, et commentaire des Salman­ticenses, de Billuart, etc.

La charité sur terre peut toujours augmenter et le viator doit toujours tendre vers Dieu en l'aimant davantage. Q. XXIV, a. 4. Tout acte de charité même imparfait, même remissus ou inférieur en intensité au degré de la vertu dont il procède, mérite de condigno une augmentation de charité, mais il ne l'obtient aussitôt que s'il est assez intense ou géné­reux (non remissus), pour nous disposer à recevoir cette augmentation : Quilibet accus caritatis meretur caritatis augmentum, non tamen statim augetur, sed quando aliquis conatur ad hujusmodi augmentum. Q. XXIV, a. 6, ad Ium.

A la vertu de charité correspond, selon saint Thomas, le don de sagesse, qui, sous l'inspiration du Saint-Esprit, nous fait juger des choses divines par une sympathie ou connaturalité fondée sur la charité et nous les fait ainsi goûter dans l'obscurité de la foi. Q. XLV, a. 1, 2. De la foi éclairée par les dons de sagesse, d'intelligence et de science procède la contemplation infuse.

On voit que saint Thomas attire particulièrement l'attention sur le motif formel de chacune des trois vertus théologales. Cette doctrine a des conséquences importantes en spiritualité, notamment à propos de la purification passive de l'esprit. A ce moment les vertus théologales sont de plus en plus purifiées de tout alliage humain, et leur motif formel, essentiel­lement surnaturel, est mis alors en un puissant relief au dessus de tout autre motif inférieur et accessoire, de sorte qu'au terme de cette purification passive, sous la lumière du don d'intelligence, ces trois motifs formels (Vérité première révélatrice, Toute-Puissance auxiliatrice, Bonté divine infiniment aimable, supé­rieur à tous ses dons) apparaissent comme trois étoiles de première grandeur dans la nuit de l'esprit. Nous l'avons longuement expliqué ailleurs, en trai­tant de la purification passive de l'espérance et de la charité, cf. L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, Paris, 2e éd. 1939, t. II, P. 597-632.

 

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CHAPITRE VII - LES VERTUS MORALES

Au sujet des vertus cardinales et de celles qui se rattachent à elles, nous ne pouvons ici indiquer que les principes qui montrent leur subordination et leur connexion dans l'organisme spirituel.

 

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ARTICLE I. - La prudence

La prudence, auriga virtutum, comme disaient les anciens, est la vertu intellectuelle qui dirige toutes les vertus morales. Saint Thomas la définit après Aristote, recta ratio agibilium, la droite raison qui dirige immédiatement nos actes humains. Cette défi­nition est proportionnellement vraie de la prudence acquise, éclairée par la lumière naturelle de la raison, et de la prudence infuse, éclairée par la lumière infuse de la foi. La première fait l'éducation ration­nelle de la volonté et de la sensibilité, elle les dis­cipline ; la seconde fait descendre dans ces facultés la lumière divine. Cf. IIa IIae; q. XLVII-LVII.

Chacune des deux détermine à sa manière le juste milieu raisonnable, qui est aussi un sommet entre les déviations déraisonnables soit par excès, soit par défaut ; ainsi le juste milieu de la vertu de force est au dessus de la lâcheté et de la témérité. Le juste milieu déterminé par la prudence infuse est supérieur à celui déterminé par la prudence acquise, mais dans l'homme juste ces deux vertus de même nom se subordonnent, comme chez le musicien l'agilité des doigts se subordonne à l'art qui est dans l'intellect pratique.

La prudence, soit acquise, soit infuse, a trois actes : le conseil qui examine les divers moyens en vue d'une fin ; le jugement pratique qui détermine le meilleur moyen et dirige immédiatement l'élection ou choix volontaire ; et l'imperium, qui dirige l'exé­cution des moyens choisis, IIa IIae, q. XLVII, a. 8.

Saint Thomas a particulièrement déterminé le rapport mutuel de la prudence et des vertus morales et le caractère propre de la certitude prudentielle d'après le principe formulé par Aristote : qualis unusquisque est, talis finis videtur ei conveniens chacun juge du bien à réaliser selon les dispositions subjectives de sa volonté et de sa sensibilité, cf. Ia IIae, q. LVIII, a. 5 ; bref chacun juge selon son penchant, l'ambitieux juge bon ce qui flatte son orgueil, l'humble juge bon ce qui est conforme à l'humilité. Aussi y a-t-il un rapport mutuel entre la prudence qui dirige les vertus morales et celles-ci. En d'autres termes nul ne peut avoir la vraie prudence (soit acquise, soit infuse), distincte de la ruse et de l'artifice, s'il n'a pas à un degré propor­tionné la justice, la force, la tempérance, la loyauté, une vraie modestie. Pour que le jugement prudentiel soit vrai et évite toute déviation, il faut que la volonté et la sensibilité soient rectifiées, tout comme le cocher pour bien conduire un char a besoin de chevaux déjà dressés.

C'est pourquoi saint Thomas dit que le jugement de la prudence est pratiquement vrai par conformité à l'appétit (rationnel et sensitif) rectifié, surtout par conformité à l'intention droite de la volonté : verum intellectus practici accipitur per conformitatem ad appe­titum rectum. Ia IIae, q. LVII, a. 5, ad 3um. C'est le sens profond de l'adage : chacun juge selon son inclination. Ici comme toujours saint Thomas passe progressivement du sens commun ou raison naturelle à la raison philosophique mise au service de la théologie. Il résulte de là que, même si le jugement prudentiel est spéculativement faux, par suite d'une ignorance ou d'une terreur absolument involontaire, il reste pratiquement vrai. Ainsi, si nous ne pouvons absolument pas savoir ni soupçonner que le breuvage qu'on nous présente est empoisonné, il n'est pas imprudent de juger que nous pouvons le boire ; ce jugement spéculativement faux est pratiquement vrai, per conformitatem ad intentionem rectum.

Cette droite intention de la volonté est donc requise pour que la prudence par le jugement pratique détermine bien le juste milieu de chaque vertu morale, par exemple celui de la force entre la témérité et la lâcheté, ou celui de l'humilité entre l'orgueil subtil et la pusillanimité.

L'intention droite de la volonté est nécessaire plus encore pour que la prudence, après avoir bien jugé, commande efficacement les actes des vertus de justice, force, tempérance, etc. Il est clair qu'elle ne peut les commander que si la volonté est droite et efficace et que si la sensibilité est assez rectifiée pour obéir à la direction donnée. Il y a ainsi un rapport mutuel entre la prudence acquise et les vertus morales acquises qu'elle dirige, et propor­tionnellement aussi entre la prudence infuse et les vertus morales infuses. On saisit mieux dès lors ce qu'est la connexion des vertus et leur subordination dans l'organisme spirituel. L'étude attentive de ce que saint Thomas a écrit sur la prudence et les vertus annexes peut beaucoup aider à la formation de la conscience, et l'on pourrait avec ces éléments écrire un excellent livre sur ce sujet, plus sûr, plus profond, plus utile que les comparaisons souvent artificielles des probabilités pour et contre.

A la vertu de prudence correspond le don du conseil, qui nous rend dociles aux inspirations du Saint-Esprit, inspirations parfois nécessaires là où la prudence même infuse reste hésitante, par exemple pour répondre à une question indiscrète en évitant tout mensonge et sans livrer un secret à garder ; cf. IIa IIae, q. LIII.

 

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ARTICLE 2. - La justice et ses différentes formes (IIa IIae, q. LVII-CXXII)

Saint Thomas montre que la justice, soit acquise, soit infuse, est dans la volonté pour la faire sortir de l'égoïsme ou amour-propre désordonné, en lui faisant rendre à autrui ce qui lui est dû.

A la suite d'Aristote, il distingue nettement quatre espèces de justice selon cette énumération ascen­dante : 1° La justice commutative est celle qui règle les échanges entre particuliers selon l'égalité ou la juste valeur des choses échangées, elle défend le vol, la fraude, la calomnie et oblige à restitution ; 2° La justice distributive, qui préside à la répartition par l'autorité des avantages et des charges de la vie sociale entre les divers membres de la société ; en vue du bien commun, elle distribue comme il faut à chacun les biens, le travail, les charges, les impôts, les récompenses et les peines ; cette distribution doit se faire, non pas également pour tous, mais propor­tionnellement aux mérites, aux vrais besoins et à l'importance des divers membres de la société. IIa IIae, q. LXI, a. 1, 2 ; 3° La justice légale (ou sociale) vise immédiatement le bien commun de la société, elle fait établir et observer de justes lois et ordonnances. C'est à elle que correspond cette partie de la prudence appelée par saint Thomas la prudence politique, qui doit se trouver surtout dans le chef d'État et ses collaborateurs, mais aussi dans ses sujets, car leur prudence ne doit pas se désin­téresser du bien commun et, s'ils n'ont pas à contri­buer à l'établissement de justes lois, ils doivent toujours veiller à les bien observer. IIa IIae, q. LVIII, a. 6, 7 ; q. LX, a. 1, 4um ; q. LXXX, a. 8, 1um ; 4° L'équité ou l'epicheia est la forme la plus élevée de la justice, elle est attentive, non pas seulement à la lettre des lois, mais à leur esprit, à l'intention du législateur, surtout dans les circonstances excep­tionnelles particulièrement difficiles et affligeantes, où l'application rigide de la lettre de la loi rappel­lerait l'adage summum jus summa injuria. IIa IIae q. LXXX, a. 1, ad 3um, 5um ; q. CXX, a. 1, 2. L'équité est plus conforme à la sagesse et à un grand bon sens qu'à la loi écrite ; elle a ainsi quelque ressemblance avec la charité qui lui est encore supérieure.

Ces quatre formes de justice notées par Aristote à propos de la justice acquise, se retrouvent dans la justice infuse. Elles décuplent les énergies de la volonté et contribuent grandement à l'éducation chrétienne du caractère, qui arrive à dominer le tempérament physique, en le marquant à l'effigie de la raison éclairée par la foi. De fait les vertus acquises font descendre jusque dans le fond de notre volonté et de notre sensibilité la rectitude de la droite raison, et les vertus morales infuses la recti­tude de la foi et la vie même de la grâce, parti­cipation de la vie intime de Dieu.

La justice doit être vivifiée par la charité, mais ces deux vertus restent notablement différentes l'une de l'autre ; la justice nous prescrit de donner à chacun ce qui lui est dû et de le laisser user de son droit. La charité est la vertu par laquelle nous aimons Dieu par dessus tout, et pour l'amour de Dieu notre prochain comme nous-mêmes. Elle dépasse donc de beaucoup le respect du droit des autres, pour nous faire traiter les autres personnes humaines comme des frères en Jésus-Christ, que nous aimons comme d'autres nous-mêmes dans l'amour de Dieu. Bref, comme le montre Saint Thomas, la justice regarde le prochain comme une autre personne, en tant qu'autre, elle regarde les droits d'autrui, elle est essentiellement ad alterum, tandis que la charité regarde le prochain comme un autre nous-mêmes. La justice respecte les droits d'autrui, la charité donne au delà de ces droits ; c'est ainsi que pardonner veut dire donner au delà de ce qui est dû. On s'explique dès lors que, selon saint Thomas, la paix ou la tranquillité de l'ordre soit indirectement l'œuvre de la justice, qui écarte les obstacles, les torts, les dommages ; mais la paix est directement l'œuvre de la charité, qui par nature produit l'union des cœurs. L'amour est une force unitive, et la paix est l'union des cœurs et des volontés. IIa IIae, q. XXIX, a. 3, ad 3um.

Parmi les questions spéciales du traité de la justice, il faut signaler celle du droit de propriété ; cf. IIa IIae, q. LXVI, a. 2 : Circa rem exteriorem duo competunt homini. Quorum unum est potestas procurandi et dis­pensandi, et quantum ad hoc licitum est quod homo propria possideat....Aliud vero, quod competit homini circa res exteriores est usus ipsarum. Et quantum ad hoc non debet homo habere res exteriores ut proprias, sed ut communes, ut scilicet de facili aliquis eas com­municet în necessitate aliorum, cf. Ia IIae, q. CV, a. 2, corp. Le droit de propriété est ainsi le droit d'acquérir et d'administrer (potestas procurandi et dispensandi), mais pour ce qui concerne l'usage de ces biens, il faut en donner facilement à ceux qui sont dans le besoin. Le riche, loin d'être un accapa­reur, doit être l'administrateur des biens donnés par Dieu, de telle façon que les pauvres en profitent pour le nécessaire. On vit alors, non plus sous le règne de la convoitise et de la jalousie, mais sous le règne de Dieu dans la justice et la charité. Cf. ici l'art. PROPRIÉTÉ, et dans la traduction française de la Somme théologique publiée par la Revue des jeunes, au traité de la justice, les notes sur la q. LXVI.

Les vertus annexes à la justice selon saint Thomas sont la religion qui, aidée par le don de piété, rend à Dieu le culte qui lui est dû, la pénitence qui répare l'offense faite à Dieu, la piété filiale envers les parents et la patrie, le respect dû au mérite, à l'âge, à la dignité des personnes, l'obéissance aux supérieurs, la reconnaissance pour les bienfaits reçus, la vigilance à punir justement quand il le faut, tout en usant aussi de clémence, enfin la véracité dans les paroles, dans la manière d'être et d'agir. De plus à côté du droit strict, il y a les droits et les devoirs de l'amitié (jus amicabile), de l'amabilité et de la libéralité. Cf. IIa IIae, q. LXXXI-CXIX.

 

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ARTICLE 3. - La force (IIa IIae, q. CXXIII-CXLI)

est la vertu qui réprime la crainte dans le danger et modère l'audace, pour rester dans la ligne de la droite raison, sans tomber ni dans la lâcheté, ni dans la témérité.

Cette définition est vraie proportionnellement de la force acquise du soldat qui expose sa vie pour la défense de sa patrie, et de la force infuse qui, sous la direction de la foi et de la prudence chrétienne, reste ferme malgré toutes les menaces dans la voie du salut, comme on le voit chez les martyrs.

L'acte principal de la vertu de force consiste à supporter, sustinere, l'acte secondaire est l'attaque aggredi. Comme le montre saint Thomas, q. CXXIII, a. 6, sustinere est diffcilius quam aggredi, il est plus difficile et plus méritoire de supporter longtemps ce qui contrarie vivement la nature, que d'attaquer un adversaire dans un moment d'enthousiasme avec toute l'ardeur de son tempérament. La raison en est 1° que celui qui supporte doit déjà lutter contre celui qui s'estime plus fort que lui ; 2° il souffre déjà, tandis que celui qui attaque ne souffre pas encore et espère échapper au mal ; 3° supporter demande un long exercice de la vertu de force, alors qu'on peut attaquer par un mouvement d'un instant.

Ce support vertueux des tourments apparaît sur­tout dans le martyre, acte suprême de la force, et grand signe de l'amour de Dieu, pour qui le martyr donne sa vie. Q. CXXIV. D'après la doctrine thomiste de la connexion des vertus, c'est surtout par cette connexion qu'on peut discerner le vrai martyr du faux martyr, qui, par orgueil, s'obstine dans son propre jugement en se raidissant contre la douleur. Le vrai martyr montre qu'il a les vertus en apparence les plus opposées, non seulement la force, mais avec la charité, la prudence et l'humilité, la douceur qui le porte à prier pour ses bourreaux. Ibid.

Le don de force perfectionne l'acte de la vertu de force, en nous rendant dociles aux inspirations spéciales du Saint-Esprit dans le danger, et celui qui est habituellement fidèle jusque dans les petites choses recevra cette force supérieure pour être fidèle dans les grandes choses, si le Seigneur un jour les lui demande. Q. CXXXIX.

Les vertus annexes à la force sont surtout la magnanimité, la constance, la patience, la persévérance.

 

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ARTICLE 4. - La tempérance et les vertus annexes

La tempérance règle les passions de l'appétit concupiscible, surtout les délectations du tact. La tempérance acquise les discipline selon la règle de la droite raison comme il convient à l'honnête homme ; la tempérance infuse les réduit en servi­tude selon la règle de la foi, et fait descendre la lumière de la grâce jusque dans la sensibilité, comme il convient à l'enfant de Dieu. Q. CXLI. Cette vertu est ainsi un juste milieu et un sommet entre l'intem­pérance et l'insensibilité.

Elle se divise en plusieurs espèces : l'abstinence et la sobriété touchant les délectations relatives à la nourriture et au breuvage, et la chasteté touchant les délectations relatives à la génération. Q. CXLIII. La chasteté, qui est ainsi une vertu, soit acquise, soit infuse, est une force notablement distincte de la pudeur qui n'est qu'une heureuse inclination naturelle et généralement timide ; il y a entre elles une différence semblable à celle qui existe entre la vertu de miséricorde et la pitié sensible, q. CXLXV, a. 1.

La virginité consacrée à Dieu est, selon saint Thomas, une vertu spéciale distincte de la chasteté, même de la chasteté absolue de la veuve, parce qu'elle offre à Dieu l'intégrité parfaite de la chair et le renoncement à toute délectation charnelle pour toute la vie ; elle est, dit-il, par rapport à la chasteté ce qu'est la munificence par rapport à la simple libéralité. Q. CLII, a. 3. Elle est plus parfaite que le mariage, et dispose à la contemplation des choses divines, qui est bien supérieure à la propagation de l'espèce humaine. Ibid., a. 4.

A la tempérance se rattachent, comme vertus annexes, celles qui consistent dans la modération de telle ou telle tendance, surtout l'humilité, qui réprime l'amour désordonné de notre propre excellence, et la douceur qui réfrène la colère. Q. CXLIII.

Saint Thomas traite avec profondeur de l'humilité, q. CLXI. Selon lui, l'acte propre de cette vertu, qui en Jésus et en Marie n'a pas eu à réprimer des mouvements d'orgueil, consiste à s'incliner devant l'infinie grandeur de Dieu et devant ce qu'il y a de Dieu en toute créature. L'humble reconnaît pratique­ment que ce qu'il a par lui-même (sa défectibilité, son indigence, ses déficiences) est inférieur à ce que toute autre personne tient de Dieu au point de vue naturel ou surnaturel. Ibid., a. 3. Cette formule si simple et si profonde révèle progressivement l'humilité des saints, selon les degrés énumérés par saint Anselme et expliqués par saint Thomas, ibid., a. 6, ad 3um « reconnaître que par certains côtés on est mépri­sable ; souffrir justement de l'être ; avouer qu'on l'est ; vouloir que le prochain le croie ; supporter patiemment qu'on le dise ; accepter d'être traité comme une personne digne de mépris ; aimer à être traité ainsi ». L'humilité est une vertu fondamentale, tanquam removens prohiberas, en tant qu'elle écarte l'orgueil, principe de tout péché, et, en nous mettant à notre véritable place devant Dieu, elle nous rend parfaitement dociles à la grâce divine. Ibid., a. 5. Dans le même traité, saint Thomas montre, q. CLXIII, que le péché du premier homme fut comme celui de l'ange, un péché d'orgueil ; mais l'ange, intelligence parfaite, se complut dans une science qu'il avait déjà, tandis que l'homme, dont l'intelligence est imparfaite, se complut dans le désir d'une science qu'il n'avait pas, celle du bien et du mal, pour pouvoir se conduire seul, sans avoir à obéir, à vivre dans la sainte dépendance de Dieu. Ibid., a. 2.

Sous le titre de studiositate, q. CLXVI, saint Thomas a traité aussi de l'application vertueuse à l'étude, qui est un juste milieu entre la curiosité immodérée et la paresse intellectuelle, qui suit souvent la curio­sité, lorsque celle-ci est satisfaite.

Le saint Docteur a examiné ainsi une quarantaine de vertus, si l'on compte toutes celles qui se rat­tachent aux vertus cardinales. Chacune, exceptée la justice, se trouve entre deux déviations par excès ou par défauts, et quelques-unes, comme la magna­nimité, ne sont pas sans une certaine ressemblance avec tel défaut comme l'orgueil, surtout lorsque la vertu acquise n'est pas encore perfectionnée par la vertu infuse correspondante et par l'inspiration des dons du Saint-Esprit. Il est donc facile de faire de fausses notes sur le clavier des vertus ; pour les éviter il faut souvent les inspirations spéciales du Maître intérieur, ce qui montre les nécessités des sept dons qui sont dans l'âme, comme les voiles sur la barque pour lui permettre d'avancer plus facile­ment que par le travail des rames.

Il ne faut donc pas s'étonner que saint Thomas achève la partie morale de sa Somme théologique en parlant de la vie contemplative, de la vie active, de la perfection chrétienne, des divers états de vie et des charismes ou grâces gratis datæ, notamment de la prophétie.

 

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CHAPITRE VIII - LA PERFECTION CHRÉTIENNE

D'après le témoignage de l'Évangile et de saint Paul, la perfection consiste spécialement dans la charité. Saint Thomas, q. CLXXXIV, a. 1, le montre en disant : « Tout être est parfait en tant qu'il atteint sa fin, qui est sa perfection dernière. Or la fin dernière de la vie humaine est Dieu, et c'est la charité qui nous unit à lui, selon le mot de saint Jean : « Celui qui reste « dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui ». C'est donc spécialement dans la charité que consiste la perfection de la vie chrétienne ». La foi infuse et l'espérance infuse ne sauraient être manifestement ce en quoi consiste spécialement la perfection chrétienne, car elles peuvent exister dans l'état de péché mortel, chez celui dont la volonté est détournée de Dieu, fin dernière. La perfection ne saurait non plus consister spécialement dans les vertus morales infuses, car celles-ci ne nous unissent pas directement à Dieu, mais nous font employer les moyens qui conduisent à lui, et elles ne sont méritoires que si elles sont vivifiées par la charité.

« La perfection, ajoute saint Thomas, ibid., a. 3, se trouve principalement dans l'amour de Dieu et secondairement dans l'amour du prochain, qui sont l'objet des préceptes principaux de la loi divine ; elle n'est qu'accidentellement dans les moyens ou instruments de perfection qui nous sont indiqués par les conseils évangéliques » d'obéissance, de chas­teté absolue et de pauvreté. On peut donc atteindre la perfection chrétienne dans le mariage, sans la pratique effective des trois conseils, mais, pour y parvenir, il faut avoir l'esprit des conseils, qui est l'esprit de détachement des choses du monde et de soi-même, par amour de Dieu. Quant à la pratique effective de ces trois conseils, elle est un chemin plus rapide et plus sûr pour arriver à la sainteté.

On s'explique dès lors que le plus grand signe de l'amour de Dieu soit l'amour du prochain, lequel est manifestement visible et procède de la même vertu théologale que l'amour de Dieu, notre Père commun cf. Joa., XIII, 34.

Cette doctrine sur la perfection s'accorde parfaite­ment avec cette autre assertion de saint Thomas : Melior est (in via) amor Dei, quam Dei cognitio. Ia, q. LXXXII, a. 3. Quoique l'intelligence soit supé­rieure à la volonté qu'elle dirige, ici-bas la connais­sance de Dieu est inférieure à l'amour de Dieu, car lorsque ici-bas nous connaissons Dieu, nous l'attirons en quelque sorte vers nous, et pour nous le repré­senter, nous lui imposons la limite de nos idées bornées ; tandis que, lorsque nous l'aimons, c'est nous qui sommes attirés vers lui, élevés vers lui, tel qu'il est en lui-même. C'est ainsi que l'acte d'amour d'un saint, comme le curé d'Ars, faisant le catéchisme, vaut plus qu'une savante méditation théologique inspirée par un moindre amour. Tant que nous n'avons pas la vision béatifique, l'amour de Dieu est donc plus parfait que la connaissance que nous avons de lui ; il suppose cette connaissance, mais il la dépasse, et notre amour de charité « atteint Dieu immédiatement, il adhère immédiatement à lui, et il descend ensuite de Dieu au prochain ». IIa IIae ; q. XXVII, a. 4. Nous aimons en Dieu même ce qui nous est caché, parce que, sans le voir, nous sommes sûrs que c'est le Bien même. En ce sens nous pouvons aimer Dieu plus que nous ne le connaissons; nous aimons même davantage ce qui est plus caché en lui, car nous croyons que c'est là précisément sa vie intime, ce qui dépasse tous nos moyens de con­naître, par exemple, ce qu'il y a de plus caché dans le mystère de la Trinité, dans ceux de l'Incarnation rédemptrice et de la prédestination.

Ainsi saint Thomas explique la parole de saint Paul : « la charité est le lien de la perfection », car aucune vertu ne nous unit aussi intimement à Dieu, et toutes les autres vertus, inspirées, vivifiées par elle, sont ordonnées par elle à Dieu aimé par dessus tout.

Enfin le saint Docteur enseigne clairement que la perfection chrétienne tombe sous le précepte l'amour de Dieu et du prochain, non pas certes comme une chose à réaliser immédiatement, mais comme la fin vers laquelle tous doivent tendre, chacun selon sa condition, celui-ci dans le mariage, tel autre dans l'état religieux ou dans la vie sacer­dotale. Le précepte suprême en effet n'a pas de limites, cf. IIa IIae, q. CLXXXIV, a. 3 : « On se trom­perait, si l'on se figurait que l'amour de Dieu et du prochain ne fait l'objet d'un précepte que dans une certaine mesure, c'est-à-dire jusqu'à un certain degré, passé lequel cet amour deviendrait l'objet d'un simple conseil. Non. L'énoncé du commandement est clair et montre ce qu'est la perfection : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit. » Les deux expressions « tout » et « entier » ou « parfait » sont synonymes... Il en est ainsi parce que, selon saint Paul, I Tim., I, 5, la charité est la fin du commandement et de tous les commandements. Or la fin ne se présente pas à la volonté selon tel ou tel degré ou limite, mais dans sa totalité, en quoi elle diffère des moyens. On veut la fin, ou on ne la veut pas, on ne la veut pas à demi, comme l'a remarqué Aristote, I Polit., c. III. Le médecin veut-il à moitié la guérison du malade ? Évidemment non ; ce qui se mesure, c'est le médicament, mais non pas la santé qu'on veut sans mesure. Manifestement donc la perfection consiste essentiellement dans les préceptes. Aussi saint Augustin nous dit-il dans le De perfectione justitiæ, c. VIII : Pourquoi donc ne serait-elle pas commandée à l'homme cette perfec­tion, bien qu'on ne puisse l'avoir pleinement en cette vie ? » En d'autres termes la perfection de la charité tombe sous le précepte de l'amour, non pas comme une chose à réaliser immédiatement, mais comme la fin à laquelle tous doivent tendre, chacun selon sa condition, ainsi que l'expliquent Cajétan, In IIam IIae q. CLXXXIV, a. 3 et Passerini, ibid. Cet enseignement, dont s'éloigne en partie Suarez, De statu perfectionis, c. XI, n. 15-16, a été bien conservé par saint François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, l. III, c. I ; il a été aussi rappelé par S. S. Pie XI dans son Encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923, relative à saint Thomas, et dans celle écrite pour le troisième centenaire de saint François de Sales, 26 janvier 1923. Par rapport à la. perfection chrétienne, saint Thomas distingue trois sortes de vie : la vie contemplative, la vie active et la vie mixte ou apostolique. IIa IIae, q. CLXXIX sq. Les uns se vouent en effet principalement à la contemplation des choses divines, d'autres aux œuvres extérieures de miséri­corde, et les apôtres à l'enseignement de la doctrine révélée et à la prédication qui doivent dériver de la contemplation. Q. CLXXXVIII, a.

La vie active consiste dans les actes des vertus morales, surtout de celles de justice et de miséricorde à l'égard du prochain ; elle dispose à la contem­plation en disciplinant les passions et pacifiant l'âme. La vie contemplative unit plus directement et immédiatement à Dieu, elle introduit dans l'inti­mité divine ; par là elle est plus noble que la vie active, elle est « la meilleure part », elle durera éternellement. La vie mixte ou apostolique enfin est plus parfaite ou complète que la vie purement contemplative, car il est plus parfait d'éclairer les autres que d'être seulement éclairé soi-même. La vie apostolique parfaite, telle qu'elle est apparue dans les Apôtres sitôt après la Pentecôte et dans les évêques leurs successeurs, dérive de la plénitude de la contemplation des mystères du salut, contem­plation qui procède de la foi vive, éclairée par les dons de science, d'intelligence et de sagesse, bref de la foi pénétrante et savoureuse dont le rayon­nement soulève les âmes vers Dieu. Q. CLXXX et CLXXXVIII, a. 6.

Les évêques doivent être parfaits dans la vie active et dans la vie contemplative ; tandis que les religieux sont in statu perfectionis acquirendæ, les évêques sont in statu perfectionis exercendæ et com­municandæ. Q. CLXXXIV, a. 7. L'évêque reviendrait en arrière, retrocederet, s'il entrait en religion, tant qu'il est utile au salut des âmes qui lui sont confiées et dont il a accepté la charge. Q. CLXXXV, a. 4.

 

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CHAPITRE IX - LES CHARISMES

A la fin de la IIa IIae, q. CLXXI-CLXXVIII, saint Thomas traite aussi des charismes ou grâces gratis datæ, qui sont accordées surtout ad utilitatem proximi, pour l'instruire par l'explication de la révélation divine (sermo scientiæ, sermo sapientiæ), ou par la confirmation de cette révélation (grâce des miracles, prophétie, discernement des esprits, etc.). Saint Thomas insiste sur la prophétie ; il convient de souligner ici ce qu'il y a de principal dans son enseignement au sujet de la révélation prophétique et aussi de l'inspiration biblique, dont il parle au même endroit.

1. De la révélation prophétique. - Dans le traité de la prophétie, IIa IIae, q. CLXXIII, a. 2, saint Thomas montre que la prophétie a bien des degrés depuis l'instinct prophétique donné sans que celui qui le reçoit en ait conscience (ainsi Caïphe avant la Passion prophétisa sans le savoir) jusqu'à la révé­lation prophétique parfaite. Il dit, q. CLXXIII, a. 2, que celle-ci requiert la proposition surnaturelle d'une vérité jusque-là cachée, la manifestation de l'origine divine de cette proposition et une lumière infuse proportionnée pour juger infailliblement de la vérité manifestée et de l'origine divine de la révélation.

Per donum prophetiæ confertur aliquid humanæ menti, supra id quod pertinet ad naturalem facultatem, quan­tum ad utrumque, scilicet et quantum ad judicium per influxum luminis intellectualis, et quantum ad acceptionem seu repræsentationem rerum, quæ fit per aliquas species. A. 2.

La représentation peut être d'ordre sensible par l'intermédiaire des sens ou par celui de l'imagination, ou elle peut être encore purement intellectuelle, q. CLXXIII et CLXXIV.

Le prophète peut être en état de veille, ou en extase, ou encore il peut être éclairé en songe pendant son sommeil, comme il arriva pour plusieurs prophètes de l'Ancien Testament, pour saint Joseph, q. CLXXIV, a. 3. La révélation prophétique peut manifester soit les mystères surnaturels objets de la foi, soit les futurs contingents dont la réalisation pourra être connue naturellement et qui sera, comme le miracle, un signe qui confirme la révélation divine des vérités de foi. Nous avons longuement exposé ailleurs ce qu'enseigne saint Thomas sur toutes ces questions ; cf. De Revelatione per Ecclesiam catho­licam propositæ, Rome, Ire éd. 1918, 3e éd. 1935 ; cf. t. I, P. 153-168; t. II, p. 109-136.

2. L'inspiration biblique. - Saint Thomas parle de l'inspiration biblique dans le traité De gratiis gratis datis, là où il traite De donis quæ ad cogni­tionem pertinent, IIa IIae, q. CLXXI-CLXXIV. Tous ces dons sont compris sous le nom générique de Prophetiæ. Il traite le même sujet dans la question disputée De veritate, q. XII. Le P. Pesch, De inspir. sacræ Script., 1906, p. 159, avoue lui-même que S. Thomas Aquinas doctrinam de inspiratione S. Scripturæ ita expolivit, ut per malta sæcula vix quidquam alicujus momenti ad eam additum sit.

C'est de fait la doctrine de saint Thomas que l'en­cyclique Providentissimus - la grande charte des études bibliques - a promulguée avec autorité. Cf. J. M. Vosté, O. P., De divina inspiratione et veritate sacræ Scripturæ, 2e éd. Rome, 1932, p. 46 sq.

Saint Thomas, en se servant d'une heureuse expres­sion d'Augustin, définit plusieurs fois l'inspiration : instinctum occultum quem humanæ mentes nescientes patiuntur, IIa IIae, q. CLXXI, a. 5 ; CLXXIII, a. 4. Il distingue nettement l'inspiration de la révélation. Dans le don de révélation il y a acceptio specierum ; dans l'inspiration il n'y a pas proposition d'un objet nouveau comme dans le cas présent, mais simple­ment judicium de acceptis, c'est-à-dire jugement divin au sujet ou dans le domaine des connaissances acquises déjà de n'importe quelle manière, par expérience, par témoignage humain, etc.; ainsi les évangélistes connaissaient déjà les faits de la vie de Jésus qu'ils rapportent. Or, c'est dans le jugement qu'il y a vérité ou fausseté. La vérité du jugement divinement inspiré sera donc divine et infaillible, divinement certaine. Voir ibid., q. CLXX V, a. 2, ad 3um ; De veritate, q. XII, a. 12, ad 10um.

L'inspiration biblique est donc essentiellement une lumière divine, rendant divin le jugement de l'hagiographe, et par conséquent le rendant infail­lible. Cependant l'inspiration scripturaire, qui a pour objet et terme le livre écrit, n'est pas seulement lumière pour l'esprit ; elle est encore mouvement ou énergie pour la volonté de l'hagiographe, et, par l'intermédiaire normal de la volonté, pour toutes puissances qui ont part à la production du livre divin.

Ce charisme est donné à l'homme, non point comme don habituel, mais comme une grâce transitoire, ce n'est pas un habitus, mais un motu transiens. Cf. ibid., q. CLXXI, a. 2 ; CLXXIV, a. 3, ad 3um ; De veritate, q. XII, a. 1.

Cette collaboration de Dieu et de l'hagiographe dans la production du livre appelé divin, est décrite par saint Thomas d'après la théorie philosophique de la cause principale et instrumentale. Auctor principalis S. Scripturæ est Spiritus sanctus, homo fuit auctor instrumentalis, cf. Quodl. VII, a. 14. On peut même dire que telle est la doctrine générale de tous les théologiens médiévaux, elle est encore aujourd'hui générale, et a été clairement exposée dans l'encyclique Providentissimus (loc. cit.). Cause instrumentale de Dieu, l'hagiographe atteint le but voulu par Dieu cause principale, tout en exerçant sa propre activité surélevée, tout en conservant son propre caractère, reproduisant son propre style. Ce style humain divinisé n'exclut aucun genre littéraire, digne par ailleurs de la vérité et de la sainteté divines.

L'inspiration ainsi comprise est donc : un influx divin, physique et surnaturel, élevant et mouvant les facultés de l'hagiographe, afin qu'il écrive pour le bien de l'Église tout ce que Dieu veut et de la manière qu'il le veut. Cf. J. M. Vosté, op. cit., p. 76-77, et ibid., p. 78-105.

Cette notion complète de l'inspiration scripturaire suppose que Dieu est l'auteur du livre en tant que livre, en tant que livre écrit ; il en est donc l'auteur non seulement quant à la vérité conçue, mais jus­qu'aux mots. La foi parle en effet d'Écriture sainte, de Livres saints, de Bible, et cela aussi bien selon la tradition juive que selon la tradition chrétienne. Il suffit pour cela que le jugement par lequel l'hagio­graphe choisit les mots comme aptes à l'expression de la vérité, soit surélevé comme les autres juge­ments.

L'inspiration scripturaire - qui est par définition même usque ad verba - n'est pas une dictée maté­rielle, dans laquelle le scribe n'a pas le libre choix des mots ; cette inspiration verbale s'accommode avec la liberté humaine, qui se révèle dans la dif­férence de style ; on sait en effet que selon les principes généraux de la doctrine thomiste, Dieu meut les causes secondes conformément à leur nature. Cette inspiration usque ad verba, nécessaire afin que le livre soit vraiment écrit par Dieu, est toute subordonnée à la vérité à écrire et n'est voulue par Dieu que secundario. Il faut l'affirmer cependant, comme nous l'avons vu, en vertu même de la désignation par la foi de l'effet de cette inspi­ration, qui est le Livre saint ou la Bible. Par opposi­tion les définitions conciliaires ne sont pas dites inspirées, quoiqu'elles expriment infailliblement la pensée divine ; leurs termes n'ont pas été choisis sous la lumière de l'inspiration biblique, mais avec l'assistance du Saint-Esprit.

On trouvera dans l'ouvrage du P. J.-M. Vosté, O. P., que nous venons de citer, une abondante bibliographie sur ce sujet, notamment le titre des ouvrages des théologiens thomistes récents qui ont traité cette question, card. Th. Zigliara, Th. Pègues, E. Hugon, de Groot, M.-J. Lagrange, etc.

Nous avons ainsi terminé l'exposé des deux parties dogmatique et morale de la Somme théologique de saint Thomas. On voit, comme il l'a annoncé, Ia, q. I, a. 3, que la théologie dogmatique et la théologie morale ne sont pas pour lui deux sciences distinctes, mais deux parties d'une seule et même science, qui est, comme la science de Dieu dont elle est la participation, éminemment spéculative et pratique, et qui a un seul objet : Dieu même en sa vie intime, Dieu révélé, en lui-même et comme principe et fin de toutes les créatures.

 

 

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CONCLUSION

Au terme de cet article, il convient de comparer le thomisme avec ce qu'on peut appeler l'éclectisme chrétien, et de dire ce qui fonde la puissance assimilatrice de la doctrine de saint Thomas.

 

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ARTICLE 1. - Thomisme et éclectisme chrétien

Au sujet de la comparaison du thomisme et de l'éclectisme chrétien, nous reproduisons ici en sub­stance un discours important prononcé par S. É. le cardinal J.-M.-R. Villeneuve, archevêque de Québec, à la séance de clôture des journées thomistes d'Ottawa le 24 mai 1936. Voir Revue de l'Université d'Ottawa, oct.-déc. 1936.

Le thomisme existe plus encore dans ses principes et dans l'ordre général de ses parties que dans telle ou telle de ses conclusions ; c'est de là manifes­tement que provient son unité et sa force. L'éclec­tisme chrétien cherche à accorder les systèmes philo­sophiques et théologiques au nom de la charité fraternelle, comme si tel était l'objet propre de cette vertu. Cependant, comme l'Église, en parti­culier ces derniers temps depuis Léon XIII, a mani­festé qu'elle tenait au thomisme, l'éclectisme con­clut : acceptons le thomisme, mais sans contredire trop explicitement ce qui s'oppose à lui, concilions le plus possible.

De ce point de vue on est porté à dire : les prin­cipes fondamentaux de la doctrine de saint Thomas sont ceux sur lesquels s'accordent tous les philo­sophes dans l'Église. Les points sur lesquels le Docteur angélique ne s'accorde pas avec d'autres maîtres, comme Scot ou Suarez, sont d'importance secondaire, quelquefois même d'inutiles subtilités, qu'il est sage de négliger. Il y a lieu d'en faire abstraction dans l'enseignement de la philosophie et de la théologie, ou tout au plus de n'en traiter que modo historico.

« Or, en fait, remarque le cardinal Villeneuve, loc. cit., les points de doctrine sur lesquels tous les philosophes catholiques s'entendent, ou presque tous, ont été définis par l'Église, à propos des præambula fidei et des vérités naturelles de la religion. Quant aux autres points de doctrine, comme la distinction réelle de la puissance et de l'acte, de la matière et de la forme, de l'essence créée et de son existence, de la substance et des accidents, de la personne et de la nature de l'être raisonnable, ils n'appartiennent pas, selon l'éclectisme, aux principes fondamentaux de la doctrine de saint Thomas, de même cette assertion que les facultés, les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet formel. Ce seraient là des opinions libres, qu'il est inutile de perdre son temps à approfondir, puis­qu'elles sont discutées entre docteurs catholiques. Elles n'ont donc pas d'importance. »

L'existence de cet éclectisme n'est pas douteuse, et il serait difficile de le mieux définir. Le cardinal Villeneuve pense, au contraire, aux XXIV thèses thomistes approuvées par la S. Congrégation des Études le 24 juillet 1914, comme énonçant les principes majeurs (pronuntiata majora) du thomisme, et qui sont, dit-il, « nécessaires au thomisme lui-­même, sans quoi il n'en aura que le nom, il n'en sera que le cadavre », loc. cit., p. 6.

La Ciencia Tomista de Madrid, en mai-juin 1917, publia, en montrant leur opposition à ces thèses thomistes, vingt-trois thèses adverses de l'éclectisme suarézien. Ces dernières sont relatives à la puissance et à l'acte, à la limitation de l'acte par la puissance, à l'essence et à l'existence, à la substance et à l'accident, à la matière et à la forme, à la quantité, à la vie organique, à l'âme subsistante, à l'âme comme forme substantielle du corps humain, aux facultés opératives, à l'intelligence humaine, à la volonté libre (au rapport du dernier jugement pra­tique et de l'élection libre), aux preuves de l'existence de Dieu, à l'Être même subsistant, à son infinité et à la motion divine sans laquelle aucune créature ne passe de la puissance à l'acte, de la puissance d'agir à l'action même. Sur tous ces points la position thomiste diffère notablement, nous l'avons vu, de l'éclectisme suarézien, qui est généralement une sorte de milieu entre la doctrine de saint Thomas et celle de Scot. Cf. Guido Mattiussi, S. J., Le XXIV tesi della filosofia di S. Tommaso d'Aquino approvate dalla S. Congregazione degli studi, Rome, 1917 ; Ed. Hugon, O. P., Les vingt-quatre thèses thomistes, Paris ; P. Thomas Pègues, O. P., Autour de saint Thomas, Paris, 1918, où sont rapportées, en face des vingt-quatre propositions thomistes, les thèses opposées de Suarez.

Les conséquences de l'éclectisme contemporain, qui renouvelle celui de Suarez, sont signalées comme suit par le cardinal Villeneuve, loc. cit. :

 

Bien des auteurs, depuis Léon XIII, se sont efforcés non pas tant de se mettre d'accord avec saint Thomas, mais de le mettre, lui, d'accord avec leur propre enseignement. Dès lors on voulut tirer des écrits du Docteur commun les conséquences les plus opposées. D'où une incroyable confusion au sujet de sa doctrine, qui finissait par apparaître aux étudiants comme un amas de contradictions. Rien de plus injurieux que ce procédé pour celui dont Léon XIII a écrit : « La raison ne semble guère pouvoir s'élever plus haut. » Mais cette phase de l'éclectisme contemporain ne pouvait durer, les étudiants perdaient toute confiance. « On a été ainsi conduit, continue le cardinal Villeneuve, à dire que tous les points sur lesquels les philosophes catholiques ne sont pas unanimes deviennent douteux. Finalement, on a conclu, pour faire l'honneur à saint Thomas de n'être contredit par personne, qu'il fallait restreindre sa doctrine à ce sur quoi tous les penseurs catholiques s'entendent. Ce qui se réduit ou à peu près à ce qui a été défini par l'Église et qu'il faut tenir pour garder la foi... Mais réduire ainsi la doctrine thomiste à un ensemble amorphe et sans vertèbres logiques de banales vérités, de postulats non analysés, non organisés par la raison, c'est cultiver un tradi­tionalisme morne, sans substance et sans vie, et aboutir, sinon d'une façon théorique et consciente, au moins en pratique, à un fidéisme vécu in actu exercito. De là le peu d'intérêt vigilant, le peu de réaction que pro­voquent les thèses les plus invraisemblables, en tout cas les plus antithomistes de leur nature même.

« Une fois que le critère de la vérité se trouve prati­quement et de fait dans le nombre des auteurs cités pour et contre, cela dans le domaine où la raison peut et doit parvenir à l'évidence intrinsèque par recours aux principes premiers, c'est l'atrophie de la raison qui en résulte, son engourdissement, son abdication. L'homme en vient à se dispenser du regard de l'esprit ; toutes les assertions restent sur le même plan, celui d'une persuasion neutre, qui vient de la rumeur com­mune. Il s'ensuit que pratiquement la raison est jugée impuissante, incapable de trouver la vérité... On pourra mettre cette abdication au compte d'une louable humilité ; de fait elle engendre le scepticisme philo­sophique des uns, le scepticisme vécu de beaucoup d'autres, dans les milieux où règne un mysticisme de sensibilité et une creuse piété. »

 

De là dérivent des doutes même sur la valeur des preuves classiques de l'existence de Dieu ; en parti­culier sur le principe quidquid movetur ab alio move­tur. On se demande même si l'éclectisme, dont nous parlons, conserve une seule des preuves de l'existence de Dieu proposées par saint Thomas, telles qu'elles sont proposées par lui.

Aussi faut-il conclure avec le cardinal Villeneuve, loc. cit.: « Si l'on veut abstraire en philosophie de ce sur quoi les philosophes catholiques ne s'entendent pas encore, ce seront toutes les questions profondes, ce sera la métaphysique elle-même qu'on délaissera, et l'on perdra ce qu'il y a de plus précieux en un sens dans la doctrine de saint Thomas, la moelle du thomisme, ce qui dépasse le sens commun, ce que son génie a découvert. » On ne parviendrait plus dès lors à pouvoir défendre philosophiquement le sens commun lui-même, qui deviendrait en philosophie le critère de la vérité. On réduirait ainsi la doctrine philosophique de saint Thomas à celle de Thomas Reid et des écossais ; en d'autres termes, on renoncerait à la philosophie pour s'en tenir au sens commun, et l'on ne pourrait plus justifier celui-ci par une analyse approfondie de l'intelligence natu­relle, de ses principes premiers, de leur évidente nécessité et universalité.

L'éclectisme invoque enfin parfois la charité, en disant qu'il faut tenir moins à la profondeur exacte de la doctrine qu'à l'unité des esprits à maintenir. Le cardinal Villeneuve a justement répondu, ibid. : « Ce qui blesse la charité, ce n'est point la vérité, ni l'amour sincère et intégral qu'on lui porte ; ce qui blesse la charité, c'est l'amour-propre individuel ou corporatif. La paix dans le domaine intellectuel, au sein de l'Église, ne sera stable et durable qu'à la condition de suivre les directions de l'Église, Magistra veritatis, quand elle nous dit : Ite ad Thomam. De la sorte, loin de diminuer la vraie liberté de la recherche intellectuelle, on l'augmente, on la rend plus parfaite, en lui donnant, comme à un ressort, d'autant plus d'élan qu'elle a un plus ferme point d'appui, et en la délivrant de l'erreur, selon les paroles du Maître : Cognoscetis veritatem et veritas liberabit vos. Joa, VIII, 32. »

 

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ARTICLE 2. - La puissance d'assimilation du thomisme

La puissance d'assimilation contenue dans une doctrine philosophique et théologique montre la valeur, l'élévation et l'universalité de ses principes, capables d'éclairer les aspects les plus divers du réel depuis la matière inanimée jusqu'à la vie supé­rieure de l'esprit et jusqu'à Dieu.

De ce point de vue nous voudrions montrer ici que le thomisme peut s'assimiler ce qu'il y a de vrai dans les différentes tendances, qui subsistent dans la philosophie contemporaine. On peut, semble-­t-il, en distinguer trois principales.

D'abord l'agnosticisme, soit empirique, qui pro­vient du positivisme, soit idéaliste, qui provient du kantisme. C'est ainsi qu'on trouve aujourd'hui le néopositivisme chez Carnap, Wittgenstein, Rougier et dans le mouvement appelé Wiener Kreis. Il y a là un nominalisme, qui est la réédition de Hume et d'A. Comte. La phénoménologie de Husserl tient de son côté que l'objet de la philosophie est le donné intelligible absolument immédiat, qu'elle analyse sans raisonnement. Ce sont là des philosophies, non pas de l'être, mais du phénomène, selon la termi­nologie dont Parménide s'est servi le premier en distinguant les deux directions que peut prendre l'esprit humain.

En second lieu il y a les philosophies de la vie et du devenir ou la tendance évolutionniste, qui se présente elle aussi, soit sous une forme idéaliste qui rappelle Hegel, comme en Italie chez Gentile, en France chez Léon Brunschvicg, soit sous une forme empirique, celle de l'évolution créatrice de H. Berg­son, qui pourtant à la fin de sa vie s'est rapproché, ainsi que M. Maurice Blondel, de la philosophie traditionnelle, par les exigences supérieures d'une vie intellectuelle et spirituelle vouée à la recherche de l'Absolu.

Enfin il y a aujourd'hui divers essais de méta­physique allemande : ceux de Max Scheler, volontariste, de Driesch, qui revient à Aristote pour la philosophie de la nature, de N. Hartmann de Heidelberg, qui défend les droits de l'ontologie, du réalisme, en revenant à l'ontologie aristotélicienne, mais interprétée dans un sens platonicien. En réalité les mêmes grands problèmes subsistent toujours : celui de la constitution intime des corps, de la vie, de la sensation, de la connaissance intellectuelle, de la liberté, du fondement de la morale, de la distinction de Dieu et du monde. Par suite, les anciennes oppositions du mécanisme et du dyna­misme, de l'empirisme et de l'intellectualisme, du monisme et du théisme reparaissent toujours sous des formes variées. Il importe de se faire sur elles un jugement sûr.

1. Le principe générateur de la philosophie aristoté­licienne et thomiste. - En la comparant aux diverses tendances que nous venons de rappeler, nous vou­drions montrer ici que la philosophie thomiste se présente comme le résultat d'un examen approfondi de la philosophia perennis, où l'on retrouve, sur le monde et l'homme, le meilleur de la pensée d'Aristote et sur Dieu le meilleur aussi de la pensée de Platon et de saint Augustin. Cette philosophie apparaît ainsi, selon la remarque de H. Bergson dans l'Évolu­tion créatrice, comme « la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine » ou le prolongement de la raison naturelle.

Par sa nature et sa méthode, cette philosophie est ouverte aussi à tout ce que nous apprend le progrès des sciences. Cela tient à ce que cette conception traditionnelle n'est pas une pure et hâtive con­struction a priori faite par une intelligence géniale et prestigieuse, comme l'hégélianisme, mais à ce qu'elle a une très large base inductive, qui se renou­velle constamment par l'examen plus attentif des faits. On le voit particulièrement par l'œuvre d'Albert le Grand, le maître de saint Thomas.

Elle est pourtant aussi une métaphysique, une philosophie de l'être, une ontologie, qui a scruté pendant des siècles les rapports de l'être intelligible avec les phénomènes sensibles, les rapports aussi de l'être et du devenir, et qui a cherché à rendre le devenir intelligible en fonction de l'être (primum cognitum), en montrant la nature propre, du devenir, passage de la puissance à l'acte, en montrant aussi sa cause efficiente et sa finalité. Par ces deux caracté­ristiques, l'une positive, l'autre spéculative et réaliste, le thomisme s'oppose profondément au kantisme et aux conceptions qui dérivent de lui.

Pour la même raison, parce que la philosophie aristotélicienne et thomiste a une très large base inductive, parce qu'elle reste en contact avec les faits, et parce qu'elle est en même temps une métaphysique de l'être, du devenir et de ses causes, cette philosophie accepte tout ce qu'il y a de vraiment positif dans les autres conceptions opposées entre elles. Elle a une très grande puissance d'absorp­tion, et d'assimilation. C'est un des critères qui permettent de juger de sa valeur et non seulement de sa valeur abstraite, mais de sa valeur de vie.

Ici nous rencontrons une réflexion profonde de Leibniz, réflexion qui a ses racines chez Aristote et chez saint Thomas, et dont Leibniz aurait pu tirer des conséquences qu'il a seulement entrevues. En réfléchissant à ce que doit être la philosophia perennis, il a remarqué, mais de façon trop éclectique, que les systèmes philosophiques sont généralement vrais en ce qu'ils affirment et faux en ce qu'ils nient. Il s'agit ici d'affirmations véritables, qui ne sont pas des négations déguisées, et il s'agit d'affirmations qui constituent la partie la plus positive de chaque système, à côté des négations qui le limitent.

Cette remarque de Leibniz paraît très juste, elle est même assez évidente pour tous. Le matérialisme en effet est vrai en ce qu'il affirme l'existence de la matière ; il est faux en ce qu'il nie l'esprit, et inversement pour le spiritualisme idéaliste ou imma­térialiste, comme celui de Berkeley. De même, et Leibniz ne l'a pas assez compris, le déterminisme psychologique est vrai en ce qu'il affirme la direction intellectuelle de la volonté dans le choix volontaire, mais aux yeux de beaucoup il est faux en ce qu'il nie la liberté proprement dite ; inversement pour le « libertisme » qui rêve d'une liberté d'équilibre sans direction intellectuelle.

Cette remarque générale sur les systèmes philo­sophiques, qui fut faite du point de vue éclectique, peut être reprise par un aristotélicien thomiste d'un point de vue supérieur à celui de l'éclectisme. Elle se fonde sur ceci qu'il y a plus dans le réel que dans tous les systèmes. Chacun d'eux affirme en effet un aspect du réel, en niant souvent un autre aspect. Cette négation provoque presque toujours une antithèse, comme l'a dit Hegel, avant que l'esprit n'arrive à une synthèse supérieure.

Nous estimons donc que la pensée aristotélicienne et thomiste, n'étant pas seulement une géniale mais hâtive construction a priori, reste toujours très attentive aux divers aspects du réel, en s'efforçant de n'en nier aucun, de ne pas limiter indûment la réalité, qui s'impose à notre expérience externe et interne toujours perfectible, et à notre intelligence à la fois intuitive à sa manière et discursive. La pensée aristotélicienne et thomiste reste ainsi d'accord avec la raison naturelle, mais elle domine de beaucoup le sens commun, en montrant la subor­dination nécessaire des divers aspects du réel, selon la nature des choses. Le thomisme s'élève ainsi très au dessus de la philosophie des Écossais, qui se réduisait au sens commun. Il y a une immense différence entre Thomas Reid et Thomas d'Aquin.

Cette philosophie traditionnelle diffère aussi de l'éclectisme, parce qu'elle ne se contente pas de choisir dans les différents systèmes, sans principe directeur, ce qui paraît être le plus plausible ; mais elle éclaire tous les grands problèmes à la lumière d'un principe supérieur, dérivé du principe de contra­diction ou d'identité et du principe de causalité, à la lumière de la distinction entre puissance et acte, distinction qui rend le devenir intelligible en fonction de l'être, premier intelligible ; distinction qui, selon Aristote et saint Thomas, est nécessaire pour concilier le principe d'identité, affirmé par Parménide : « l'être est, le non-être n'est pas », et le devenir affirmé par Héraclite.

Le devenir est ainsi conçu comme le passage de la puissance à l'acte, de l'être encore indéterminé, comme le germe de la plante, à l'être déterminé ou actualisé. Le devenir ainsi défini ne peut se produire sans l'influence d'un agent, qui détermine un sujet en vertu de sa propre détermination actuelle ; il n'y a pas en effet d'engendré sans engendrant; et ce même devenir ne se produirait pas en telle direction et tel sens déterminés plutôt qu'en tel autre, s'il ne tendait pas vers une fin, vers un bien, vers une perfection à réaliser ou à obtenir.

Le devenir, ce que Descartes n'a pas compris, est ainsi défini ou rendu intelligible en fonction de l'être par la distinction de puissance et acte : le devenir de l'engendré est essentiellement ordonné à l'être de celui-ci, ensuite son progrès tend à la perfection de l'âge adulte, etc. Nous sommes loin de la con­ception cartésienne du mouvement, réduit au mouvement local, et défini en fonction, non pas de l'être, mais du repos, sans que Descartes puisse être certain de trouver un point fixe parfaitement stable, ce qui conduit au relativisme.

D'après ce qui précède, le devenir ne se conçoit que par les quatre causes : la matière est puissance passive ou capacité réelle de recevoir telle ou telle perfection ; quant à l'acte, il apparaît sous trois aspects : dans la détermination actuelle de l'agent actualisateur, dans la forme qui détermine le devenir, dans la fin vers laquelle il tend.

Finalement les êtres finis sont conçus comme des composés de puissance et acte, de matière et de forme, ou au moins d'essence réelle et d'existence ; l'essence susceptible d'exister limite l'existence et est actualisée par elle, comme la matière limite la forme qu'elle reçoit et est déterminée, actualisée par elle. Au dessus des êtres ainsi limités et composés, doit exister « l'Acte pur », s'il est vrai que l'acte est plus parfait que la puissance, que la perfection déterminée est plus parfaite qu'une simple capacité de recevoir une perfection. Il y a plus en ce qui est qu'en ce qui devient et n'est pas encore. C'est là une des propositions les plus fondamentales de l'aristotélisme thomiste. Et donc au sommet de tout doit se trouver, non pas le devenir pur d'Héra­clite ou de Hegel, mais l'Acte pur, l'Être même sans aucune limite et donc l'Être spirituel non limité par la matière, non limité par une essence bornée, par une capacité restreinte qui le recevrait : Ipsum Esse subsistens et simul Ipsum Verum perfecte cognitum, ???s?? ???se?? ???s??, necnon Ipsum Bonum ab æterno summe dilectum. C'est le sommet de la pensée d'Aristote et c'est aussi celui de la pensée de Platon, qui sont ici conservés et surélevés par la vérité révélée de la liberté divine, de la liberté de l'acte créateur, vérité révélée, mais accessible pourtant à la raison en quoi elle diffère des mystères essentiellement surnaturels comme la Trinité.

Nous venons de voir quel est le principe générateur de la philosophie aristotélicienne et thomiste : la division de l'être en puissance et acte, pour rendre le devenir et la multiplicité intelligibles en fonction de l'être, premier intelligible ; rappelons brièvement les principales applications de ce principe, en mon­trant que cette doctrine peut s'assimiler tout ce qu'il y a de positif dans les thèses adverses qu'elle s'efforce de dépasser. Un coup d'oeil sur les grands problèmes permet de s'en rendre compte.

2. Les principales applications du principe géné­rateur et l'assimilation progressive par l'examen des grands problèmes. - Le thomisme doit en grande partie sa puissance assimilatrice à sa méthode de recherche. Pour chaque grand problème, il rappelle d'abord les solutions extrêmes opposées entre elles qui en ont été données ; il note aussi la solution éclectique qui reste plus ou moins fluctuante entre ces positions extrêmes auxquelles elle emprunte quelque chose ; finalement il s'élève à une synthèse supérieure au milieu et au dessus de ces solutions extrêmes, et il explique par un principe éminent les divers aspects de la réalité qui avaient successive­ment attiré l'intelligence en sa recherche du vrai. Une brève récapitulation des grands problèmes philosophiques permet de s'en rendre compte et de mieux voir la synthèse métaphysique que le tho­misme met en théologie au service de la foi pour l'expliquer et la défendre. L'unité de cette synthèse n'a rien de factice, elle est véritablement organique, elle dépend de la subordination de toutes ses parties au même principe générateur.

a) En cosmologie : le mécanisme affirme l'existence du mouvement local et de l'étendue selon les trois dimensions, souvent aussi celle des atomes, mais il nie les qualités sensibles, l'activité naturelle des corps et la finalité de cette activité. Par suite il explique mal les phénomènes de pesanteur, de résistance, de chaleur, d'électricité, d'affinité, de cohésion, etc. D'autre part le dynamisme sous ses différentes formes affirme les qualités et l'activité naturelle des corps, sa finalité; mais il réduit tout à des forces, en niant la réalité de l'étendue propre­ment dite et le principe pourtant certain que « l'agir suppose l'être et le mode d'agir suppose le mode d'être ». La doctrine aristotélicienne et thomiste de « la matière et de la forme spécifique » ou substan­tielle des corps accepte tout ce qu'il y a de positif dans les deux conceptions précédentes. Puis à bon droit elle explique par deux principes distincts, mais intimement unis, des propriétés aussi différentes que l'étendue et la force. L'étendue est expliquée par la matière commune à tous les corps, qui est puissance passive de soi indéterminée, mais capable de recevoir la forme spécifique ou la structure essentielle du fer, de l'argent, de l'or, de l'hydrogène, de l'oxygène, etc. La forme spécifique des corps mieux que l'idée pla­tonicienne séparée, que la monade leibnizienne, en déterminant la matière explique les qualités naturelles des corps, leurs propriétés, leur activité spécifique, et l'on maintient le principe : « l'agir suppose l'être et le mode d'agir suppose le mode d'être ».

La matière, étant de soi pure puissance réceptrice, capacité de recevoir une forme spécifique, selon Aristote et saint Thomas, n'est pas encore une sub­stance, mais un élément substantiel qui ne peut pas exister sans telle ou telle forme spécifique, et qui constitue avec cette forme un composé véritablement un, d'une unité non pas accidentelle, mais essentielle, une seule nature.

La matière première est donc conçue comme pure puissance réceptrice, comme capacité réelle de rece­voir telle ou telle forme spécifique ; la matière première n'est pas, par exemple, du ciselable, du combustible, du comestible, mais c'est pourtant un sujet réel actualisable et toujours transformable, capable de devenir par actualisation terre, eau, air, charbon incandescent, plante ou animal.

Par la même distinction de puissance et acte, Aristote, on le sait, explique que l'étendue des corps soit mathématiquement divisible à l'infini, sans être actuellement divisée à l'infini ; elle ne se compose donc pas selon lui d'indivisibles (qui s'identifieraient s'ils se touchaient, ou au contraire seraient dis­continus et distants s'ils ne se touchaient pas), mais elle se compose de parties toujours mathématique­ment sinon physiquement divisibles.

Les mêmes principes expliquent au dessus du règne minéral la vie de la plante et celle de l'animal. Le mécanisme s'efforce en vain de réduire aux phénomènes physico-chimiques le développement du germe végétal, qui produit ici un épi de froment et là un chêne. Le mécanisme explique moins encore la propriété évolutive de l'œuf, qui produit ici un oiseau, là un poisson, là un serpent. Ne faut-il pas reconnaître « une idée directrice de l'évolution », comme le disait Claude Bernard ? Dans le germe ou l'embryon qui évolue vers telle structure déterminée, il faut qu'il, y ait un principe vital spécificateur; c'est ce qu'Aristote appelle l'âme végétative de la plante et l'âme sensitive de l'animal. Sans éclectisme cette doctrine s'assimile ce que le mécanisme et le dynamisme ont de positif, en rejetant leurs néga­tions.

b) Anthropologie. -- Si nous arrivons à l'homme, le Stagirite et saint Thomas toujours attentifs aux faits appliquent encore les mêmes principes, et montrent que l'homme est un tout naturel, doué d'une unité non pas accidentelle, mais essentielle, sa nature est une : homo est quid unum non solum per accidens, sed per se seu essentialiter. Il ne peut y avoir en l'homme deux substances complètes accidentellement juxtaposées, mais la matière, pure puissance, pure capacité, réelle réceptrice, est déter­minée en lui par un seul principe spécifique éminent, qui est en même temps principe substantiel radical de vie végétative, de vie sensitive, et aussi de vie intellectuelle. Ce serait, à la vérité, impossible, si la même âme devait être principe, non seulement radical, mais immédiat d'actes vitaux si différents. C'est possible au contraire, si l'âme opère par diverses facultés subordonnées. De fait l'âme humaine est principe des actes de la vie végétative par ses facultés ou fonctions de nutrition, de reproduction ; elle est principe des actes de la vie sensitive par ses facultés sensitives ; et elle est principe des actes de la vie intellectuelle par ses facultés supérieures d'intelli­gence et de volonté. Ici encore s'applique, sans aucun éclectisme, mais de façon toute spontanée et très hardie, la distinction de puissance et acte l'essence de l'âme est, selon saint Thomas, ordonnée à l'existence qui l'actue, et chacune de ses facultés est ordonnée à son acte propre : Potentia essentialiter dicitur vel ordinatur ad actum. La substance de l'âme est immédiatement ordonnée à l'existence et ses facultés à leurs opérations spéciales. C'est pourquoi selon saint Thomas, l'âme n'est pas immédiatement opérative par elle-même, sans ses facultés ; elle ne peut connaître intellectuellement que par l'intel­ligence, et vouloir que par la volonté.

Telle est la métaphysique profonde, que, selon les thomistes, Leibniz a inconsidérément brouillée, en voulant réduire la d??aµ?s aristotélicienne, qui est soit passive, soit active, à la force qui peut agir mais ne saurait rien recevoir. La métaphysique aristotélicienne et thomiste est celle de l'être divisé en acte et puissance, la philosophie de Leibniz est celle de la force, qu'il faudrait rendre intelligible en fonction de l'être ; la philosophie de Descartes est celle du cogito, qui lui aussi devrait être rendu intelligible en fonction de l'être, si l'être intelligible est vraiment le premier objet connu par l'intel­ligence, par l'intellection directe, qui précède l'acte de réflexion ou le retour de la pensée sur elle-même.

Du même point de vue, selon saint Thomas, les deux facultés supérieures d'intelligence et de volonté, capables de se porter vers le vrai universel et le bien universel, doivent, à raison de leur objet spéci­ficateur, dominer la matière. On ne s'expliquerait pas autrement que notre intelligence connaisse des principes vraiment nécessaires et universels, supé­rieurs à l'expérience contingente et particulière.

Dès lors ces facultés supérieures ne sont pas intrin­sèquement dépendantes d'un organe et elles mani­festent ainsi la spiritualité de l'âme raisonnable, qui peut survivre après la corruption de l'organisme.

c) Critériologie. - Si nous nous élevons à la nature même de la connaissance intellectuelle, le thomisme accepte encore tout ce qu'il y a de positif dans l'empirisme et les méthodes inductives et tout ce qu'il y a de positif aussi dans l'intellectualisme, qui, par opposition à l'empirisme, reconnaît l'universalité et la nécessité (au moins subjective) des premiers principes rationnels. Mais, si l'objet premier de notre intelligence est l'être intelligible des choses sensibles, il suit que les premiers principes de la raison ne sont pas seulement des lois de l'esprit, mais des lois du réel intelligible. Le principe de contradiction : « l'être n'est pas le non-être » apparaît comme la loi fondamentale du réel, et, si l'on doutait de sa valeur, le cogito ergo sum lui-même s'éva­nouirait, car on pourrait dire : peut-être je suis moi sans l'être véritablement ; peut-être « il pense » comme on dit « il pleut » ; peut-être la pensée n'est pas essentiellement distincte de la non-pensée, et sombre dans le subconscient, sans qu'on puisse voir où elle commence et où elle finit ; peut-être qu'en même temps je suis et ne suis pas, peut-être n'y a-t-il que le devenir et ses phases, sans aucun sujet pensant véritablement individuel et permanent.

Si au contraire l'être intelligible des choses sen­sibles est l'objet premier de l'intelligence, elle s'atteint ensuite avec une certitude absolue, par réflexion, comme relative à l'être intelligible et à ses lois immuables ; elle se connaît comme faculté de l'être, capable de saisir très au dessus des phénomènes sensibles les raisons d'être des choses et de leurs propriétés. Elle voit dès lors qu'elle dépasse d'une distance immense ou sans mesure l'imagination si riche soit-elle, qui, elle, reste dans l'ordre des phénomènes et ne peut saisir le pourquoi du moindre mouvement, celui par exemple d'une horloge.

Les mêmes principes conduisent Aristote et saint Thomas à distinguer profondément la volonté éclairée par l'intelligence de l'appétit sensitif dirigé par les sens externes et internes. Et, comme l'objet formel de l'intelligence est l'être intelligible dans son universalité, celui de la volonté dirigée par l'intelligence est le bien universel, surtout le bien honnête ou raisonnable, essentiellement supérieur au bien sensible (délectable ou utile) objet de l'appétit sensitif.

d) La doctrine de la liberté et les fondements de la morale. - Par le développement normal de la doctrine de la puissance et de l'acte, le thomisme s'élève encore à propos de la liberté humaine au dessus du déterminisme psychologique de Leibniz et de la liberté d'équilibre conçue par Scot, Suarez, Descartes et certains libertistes modernes, comme Secrétan et J. Lequier. Nous l'avons longuement montré ailleurs (Dieu, son existence et sa nature, 6e éd., p. 604-669), avec le déterminisme psycho­logique, saint Thomas admet que l'intelligence dirige notre choix volontaire, mais cependant il dépend de la volonté libre que tel jugement pratique soit le dernier et termine la délibération. Pourquoi ? Parce que, si l'intelligence meut objectivement la volonté en lui proposant l'objet à vouloir, la volonté applique l'intelligence à considérer et à juger et la délibé­ration ne s'achève que lorsque la volonté accepte librement la direction donnée. Il y a ici une relation mutuelle de l'intelligence et de la volonté.

Le libre-arbitre est ainsi, non seulement dans l'homme, mais en Dieu et dans l'ange, l'indifférence dominatrice du jugement et du vouloir à l'égard d'un objet qui apparaît non ex omni parte bonum, bon sous un aspect et non bon sous un autre. Si nous voyions Dieu face à face, alors certes, dit saint Thomas, sa bonté infinie vue immédiatement attire­rait infailliblement et invinciblement notre amour. Mais il n'en est pas de même tant que nous sommes en présence d'un objet qui apparaît bon sous un aspect, et non bon ou au moins insuffisant sous un autre, et il en est ainsi même en face de Dieu abstrai­tement et obscurément connu, dont parfois les commandements nous déplaisent.

En présence d'un objet non ex omni parte bonum, la volonté, qui est d'une amplitude sans limite, parce qu'elle est spécifiée par le bien universel connu par l'intelligence, ne peut être nécessitée. Elle peut même s'écarter de la loi morale : Video meliora proboque (jugement spéculatif), deteriora sequor (dernier juge­ment pratique et choix volontaire).

Les mêmes principes permettent au thomisme en morale d'admettre tout ce qu'affirment la morale du bonheur et celle du devoir. Pourquoi ? Parce que l'objet propre de la volonté est le bien raisonnable, supérieur au bien sensible, délectable ou utile. Or, le bien raisonnable, auquel une faculté est essentiel­lenient ordonnée, doit être voulu par elle, autrement elle agirait contre l'ordination que l'auteur de sa nature lui a donnée au bien raisonnable et par suite au souverain bien, source du bonheur parfait. C'est toujours le même principe : la puissance est ordonnée à l'acte et elle doit tendre à l'acte auquel elle a été ordonnée par l'auteur même de sa nature.

e) Théologie naturelle. - Enfin le principe de la supériorité de l'acte sur la puissance : « il y a plus dans ce qui est que dans ce qui peut être et dans ce qui devient », a conduit Aristote à admettre au sommet de tout I'Acte pur, Pensée de la Pensée et souverain Bien qui attire tout à Lui. Il conduit saint Thomas à la même conclusion. Mais le grand docteur médiéval affirme ce que le Stagirite n'avait point dit et ce que Leibniz a méconnu. Pour Aristote et pour Leibniz, le monde est comme le prolongement nécessaire de Dieu. Saint Thomas montre au con­traire pourquoi nous devons dire avec la Révélation, que Dieu, Acte pur, est souverainement libre de produire, de créer le monde, plutôt que de ne pas le créer, et de le créer dans le temps, à tel instant choisi de toute éternité, plutôt que de le créer ab æterno. La raison en est que l'Acte pur, étant la plénitude infinie de l'Être, de la Vérité et du Bien, n'a nul besoin des créatures pour posséder sa bonté infinie, qui ne peut s'accroître en rien. Après la création, il y a plusieurs êtres, mais il n'y a pas plus d'être, ni plus de perfection, ni plus de sagesse, ni plus d'amour. « Dieu n'est pas plus grand pour avoir créé l'univers » ; avant la création et sans elle, il possédait le bien infini parfaitement connu et souverainement aimé de toute éternité. Saint Thomas rejoint ainsi par ses principes philosophiques la vérité révélée de l'Exode III, 14 : Ego sum qui sum. Je suis Celui qui suis. Dieu seul peut dire, non seule­ment : « J'ai l'être, la vérité et la vie », mais « Je suis l'Être même, la Vérité et la Vie ».

Selon saint Thomas la vérité suprême de la philo­sophie chrétienne peut donc se formuler ainsi : En Dieu seul l'essence et l'existence sont identiques. In solo Deo essentia et esse sunt idem. Dieu seul est l'Être même, tandis que tout être limité ou fini est seulement de soi susceptible d'exister (quid capax existendi) et n'existe de fait que s'il est librement créé et conservé par Celui qui est. De plus, comme l'action suit l'être, la créature, qui n'est pas son existence, n'est pas non plus son action, et elle n'agit de fait que par la motion divine, qui la fait passer de la puissance à l'acte, de la puissance d'agir à l'action même, cela dans l'ordre de la nature comme dans celui de la grâce.

C'est toujours le même leitmotiv doctrinal qui revient dans la philosophie et la théologie thomiste Dieu seul est Acte pur, et, sans lui, la créature, composée de puissance et acte ne saurait exister, durer, ni agir, et surtout agir de façon salutaire et méritoire par rapport à la vie de l'éternité.

Le thomisme dans les différents courants d'idées philosophiques et théologiques accepte donc tout ce que chacune de ces tendances affirme et il écarte seulement ce qu'elles nient sans fondement. Il recon­naît que la réalité est incomparablement plus riche que nos conceptions philosophiques et théologiques. Par là il conserve le sens du mystère.

Par là il dispose à la contemplation qui procède de la foi vive, éclairée par les dons d'intelligence et de sagesse. Il rappelle incessamment qu'il y a plus de vérité, de bonté, de sainteté en Dieu que toute philosophie, toute théologie, toute contem­plation mystique ne peuvent le supposer. Pour voir toutes ces richesses, il faudrait avoir reçu la vision surnaturelle et immédiate de l'Essence divine, sans l'intermédiaire d'aucune idée créée, et encore cette vision, si immédiate soit-elle, sera limitée en sa pénétration et ne nous permettra pas de connaître Dieu infiniment, autant qu'il est connaissable et qu'il se connaît lui-même. La doctrine de saint Thomas réveille ainsi constamment en nous le désir naturel conditionnel et inefficace de voir Dieu. Enfin elle nous fait apprécier le don de la grâce, et de la charité, qui, elle, sous la motion efficace de Dieu, désire efficacement la vision divine et nous la fait mériter.

On voit ainsi que la doctrine thomiste, en accep­tant, à la lumière de son principe générateur, tout ce qu'il y a de positif dans les autres conceptions opposées entre elles, qu'elle s'efforce de dépasser, a une puissance d'assimilation qui devient un nouveau critère de sa valeur abstraite et de sa valeur de vie. La puissance d'assimilation d'une doctrine montre en effet la valeur, l'élévation et l'universalité de ses principes, capables d'éclairer les aspects les plus divers du réel depuis la matière inanimée jusqu'à la vie supérieure de l'esprit et jusqu'à Dieu, considéré lui-même en sa vie intime. Le principe d'économie demande aussi qu'en cette doctrine il n'y ait pas deux vérités premières ex æquo, mais une seule, qui en soit vraiment l'idée mère et qui lui donne son unité. C'est ici ce principe que Dieu seul est Acte pur, et qu'en lui seul l'essence et l'existence sont identiques; principe qui est la clef de voûte de la philosophie chrétienne, comme aussi celle du traité théologique de Deo uno ; principe qui permet encore d'expliquer autant qu'il est possible ici-bas ce que la Révélation divine nous dit des mystères de la Trinité et de l'Incarnation, en sauve­gardant l'unité d'existence des trois Personnes divines et l'unité d'existence dans le Christ. Cf. Ia, q. XXVIII, a. 2 ; IIIa, q. XVII, a. 2, corp. at ad 3um : In Christo est unum esse. Tres personæ non habent nisi unum esse.

Si enfin Dieu seul est l'Être même, comme l'agir suit l'être, lui seul peut agir par soi ; et donc tout ce qu'il y a de réel et de bon dans nos actions les plus libres vient de lui comme de la cause première, tout en venant de nous comme de la cause seconde. Même la détermination libre de notre obéissance, en ce qu'elle a de réel et de bon, en tant qu'elle est acceptation plutôt que résistance, dérive de la source de tout bien ; car rien n'échappe à sa causalité universelle qui fait fleurir la liberté humaine sans la violenter en rien, comme il fait fleurir les arbres et produit en eux et avec eux leurs fruits.

La synthèse thomiste se juge donc par ses prin­cipes, par leur subordination par rapport à un principe suprême, par leur nécessité et leur universalité. Elle s'éclaire non pas par une idée restreinte comme le serait celle de la liberté humaine, mais par l'idée la plus haute, celle même de Dieu (Ego sum qui sum), de qui tout dépend dans l'ordre de l'être et dans celui de l'agir, dans l'ordre de la nature et dans celui de la grâce. Par là la synthèse thomiste se rapproche plus que toute autre, selon le jugement de l'Église, de l'idéal de la théologie, science suprême de Dieu révélé.

 

Mmm

 

Un article de Christ-Roi.

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LES BASES RÉALISTES DE LA SYNTHÈSE THOMISTE

Développements et confirmations.

 

Nous ajoutons ici ces cinq chapitres par manière de confirmation. Les XXIV thèses portent sur la synthèse philosophique de saint Thomas considérée presque dans son ensemble. Les deux chapitres suivants sont relatifs aux premiers fondements réalistes de cette synthèse. Le quatrième touche à la question toujours discutée de la personnalité onto­logique si importante dans le traité de l'Incarnation et dans celui de la Trinité. Le cinquième est relatif à ce qui oppose le thomisme et le molinisme.

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LES VINGT-QUATRE THÈSES THOMISTES

On se rappelle que S. S. Pie X par son Motu proprio du 29 juin 1914 prescrivit que dans tous les cours de philosophie seraient enseignés les principia et pronuntiata maiora doctrinæ S. Thomæ et que dans les centres d'études théologiques la Somme théolo­gique serait le livre de texte.

 

 

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L'ORIGINE DES XXIV THÈSES

Pie X voulait porter remède à un état de chose que le Cardinal Villeneuve a caracterisé ainsi dans la Revue de l'Université d'Ottava, oct.-déc. 1936 : (nous avons cité une partie de ce texte plus haut).

 

« Bien des auteurs, depuis Léon XIII, se sont efforcés non pas de se mettre d'accord avec saint Thomas, mais de le mettre, lui, d'accord avec leur propre enseignement. Dès lors on voulut tirer des écrits du Docteur commun les conséquences les plus opposées. D'où une incroyable confusion au sujet de sa doctrine, qui finissait par apparaître aux étudiants comme un amas de contradictions. Rien de plus injurieux que ce procédé pour celui dont Léon XIII a écrit : « La raison ne semble guère pouvoir s'élever plus haut. »

« On a été conduit dès lors à dire que tous les points sur lesquels les philosophes catholiques ne sont pas unanimes, deviennent douteux. Finalement on a conclu, pour faire l'honneur à saint Thomas de n'être contredit par personne, qu'il fallait restreindre sa doctrine à ce sur quoi tous les penseurs catholiques s'entendent. Ce qui se réduit ou à peu près à ce qui a été défini par l'Église et qu'il faut tenir pour garder la foi... Mais réduire ainsi la doctrine thomiste à un ensemble amorphe et sans vertèbres logiques de banales vérités, de postulats non analysés, non organisés par la raison, c'est cultiver un traditionalisme morne, sans substance et sans vie et aboutir, sinon d'une façon théorique et consciente, au moins en pratique, à un fidéisme vécu in actu exercito. De là le peu d'interêt vigilant, le peu de réaction que provoquent les thèses les plus invraisemblables, en tous cas les plus antitho­mistes de leur nature même.

« Une foi que le critère de la vérité se trouve pratique­ment et de fait dans le nombre des auteurs cités pour et contre, cela dans le domaine où la raison peut et doit parvenir à l'évidence intrinsèque par recours aux prin­cipes premiers, c'est l'atrophie de la raison qui en résulte, son engourdissement, son abdication. L'homme en vient à se dispenser du regard de l'esprit ; toutes les assertions restent sur le même plan, celui d'une persua­sion neutre, qui vient de la rumeur commune... On pourra mettre cette abdication au compte d'une louable humilité ; de fait elle engendre le scepticisme philoso­phique de quelques uns, le scepticisme vécu de beaucoup d'autres dans les milieux où règne un mysticisme de sensibilité et une creuse piété. »

 

 

De là dérivent des doutes même sur la valeur des preuves classiques de l'existence de Dieu, en particulier sur le principe quidquid movetur ab alio movetur, et sur l'impossibilité d'aller à l'infini dans la série des causes actuellement et nécessairement subordonnées ; ce qui revient à mettre en doute la valeur des « cinq voies » de saint Thomas.

S. S. Pie X se rendit compte de la gravité de la situation, et prescrivit donc le 29 juin 1914 qu'on enseignât les principia et pronuntiata maiora doctrinæ S. Thomæ.

Mais quels étaient ces pronuntiata maiora, s'il ne fallait pas s'en tenir à quelques banales vérités de sens commun, qui permettent à chacun d'inter­préter en son propre sens la doctrine du Docteur commun ?

Des thomistes, professeurs en divers Instituts, proposèrent alors à la S. Congrégation des Études XXIV thèses fondamentales. La S. Congrégation les examina, les soumit au saint Père et répondit qu'elles contenaient les principes et les grands points de la doctrine du saint Docteur (cf. Acta Apost. Sedis VI, 383 ss.).

Ensuite en février 1916, après deux réunions plénières, la S. Congrégation des Études décida que la Somme théologique doit être le livre de texte pour la partie scolastique et que les XXIV thèses doivent être proposées comme des règles sûres de direction intellectuelle : « proponantur veluti tutæ normæ directivæ. » S. S. Benoît XV confirma cette décision qui fut rendue publique le 7 mars 1916.

En 1917 le Code de droit canonique fut approuvé et promulgué par Benoît XV, il y était dit can. 1366, § 2 : « Philosophiæ rationalis ac theologiæ studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam et principia, eaque sancte teneant. » La méthode, les principes et la doctrine de saint Thomas doivent être religieusement suivis. Parmi les sources qu'il indique, le Code signale le décret de la S. Congrégation approuvant les XXIV thèses comme pronuntiata maiora doctrinæ sancti Thomæ.

S. S. Benoît XV eut plusieurs fois l'occasion d'ex­primer sa pensée sur ce point, il recommanda par exemple au P. E. Hugon O. P., dans une audience spéciale, d'écrire en français un livre sur les XXIV thèses, et, comme le rapporte ce dernier[1], il lui dit que, s'il n'entendait pas imposer ces XXIV thèses à l'assentiment intérieur, il demandait qu'elles fussent proposées comme la doctrine préférée par l'Église.

Le P. Guido Mattiussi S. J., avait déjà en 1917 publié un ouvrage italien de première importance Le XXIV Tesi della Filosofia di S. Tommaso d'Aquino approvate dalla Sacra Congreg. degli Studi, Roma. Cet ouvrage a été traduit en français.

On a su depuis lors que ces XXIV thèses avaient été rédigées par deux thomistes de grande valeur qui les avaient enseignées toute leur vie en les comparant aux thèses opposées. Elles ont été admirablement ordonnées de telle façon que toutes dépendent de la première qui énonce le fondement même de la synthèse thomiste ; la distinction réelle de la puis­sance et de l'acte.

 

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LA DISTINCTION RÉELLE DE L'ACTE ET DE LA PUISSANCE N'EST-ELLE QU'UNE HYPOTHÈSE?

Des historiens et non des moindres, qui ont exposé avec un grand talent dans des ouvrages spéciaux la doctrine de saint Thomas, ont vu dans cette distinction réelle de la puissance et de l'acte un postulat ; et il y a une quarantaine d'années dans une excellente revue, une série de savants articles sur la puissance et l'acte aboutissait à cette conclu­sion que c'est une admirable hypothèse des plus fécondes.

Si cette distinction n'était qu'un postulat ou une hypothèse, elle serait sans doute suggérée par les faits, mais librement acceptée par l'esprit ; elle ne serait pas une vérité nécessaire et évidente, et que vaudraient alors les preuves thomistes de l'existence de Dieu qui reposent sur elle ?

Au contraire ceux qui ont rédigé les XXIV thèses ont fort bien vu l'importance de la première qui est le fondement nécessaire de toutes les autres.

Lorsque, en effet, on étudie de près les Commen­taires de saint Thomas sur les deux premiers livres de la Physique d'Aristote et sur les livres IV et IX de la Métaphysique, on voit que pour le Saint Docteur la distinction réelle de puissance et acte s'est imposée nécessairement au Stagirite pour concilier le principe de contradiction ou d'identité affirmé par Parménide, avec le devenir et la multiplicité niés par lui et affirmés par Héraclite.

Selon Parménide « l'être est, le non-être n'est pas, on ne sortira pas de cette pensée ». C'est sa manière ultra-réaliste de formuler le principe d'identité jusqu'à en faire, non seulement une loi nécessaire et universelle du réel, mais un jugement d'existence. Il en conclut que le devenir ne peut exister ; car ce qui devient ne peut provenir que de l'être ou du non-être ; or le devenir ne provient pas de l'être qui est déjà « ex ente non fit ens, quia iam est ens ; sicut ex statua non fit statua, quia iam est statua » ; le devenir ne peut non plus provenir du non-être qui est pur néant : ex nihilo nihil fit. Il s'ensuit que le devenir est impossible ; il ne suffit pas de marcher pour le prouver, Parménide répondrait : la marche n'est qu'une apparence, un phénomène, tandis que le principe d'identité est la loi primordiale de l'esprit et du réel.

Il concluait de même que la multiplicité des êtres est impossible ; car l'être est, le non-être n'est pas ; or l'être ne peut être diversifié, ni par lui-même qui est pur être, ni par autre chose que l'être, car ce qui est autre que l'être est non-être, et le non-être n'est pas. L'Être reste donc un et immuable, comme plus tard les théologiens le diront de Dieu ; mais ici l'être en général est confondu avec l'Être divin. Ce dernier argument de Parménide sera proposé de nouveau par Spinoza.

Aristote maintient et défend contre Héraclite et les sophistes dans tout le livre IV de la Métaphysique la valeur réelle du principe de contradiction, forme négative du principe d'identité : « l'être n'est pas le non-être » ce qui revient à dire : « l'être est l'être, le non-être est non être, on ne peut les confondre ». Est, est ; non, non. Ce qui est, est ; ce qui n'est pas, n'est pas.

Mais dans les deux premiers livres de la Physique Aristote montre que le devenir, dont l'expérience témoigne indubitablement, se concilie avec le principe d'identité ou de contradiction par la distinction réelle de la puissance et de l'acte, laquelle se trouve déjà confusément affirmée par la raison naturelle ou sens commun, et est indispensable pour résoudre les arguments de Parménide contre le devenir et la multiplicité.

Ce qui devient ne peut provenir de l'être en acte qui est déjà, ex statua non fit statua; il ne peut provenir non plus du non-être, qui est simple néga­tion ou pur néant, ex nihilo nihil fit[2]. Mais le devenir provient de l'être indéterminé ou en puissance qui n'est autre qu'une capacité réelle de perfection. La statue provient du bois, non pas en tant qu'il est en acte, mais en tant qu'il peut être sculpté ; le mouve­ment suppose un mobile qui peut réellement être mû ; la plante provient d'un germe qui évolue dans un sens déterminé ; l'animal aussi ; la science qui se développe suppose l'intelligence de l'enfant qui peut saisir les principes et leurs conséquences, etc.

De même la multiplicité des statues d'Apollon suppose que la forme d'Apollon est reçue en diverses portions de matière capables de la recevoir ; la multiplicité des animaux de telle espèce suppose que leur forme spécifique est reçue en diverses parties de la matière, qui peut être ainsi déterminée ou actuée.

La puissance n'est pas l'acte, pas même l'acte si imparfait qu'on le suppose, la puissance réelle du mobile à être mû n'est pas encore le mouvement initial. Antérieurement à la considération de notre esprit, la puissance n'est pas l'acte, elle en est donc réellement distincte, et c'est pourquoi elle reste, comme capacité réelle de perfection, sous la perfection reçue qu'elle limite ; la matière n'est pas la forme qu'elle reçoit, et elle reste sous la forme. Si la puis­sance était l'acte imparfait, elle ne se distinguerait pas réellement de l'acte parfait reçu en elle ; c'est la direction que prendra Suarez[3] et plus encore après lui, Leibnitz, qui ramène la puissance à la force, à un acte virtuel dont le développement est encore empêché, et ce sera une métaphysique toute diffé­rente qui tend à éliminer la puissance pour ne consèr­ver que l'acte[4].

Aux yeux d'Aristote et de saint Thomas qui l'approfondit, la puissance réelle, comme capacité de perfection, s'impose nécessairement comme un milieu entre l'être en acte et le pur néant ; elle s'impose pour résoudre les objections de Parménide contre le devenir et la multiplicité et concilier ces derniers avec le principe d'identité, loi primordiale de l'esprit et du réel. Dans le devenir et la multiplicité, il y a une certaine absence d'identité qui ne peut s'expliquer que par quelque chose d'autre que l'acte, par la capacité réelle où il est reçu. C'est ainsi que l'acte du mouvement est reçu dans la capacité du mobile à être mû, et la forme spécifique de la plante ou de l'animal est reçue dans la matière.

Cette capacité réelle apparaît ensuite sous deux formes : puissance passive; capacité réelle de recevoir une détermination ou perfection ; puissance active: capacité réelle de produire une détermination. Aristote a distingué ensuite les puissances de la vie végétative, les facultés de la vie sensitive, puis les facultés supérieures d'intelligence et de volonté.

Ce qui se meut, avant de se mouvoir effectivement, pouvait réellement se mouvoir et l'influence d'un moteur a été nécessaire pour actualiser ce mouve­ment. De là dérive la distinction des quatres causes matière, forme, agent et fin, ainsi que les principes corrélatifs, surtout ceux de causalité efficiente, de finalité, de mutation.

C'est ainsi que dans la preuve de l'existence de Dieu par le mouvement formulée par saint Thomas, il est dit (Ia q. 2, a. 3) : « Nihil movetur, nisi secundum quod est in potentia ad illud ad quod movetur. Movet autem aliquid, secundum quod est in actu... De potentia autem non potest aliquid reduci in actum nisi per aliquod ens in actu. » Toute la preuve repose sur ces principes, et s'ils ne sont pas néces­sairement vrais, elle perd sa valeur démonstrative. De même pour les preuves suivantes.

C'est ce qu'ont très bien vu ceux qui ont rédigé les XXIV thèses.

 

 

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LES PROPOSITIONS QUI DÉRIVENT DU PRINCIPE FONDAMENTAL

Nous avons montré il y a quelques années au Congrès thomiste de Rome de 1925 les diverses applications de la doctrine de la puissance et de l'acte pour mieux faire voir la connexion des XXIV thèses et de quelques autres. Nous les rappellerons très brièvement. Tout le monde sait que Suarez s'est souvent séparé de saint Thomas sur ces différents points.

Du principe fondamental que nous venons de dire, dérivent dans l'ordre de l'être les propositions suivantes : 1° la matière n'est pas la forme, elle est réellement distincte d'elle ; la matière première est pure puissance, simple capacité réelle de détermi­nation spécifique ; elle ne peut exister sans aucune forme ; 2° l'essence finie n'est pas son existence, elle en est réellement distincte ; 3° Dieu seul, Acte pur, est son existence, il est l'ipsum Esse subsistens, irreceptum et irreceptivum : « Ego sum qui sum » ; 4° toute personne créée et la personnalité qui la constitue formellement est réellement distincte de son existence[5] ; 5° Dieu seul, étant l'ipsum Esse subsistens ne peut avoir d'accidents ; par opposition aucune substance créée n'est immédiatement opéra­tive, chacune a besoin d'une puissance opérative pour agir ; 6° une forme ne peut être multipliée que si elle est reçue dans la matière ; le principe d'indivi­duation est la matière ordonnée à telle quantité (par ex. de cet embryon) plutôt qu'à telle autre ; 7° l'âme humaine est la seule forme du corps, autrement elle ne serait pas une forme substantielle, mais acciden­telle, et ne ferait pas avec le corps aliquid unum per se in natura ; 8° La matière de soi « neque esse habet, neque cognoscibilis est » (S. Th. Ia q. 15, a. 3. 3m). Elle n'est intelligible que par sa relation à la forme ; 9° La forme spécifique des choses sensibles, n'étant pas la matière, est de soi intelligible en puissance ; 10° L'immatérialité est la racine de l'intelligibilité et de l'intellectualité (Ia q. 14, a. 1) ; l'objectivité de notre connaissance intellectuelle suppose qu'il y a dans les choses de l'intelligible distinct de la matière indéterminée, et d'autre part l'immatérialité de l'esprit fonde son intellectualité, et le degré de la seconde correspond au degré de la première.

Telles sont les principales conséquences de la distinction réelle de la puissance et de l'acte, dans l'ordre de l'être.

Dans celui de l'opération, il faut noter les sui­vantes : 1° Les puissances ou facultés, les « habitus » et les actes sont spécifiés par l'objet formel auquel ils sont essentiellement relatifs. 2° Les diverses facultés de l'âme sont par suite réellement distinctes de l'âme et entre elles. 3° Le connaissant devient « intentionnellement » le connu, et lui est plus uni que ne le sont la matière et la forme, car la matière ne devient nullement la forme. 4° Tout ce qui est mû est mû par un autre et, dans la série des causes actuellement et nécessairement subordonnées, on ne peut procéder à l'infini : l'océan est porté parle globe terrestre, celui-ci par le soleil, le soleil par un centre supérieur, mais on ne peut aller à l'infini, et toute cause seconde n'étant pas sa propre activité, suum agere, a besoin pour agir de la motion d'une Cause suprême, qui soit suum agere et proinde suum esse, quia operari sequitur esse, et modus operandi modum essendi. D'où la nécessité d'admettre l'exis­tence de Dieu, Cause première. 5° Puisque toute faculté créée est spécifiée par son objet formel, y compris l'intelligence de tout esprit créé et créable, il est évident qu'aucune intelligence créée et créable ne peut être spécifiée par l'objet propre de l'intel­ligence divine ; dès lors celui-ci est nécessairement inaccessible aux forces naturelles de toute intelligence créée et créable ; par suite l'objet propre de l'intel­ligence divine Deitas ut in se est, la vie intime de Dieu, constitue un ordre à part : l'ordre essentiellement surnaturel, ou de la vérité et de la vie surnaturelles, très supérieur au miracle, qui n'est qu'un signe divin, naturellement connaissable. 6° La puissance obédientielle, par laquelle une créature est apte à être élevée à l'ordre surnaturel, est passive, et non pas active, autrement elle serait en même temps « essentiellement naturelle » comme propriété de la nature, et « essentiellement surnaturelle » comme spécifiée par un objet surnaturel auquel elle serait essentiellement ordonnée. La puissance obédientielle, comme son nom l'indique, regarde l'agent auquel elle obéit, l'agent qui peut élever au surnaturel, et pas encore l'objet surnaturel; il n'y a d'ordination positive à celui-ci qu'après l'élévation ; autrement c'est la confusion des deux ordres. Les vertus théologales ne sont per se infuses que si elles sont spécifiées par un objet formel sur­naturel inaccessible sans la grâce.

Sous la lumière de la Révélation, la distinction réelle de puissance et acte, d'essence finie et d'exis­tence, conduit enfin à admettre avec saint Thomas qu'il n'y a dans le Christ pour les deux natures qu'une existence, comme il n'y a qu'une personne ; le Verbe communique son existence à la nature humaine, comme l'âme séparée reprenant son corps lui com­muniquera son existence. De même dans la Trinité il n'y a pour les trois Personnes qu'une seule existence incréée, l'ipsum esse subsistens identique à la nature divine, cf. IIIa q. 17, a. 2, ad 3m.

Telles sont, selon saint Thomas, les principales applications de la distinction réelle de puissance et acte, d'abord dans l'ordre naturel, puis sous la lumière de la Révélation dans l'ordre surnaturel.

On s'explique que la S. Congrégation des Études ait déclaré au sujet des XXIV thèses « proponantur veluti tutæ normæ directivæ » ; elles doivent être proposées aux étudiants comme des règles sûres de direction intellectuelle. Selon les paroles citées plus haut de Benoît XV, l'autorité suprême n'entend pas les imposer à l'assentiment intérieur (comme s'il s'agissait de vérités de foi définie, ou encore de propositions dont la contradictoire serait infaillible­ment condamnée « ut erronea »), mais elle demande qu'elles soient proposées comme la doctrine préférée par l'Église.

 

 

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LES SUITES DE L'OUBLI DES XXIV THÈSES

Trente ans après leur approbation il paraît utile de les rappeler, autrement on pourrait revenir à l'état de choses décrit au début de cet article et qui obligea à formuler ces XXIV propositions, puisque tout le monde en appelait à l'autorité de saint Thomas pour défendre les thèses opposées entre elles et parfois les plus contraires à la pensée du Saint Docteur.

On pourrait même en arriver à se figurer que pour se dire thomiste, il suffit d'admettre, avec les vérités définies par l'Église, un vague spiritualisme aussi voisin de la pensée de Descartes que de celle de saint Thomas.

Quelques uns même ont paru penser qu'on peut encore se dire thomiste en niant la nécessité absolue et évidente du principe de causalité, comme si la négation de ce principe n'impliquait pas une contra­diction (au moins latente) et une impossibilité absolue. S'il en était ainsi, toute preuve de l'existence de Dieu fondée sur ce principe perdrait sa valeur démonstrative.

La moindre erreur sur les notions premières d'être, de vérité, de causalité etc. et sur les principes corrélatifs a des conséquences incalculables, comme le rappelait Pie X en citant ces paroles de saint Thomas « parvus error in principio magnas est in fine ». Si l'on rejette la première des XXIV thèses, toutes les autres perdent leur valeur. On s'explique dès lors pourquoi l'Église ait tenu à les approuver.

On le comprendra mieux encore en se rappelant qu'au dessous des vérités de foi, il ne suffit pas aux philosophes et aux théologiens catholiques de s'entendre seulement sur des vérités de sens commun, que chacun interpréterait à sa manière ; car il importe de défendre philosophiquement la raison naturelle ou le sens commun contre les objections souvent proposées aujourd'hui, par ex. par les phénoménistes, les idéalistes, par l'évolutionisme absolu. Et cette défense n'est possible que par une connaissance approfondie et vraiment philosophique des principes premiers de la raison et de leur valeur réelle. Comment maintenir ces principes, notamment celui de contradiction ou d'identité, comment le concilier avec le devenir et la multiplicité, si l'on rejette la distinction réelle de puissance et acte ?

La pensée philosophique perdrait toute consis­tance, même sur les principes fondamentaux, on reviendrait à un scepticisme sinon théorique, du moins pratique et vécu, à un fidéisme de fait qui serait l'abdication de la raison et par suite de toute vie intellectuelle sérieuse. Il ne resterait plus que «la sincérité dans la recherche de la vérité » : sincerité douteuse qui refuse de reconnaître la valeur des plus grands docteurs donnés par Dieu à son Église ; recherche peu sérieuse, vouée à ne jamais aboutir.

Les præambula fidei n'auraient plus qu'une valeur de sens commun, et celui-ci resterait sans défense, puisqu'il ne peut se défendre lui-même sans une analyse approfondie des notions premières et des principes premiers. Alors pour n'avoir pas voulu suivre saint Thomas d'Aquin, on en serait réduit à se faire le disciple du pauvre Thomas Reid. Or il y a une singulière distance entre ces deux Thomas.

On en reviendrait ainsi à une position moderniste bien caracterisée par le P. Pierre Charles S. I.[6] lorsqu'il dit :

« A la faveur de l'histoire des dogmes et dans le discrédit où l'on tenait la métaphysique, un relativisme extrêmement virulent s'était introduit, presque sans être remarqué, dans l'enseignement de la doctrine. La psychologie remplaçait l'ontologie ; le subjectivisme se substituait à la révélation ; l'histoire héritait du dogme ; la différence entre catholiques et protestants semblait se réduire à une diversité d'attitude pratique à l'égard de la Papauté. Pour arrêter et corriger le glissement funeste, Pie X eut le geste brusque et définitif. On peut voir aujourd'hui par le spectacle du modernisme anglican à quelles effroyables destructions le relativisme doctrinal aurait, sans l'intervention du Saint-Siège, risqué de nous conduire.

« La condamnation révéla, chez beaucoup de théolo­giens catholiques, une lacune béante et peu soupçonnée : la philosophie leur manquait. Ils partageaient le dédain des positivistes pour les « spéculations métaphysiques ». Parfois même, ils affichaient un fidéisme assez discu­table. Il était de bon ton de rire de la philosophie, de se gausser de son vocabulaire et d'opposer à la modestie des hypothèses scientifiques l'audace infatuée de ses affirmations... Le Pape, en signalant et synthétisant l'erreur moderniste, força la théologie à examiner non plus tel problème de détail, mais les notions fondamen­tales de la religion, perverties très habilement par l'école des novateurs... L'ossature philosophique ap­parut de plus en plus indispensable à tout l'organisme de la théologie. »

 

Pie X avait dit : « Magistros monemus, ut rite hoc teneant, Aquinatem vel parum deserere, præsertim in re Metaphysica non sine magno detrimento esse. Parvus error in principio magnus est in fine » (Ency. Pascendi et Sacrorum Antistitum).

 

 

Un historien de la philosophie médiévale a récem­ment laissé entendre que Cajetan, au lieu de se borner à écrire un excellent commentaire de la Somme Théologique, aurait dû prendre la direction du mouvement intellectuel de son temps. Cajetan ne s'y sentit pas appelé par Celui qui dirige la vie intel­lectuelle de l'Église au dessus des petites combinai­sons, des présomptions et des déviations de nos intelligences bornées. Le mérite de Cajetan est d'avoir reconnu la vraie grandeur de saint Thomas dont il n'a voulu être que le commentateur fidèle.

C'est ce qui a manqué à Suarez, quand il a voulu substituer aux lignes maîtresses de la métaphysique thomiste sa pensée personnelle qui s'en éloigne souvent.

Bien des théologiens en arrivant dans l'autre monde se rendront compte qu'ils ont méconnu le prix de la grâce faite par Dieu à son Église lorsqu'il lui donna le Doctor communis.

Ces dernières années l'un d'eux disait que la théologie spéculative, qui a donné de beaux systèmes au moyen âge, ne sait plus aujourd'hui ce qu'elle veut ni où elle va, et qu'il n'y a plus de travail sérieux qu'en théologie positive ; c'est ce qui se disait à l'époque du modernisme. De fait, si la théo­logie ne tenait plus compte des principes de la synthèse thomiste, elle ressemblerait à une géométrie qui méconnaîtrait la valeur des principes d'Euclide et qui ne saurait plus où elle va.

Un autre théologien proposait ces derniers temps de changer l'ordre des traités principaux de la dogmatique, de mettre celui de la Trinité avant le De Deo uno qu'il voulait réduire considérablement, alors qu'il éclaire tout ce que nous pouvons dire de la nature divine commune aux trois Personnes. A propos des problèmes fondamentaux des rapports de la nature et de la grâce, il invitait aussi à revenir à ce qu'il considérait comme la véritable position de plusieurs Pères grecs antérieurs à saint Augustin ; autant dire que sur ces problèmes capitaux,. dont tous les autres dépendent en théologie, le travail de saint Augustin, celui de saint Thomas et des tho­mistes qui depuis sept siècles ont approfondi sa doctrine, n'a servi à rien ou à presque rien.

A côté de ces outrances manifestement inconsidérées et parfaitement vaines, il y a l'opportunisme éclectique qui cherche à s'élever au dessus et au milieu des déviations extrêmes opposées entre elles ; mais il reste à mi-côte et il ne cesse d'osciller entre les extrêmes ; il sera toujours dépassé par une vérité supérieure qu'il n'a pas su reconnaître ou dont il n'a pas voulu tenir compte. Au dessus de toutes ces tentatives infructueuses, l'Église suit son chemin et nous rappelle de temps en temps ce qui effectivement nous aide à ne pas nous en écarter ; c'est ce qu'elle a fait en approuvant les XXIV thèses.

 

 

Si les problèmes de l'heure présente sont de plus en plus graves, raison de plus pour revenir à l'étude de la doctrine de saint Thomas sur l'être, la vérité, le bien, la valeur réelle des premiers principes qui conduisent à la certitude de l'existence de Dieu, fondement de tout devoir ; et à un examen attentif des notions premières impliquées dans l'énoncé des dogmes fondamentaux. Le Rme Père St. M. Gillet, Général des Dominicains, le rappelait récemment dans une Lettre à tous les professeurs de son Ordre, et Mgr Olgiati fait les mêmes remarques dans un important ouvrage sur l'idée du droit selon saint Thomas qui vient de paraître.

Ainsi seulement on arrivera à ce qu'exprimait si bien le Concile du Vatican : « Ratio fide illustrata, cum sedulo, pie et sobrie quærit, aliquam Deo dante mysteriorum intelligentiam, eamque fructuosissimam assequitur, tum ex eorum quæ naturaliter cognoscit analogia, tum e mysteriorum ipsorum nexu inter se et cum fine hominis ultimo. »

Qui mieux que saint Thomas peut nous y conduire ? Rappelons-nous ce qu'a dit Léon XIII, dans l'Ency­clique Aeterni Patris, de la sûreté, de la profondeur, de l'élévation de sa doctrine.

Pour un prêtre, surtout pour un professeur de philosophie, ou de théologie, c'est une grande grâce d'avoir été formé d'après les vrais principes de saint Thomas. Que de déviations et de fluctuations sont ensuite évitées dans toutes les questions rela­tives à la valeur de la raison, à Dieu trine et un, à l'Incarnation rédemptrice, aux sacrements, en celles qui touchent à la fin ultime, aux actes humains, au péché, à la grâce, aux vertus et aux dons du Saint­-Esprit. Il s'agit là des principes directeurs de la pensée et de la vie, principes d'autant plus néces­saires que les conditions de l'existence deviennent plus difficiles et demandent des certitudes plus fermes, une foi plus inébranlable, un amour de Dieu plus pur et plus fort.

 

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LE RÉALISME DES PRINCIPES DE CONTRADICTION ET DE CAUSALITÉ

Nous touchons ici au tout premier fondement réaliste de la synthèse thomiste, il mérite la plus grande attention.

Une des vues les plus profondes du moyen âge se trouve dans l'importance qu'il a donnée au pro­blème des universaux : « Utrum universalia sint formaliter an saltem fundamentaliter a parte rei. » L'universel correspond-il à la réalité, ou bien n'est-il qu'un concept, ou encore un nom commun d'une signification conventionnelle ? A quoi correspondent nos idées universelles : au réel, à la nature des choses, ou seulement à des nécessités subjectives de la pensée humaine et du langage ?

Ce problème fondamental, que certains esprits superficiels ont cru périmé, a reparu sous une autre forme dans les discussions relatives à l'évolution ou à la fixité des espèces végétales et animales, plus encore dans celles relatives à l'évolutionisme absolu la réalité première, principe de tout, est-elle absolu­ment immuable ou au contraire s'identifie-t-elle avec le devenir universel, avec l'évolution créatrice, avec un Dieu qui devient dans l'humanité et dans le monde ? Il est clair que sur ce problème le réalisme traditionnel s'oppose radicalement au nominalisme et au conceptualisme subjectiviste.

Mais ce qui montre d'une façon plus précise l'importance du problème des universaux, ce sont ses rapports avec la vérité du principe de contradic­tion, dont nulle intelligence ne peut se passer et dont le langage doit nécessairement tenir compte.

Or tandis qu'Aristote en sa Métaphysique, l. IV, C. 3. 4, voit dans ce principe la loi nécessaire et primordiale de la pensée et de l'être, sans laquelle toute certitude croulerait, Locke n'y voit qu'une solennelle futilité et Descartes a pensé que la vérité de ce principe dépend du libre arbitre de Dieu, qui aurait pu créer un monde où la contradiction serait réalisée.

D'où viennent ces oppositions entre philosophes au sujet de la valeur réelle, de la nécessité absolue, de l'importance primordiale de ce principe ? Il est assez évident qu'elles proviennent, de façon plus ou moins consciente, des différentes manières de ré­soudre le problème des universaux ou des différentes tendances qui aboutissent à ces solutions.

Réalistes de diverses couleurs, nominalistes et conceptualistes subjectivistes doivent être ici néces­sairement en désaccord ; et comme nous ne pouvons nous passer du principe de contradiction, ce désac­cord radical éclaire d'une vive lumière le sens et la portée du réalisme traditionnel.

Nous voudrions rappeler ici ce qu'a dû affirmer au sujet de ce principe : 1° le réalisme absolu d'un Parménide et de ceux qui s'inspirent de lui, 2° le nominalisme radical d'un Héraclite, des sophistes et de leurs successeurs, 3° le réalisme mesuré d'Aristote, de saint Thomas et de leurs disciples. Ces choses sont confusément connues par beaucoup, mais on les a bien rarement formulées d'une façon précise par rapport à la vérité du principe de contradiction.

 

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LE PRINCIPE DE CONTRADICTION ET LE RÉALISME EXAGÉRÉ

Le premier philosophe grec qui ait vu l'importance primordiale de ce principe comme loi de l'être et de la pensée est Parménide. Mais dans l'enthousiasme de son intuition, il lui a donné une formule réaliste si absolue, qu'il a cru devoir exclure par lui toute multiplicité et tout devenir.

Parménide en effet a pensé que ce principe n'est pas seulement une loi qui affirme l'impossibilité réelle d'une chose contradictoire, il a cru que c'était un jugement d'existence et il l'a formulé : « L'être existe, le non-être n'est pas ; on ne peut sortir de cette pensée. » ?st? ?a? e??a?, l'être ou l'existence existe ; le non-être (µ? e??a? ou µ? ??) n'est pas.

De là il déduit que l'être doit rester absolument un, unique, immobile, toujours identique à lui-même. L'être en effet ne pourrait être diversifié et multiplié que par autre chose que lui, mais ce qui est autre que l'être est non-être et le non-être n'est pas.

Pour la même raison l'être unique est absolument immobile, ou ce qui est ne peut être devenu ce qu'il est : car ce qui commencerait d'exister sortirait de l'être ou du non-être. Mais dans le premier cas, l'être proviendrait de lui-même, et alors il ne commen­cerait pas, puisqu'il est déjà. Et dans le second cas, il proviendrait du non-être, ce qui est impossible. « Ex ente non fit ens, quia jam est ens ; sicut ex statua non fit statua, quia jam est statua. Et ex nihilo nihil fit. » Bref : le devenir ne peut sortir de l'être qui est déjà, ni du non-être qui est un pur néant. Dès lors le devenir n'est qu'une apparence, et le réalisme absolu de l'intelligence conduit pour la connaissance sensible au phénoménisme.

On sait comment Aristote a résolu ces arguments de Parménide par la distinction de puissance et acte. La statue en acte vient du bois qui est statue en puissance, la plante en acte vient de son germe, qui est plante en puissance. De même l'acte est multiplié par la puissance, comme la forme de la statue par la matière où l'on peut indéfiniment la reproduire. De plus l'être n'est pas univoque, mais analogue, et se dit en sens divers mais proportionnellement sem­blables de l'acte et de la puissance, de l'Acte pur et de l'être composé de puissance et acte.

Ce qui nous occupe ici c'est que Parménide a admis un réalisme absolu de l'intelligence qui l'a porté à confondre l'être en général avec l'Être divin. C'est seulement de ce dernier qu'il est vrai de dire qu'il est unique et immuable, qu'il ne peut rien perdre ni acquérir, qu'il ne peut recevoir aucun accident, aucune addition, aucune perfection nouvelle.

Cette confusion de l'être universel et de l'être divin provient de ce que Parménide suppose au moins implicitement que l'universel existe formelle­ment hors de l'esprit comme il est dans l'esprit : universale existit formaliter a parte rei, ce sera la formule du réalisme exagéré, qui tend à confondre l'être pensant et l'être pensé, selon une autre formule bien connue du philosophe d'Elée.

Parmi les modernes, Spinoza comme Parménide n'admet qu'une substance, celle de Dieu, dont il affirme l'existence a priori, parce que la substance est ce qui est par soi, ens per se subsistens. En vertu du même réalisme absolu qui faisait dire à Parménide : l'être existe, le non-être n'est pas, Spinoza affirme à priori : la substance existe, car en elle l'existence est un prédicat essentiel. Au lieu de se contenter de dire : Si Dieu existe, il existe par soi ; Spinoza affirme a priori l'existence de Dieu, comme substance unique, en partant de la seule notion de substance.

En ce sens il est réaliste absolu, mais ce réalisme excessif relatif à la notion de substance, du fait qu'il porte à n'admettre qu'une seule substance, conduit au nominalisme pour ce qui est de la pluralité des substances et de leurs facultés. Les extrêmes se touchent : la pluralité des substances et nos facultés ne sont qu'un flatus vocis. Il n'y a pour Spinoza qu'une substance unique et des modes finis qui se succèdent ab æterno, et s'il était conséquent avec lui-même, il n'admettrait point ces modes finis mais seulement l'Être substantiel unique, qui ne peut rien perdre et rien recevoir, il reviendrait à la doctrine de Parménide.

Le réalisme absolu de l'intelligence se trouve encore, mais sous une forme atténuée chez les ontolo­gistes qui. admettent sans aucune difficulté la preuve a priori de. l'existence de Dieu, puisqu'ils croient avoir une intuition confuse de Dieu et voir en lui la vérité des premiers principes. On connaît leurs propositions : « Immediata Dei cognitio, habitualis saltem, intellectui humano essentialis est, ita ut sine ea nihil cognoscere possit ; siquidem est ipsum lumen intellectuale. - Esse illud, quod in omnibus et sine quo nihil intelligimus, est esse divinum. - Universalia a parte rei considerata a Deo realiter non distinguuntur. » Cf. DENZINGER, Enchiridion, n° 1659 sqq.

Le réalisme exagéré tend donc à confondre l'être en général avec l'être divin, à faire par suite du principe de contradiction un jugement d'existence et même à le confondre avec l'affirmation de l'exis­tence de Dieu. Il le formule : « l'Être existe » et par là il entend l'Être premier, qui ne peut pas ne pas être.

 

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LE PRINCIPE DE CONTRADICTION SELON LE NOMINALISME ET LE CONCEPTUALISME SUBJECTIVISTE

Dans l'antiquité Héraclite, comme le rapporte Aristote au l. IVe de la Métaphysique, ch. 3, a nié la valeur réelle et la nécessité absolue du principe de contradiction ou d'identité, à cause de la perpétuelle mobilité du monde sensible, où tout change et où rien ne reste jamais absolument identique à soi, p??ta ?e? ?a? ??d?? µ??e?. - De ce point de vue les arguments de Parménide, qui nient, au nom du principe de contradiction ou d'identité, la multiplicité et le devenir, ne sont qu'un jeu de concepts abstraits sans fondement dans la réalité, et le principe de contradiction n'est qu'une loi du langage et de la raison inférieure ou discursive qui se sert de ces abstractions plus ou moins conventionnelles. La raison supérieure ou l'intelligence intuitive domine ces abstractions artificielles et parvient à l'intuition de la réalité fondamentale qui est un perpétuel devenir, où l'être et le non-être s'identifient, puisque ce qui devient n'est pas encore et n'est pourtant pas un pur néant.

Le principe de contradiction ou d'identité est ainsi réduit par le nominalisme radical à une loi grammaticale. Cette conception d'Héraclite se re­trouve chez les sophistes qui soutiennent le pour et le contre, en particulier chez Protagoras et chez Cratyle. Plus tard on la voit reparaître chez les plus radicaux des nominalistes du XIVe siècle, et enfin dans l'évolutionnisme absolu de plusieurs modernes, qu'il prenne une forme idéaliste comme chez Hégel ou une forme empiriste, comme chez beaucoup de positivistes. Hégel admet sans doute le réalisme absolu pour la notion de devenir, car son devenir universel est une abstraction réalisée ; mais ce réalisme absolu du devenir le conduit au nominalisme pour les notions d'être et de substance, car le devenir universel le conduit à nier la réalité de la substance divine, celle des substances créées et leur distinction.

Au moyen âge le nominaliste Nicolaus de Ultricuria dit au sujet du principe de contradiction : « Hoc est primum principium et non aliud : si aliquid est, aliquid est[7]. » Nous sommes à l'antipode du réalisme absolu de Parménide pour qui le principe de contradiction était un jugement d'existence : « L'Être existe, le non-être n'est pas. » Pour le nominalisme radical, le principe de contradiction n'est qu'une proposition des plus hypothétiques : « Si quelque chose est, quelque chose est. » Le nominalisme radical sous-entend : mais peut-être rien n'est ; il se peut même que notre notion d'être soit dépourvue de toute valeur réelle dans l'ordre même du possible. Ce qui nous paraît évidemment impos­sible, comme un cercle-carré ou un devenir sans cause, n'est peut-être pas réellement impossible en dehors de l'esprit. Bien plus, un devenir sans cause, qui serait ratio sui, est peut-être la réalité fondamen­tale, l'évolution créatrice d'elle-même.

Après cette déchéance du principe de contra­diction, celui de causalité n'a plus une valeur ontologique absolue, mais seulement une valeur phénoménale : tout phénomène suppose un phénomène antécédent. Dès lors ce principe ne permet plus de prouver l'existence de Dieu.

Aussi parmi les propositions nominalistes de Nicolas d'Autricourt on trouve celles-ci[8]: « De rebus per apparentia naturalia quasi nulla certitudo potest haberi. » « Non potest evidenter ex una re inferri vel concludi alia res. » - Propositiones : Deus est, Deus non est, penitus idem significant, licet alio modo. » - « Istæ consequentiæ non sunt evidentes : actus intelligendi est, ergo intellectus est. Actus volendi est, igitur voluntas est. »

Le nominalisme ; absolu conduit, on le voit, au scepticisme complet. Plusieurs de ceux qui ont voulu concilier avec la doctrine philosophique de saint Augustin les principes du cartésianisme n'ont pas vu que Descartes est profondément nominaliste lorsqu'il déclare que la vérité du principe de contra­diction dépend du libre arbitre de Dieu et que le Créateur aurait pu faire un monde où il y aurait des contradictions réalisées. Voilà certes ce que saint Augustin n'aurait jamais admis. L'idée de la liberté divine chez Descartes est une idée qui est devenue folle. - De plus si le principe de contradiction n'est pas absolument nécessaire, ont dit les thomistes, le cogito ergo sum ne peut plus s'entendre au sens réaliste, mais seulement au sens du phénoménisme rationnel, comme le redit aujourd'hui Mgr Olgiati[9]. Si l'on nie en effet la nécessité absolue et la valeur réelle du principe de contradiction, forsitan simul cogito et non cogito, forsitan simul sum et non sum, forte simul sum ego et non ego, forte dicendum esset potius : impersonaliter cogitatur, sicut dicitur impersonaliter : pluit. Sublata veritate absoluta prin­cipii contradictionis ruit existentia ontologica sub­jecti cogitantis seu personæ individualis.

Il y a quelques années M. Édouard Le Roy écrivait : « Le principe de contradiction, loi suprême du discours et non de la pensée en général, n'a prise que sur le statique, sur le morcelé, sur l'immobile, bref sur des choses douées d'une identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de l'identité. Telles ces mobilités fuyantes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêmes ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en schèmes contradictoires[10]. »

On arrive ainsi par cette voie, comme le nomina­lisme radical, à l'évolutionnisme absolu. Tandis que le réalisme exagéré fait du principe de contradiction un jugement d'existence : « L'Être existe », le nominalisme radical en fait une proposition des plus hypothétiques : « Si aliquid est, aliquid est; sed forte nihil est, omne fit, et forsitan realitas fundamentalis est ipsum fieri sine causa ; proinde forsitan Deus non est ab æterno, sed fit in humanitate et in mundo. » - On est ainsi conduit, sinon à l'évolu­tionnisme absolu, du moins à l'agnosticisme complet.

 

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LE PRINCIPE DE CONTRADICTION SELON LE RÉALISME MESURÉ

Selon le réalisme traditionnel, tel qu'il se trouve formulé chez Aristote et saint Thomas, l'universel existe non pas formellement, mais fondamentalement dans les choses, et de toutes les notions la plus universelle est celle de l'être, qui fonde le principe de contradiction. Celui-ci n'est pas un jugement d'existence, mais il n'est pas non plus purement hypothétique, au sens où l'ont pensé les nomina­listes ; il n'est pas seulement une loi subjective de la pensée, comme le tiennent les conceptualistes subjectivistes. Il est simultanément la loi fondamen­tale de la pensée et de l'être ; il exclut non seulement ce qui est subjectivement inconcevable ou impen­sable, mais ce qui est réellement impossible en dehors de l'esprit, sans affirmer encore l'existence d'aucune réalité extramentale.

Pour formuler ce principe, le réalisme mesuré ne dit pas comme Parménide : «L'Être existe, le non-­être n'est pas. » Il ne dit pas non plus comme le nominalisme : « Si quelque chose est, quelque chose est ; mais il se peut que notre notion d'être ne nous permette pas de connaître la loi fondamentale du réel extramental. » Le réalisme mesuré prétend avoir l'intuition intellectuelle de la réelle impossi­bilité extramentale d'une chose qui en même temps et sous le même rapport serait et ne serait pas, par exemple, de la réelle impossibilité d'un cercle-carré, et même d'un être contingent qui existerait par soi, sans aucune cause. Il formule le principe de contra­diction : il est non seulement inconcevable, mais réellement impossible qu'une chose en même temps et sous le même rapport soit et ne soit pas. Bref : l'être est l'être, le non-être est non-être, ou plus briève­ment encore sous une forme négative : L'être n'est pas le non-être. La formule positive du principe d'identité équivaut ainsi à la formule négative du principe de contradiction ; les deux expriment la même vérité[11].

Comme le dit Aristote (Met., 1. IV, ch. 3) : « Il n'est pas possible que quelqu'un conçoive jamais que lamême chose existe et n'existe pas. Héraclite est d'un autre avis, selon quelques-uns ; mais tout ce qu'on dit, il n'est pas nécessaire qu'on le pense... Ce serait poser une affirmation qui se nierait elle-­même ; ce serait détruire tout langage ; nier toute substance, toute certitude et même toute probabilité, et tout degré dans la probabilité ; ce serait supprimer tout désir, toute action... Et même le devenir disparaîtrait, car si les contradictoires et les con­traires s'identifient, le point de départ du mouvement s'identifierait avec son terme, et le mobile serait arrivé avant d'être parti. »

Il faut donc maintenir absolument cette loi fondamentale de la pensée et du réel, fondée sur la notion même de l'être : « Ce qui est, est, et ne peut pas en même temps être et ne pas être. »

Or si le principe de contradiction ou d'identité est non seulement loi du réel, mais la loi fondamentale du réel, il y a plus dans ce qui est que dans ce qui devient et n'est pas encore ; il y a plus dans la plante développée que dans son germe en évolution, il y a plus dans l'animal adulte que dans l'embryon. Il faut dès lors affirmer le primat de l'être sur le devenir. Il suit de là que le devenir ne peut être à lui-même sa raison, qu'il exige une cause. Le devenir ne peut donc pas être la réalité première et fondamentale, car il n'est pas à l'être comme A est A ; il n'est pas identique à ce qui est; ce qui devient n'est pas encore.

Si le principe d'identité ou de contradiction est la loi foncière du réel, la réalité première, principe de toutes les autres, doit être à l'être, comme A est A ; elle doit être l'Être même : « Ego sum qui sum » en qui seul l'essence et l'existence sont identiques.

Ainsi dans l'ordre d'invention le premier principe de la raison est celui de contradiction ou d'identité : « Ce qui est est, et ne peut au même instant ne pas être » ; puis au sommet de cette voie d'invention, la vérité suprême est ce même principe d'identité tel qu'il se réalise en Dieu, cause première : « Je suis celui qui est. »

Nous ne prouvons pas ainsi a priori l'existence de Dieu, ni même la réelle possibilité de Dieu en dehors de notre esprit, car nous ne connaissons l'analogué supérieur de l'être que par l'analogué inférieur et cela par voie de causalité (Ia, q. 2, a. 2). Mais nous voyons que la vérité initiale de l'ordre d'invention : « Ce qui est est » correspond à la vérité suprême « Je suis celui qui est[12] »

Mais si l'on met inconsidérément en doute, comme l'a fait Descartes, la nécessité absolue et la valeur réelle du principe de contradiction, indépendamment des décrets de Dieu, si l'on soutient que le Créateur pourrait peut-être faire un cercle-carré, on se met dans l'impossibilité de maintenir au sens réaliste le Cogito ergo sum et de prouver même a posteriori l'existence de Dieu, cause première.

Au contraire si l'on admet la nécessité absolue du principe d'identité ou de contradiction comme loi fondamentale de la pensée et de l'être, il s'ensuit que la réalité fondamentale ou suprême doit être à l'être comme A est A ; elle ne saurait donc être le devenir ou l'évolution créatrice, mais elle doit être l'Être même, toujours identique à lui-même, et en qui seul s'identifient l'essence et l'existence. La vue profonde de la valeur de la vérité initiale, qui est le d'identité fondé sur l'idée d'être, conduit ainsi nécessairement au primat de l'être sur le devenir et par voie de causalité à la vérité suprême : « Je suis celui qui est et ne peux pas ne pas être, ni rien perdre, ni rien acquérir. »

Parménide, du point de vue du réalisme exagéré, confondait la vérité initiale de l'ordre d'invention avec la vérité suprême. - Héraclite et les nomina­listes, en niant la vérité initiale, son sens vrai et sa portée, s'interdisent tout accès vers la vérité suprême. - Le réalisme mesuré qui est le réalisme traditionnel, en montrant tout le sens et la portée de la vérité initiale, son lien avec le principe de causalité, ou avec le primat de l'être sur le devenir, nous conduit nécessairement à la vérité suprême[13]. On a dit qu'un vrai philosophe n'a au fond qu'une seule pensée, en ce sens qu'il ramène tout à elle ; de même la philo­sophie traditionnelle dérive tout entière du principe de contradiction ou d'identité et du primat de l'être sur le devenir. Ce primat s'exprime d'une façon initiale et implicite dans le principe d'identité, et il s'ex­prime de façon complète et définitive dans l'affirma­tion de l'existence de Dieu, l'Être même, en qui seul l'essence et l'existence sont identiques : « Ego sum qui sum » ; « In solo Deo essentia et esse sunt idem. »

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LE RÉALISME DU PRINCIPE DE CAUSALITÉ

Ce que nous venons de dire du principe de contra­diction et du problème des universaux, il faut le dire proportionnellement du principe de causalité effi­ciente.

Le réalisme immodéré de l'intelligence (tel que l'a conçu Parménide et d'une façon atténuée Spinoza) part d'une pseudo-intuition intellectuelle de l'Être suprême et parvient à la négation de la causalité, car l'Être divin et l'être en général s'identifient et Dieu ne peut rien produire en dehors de lui, la création est impossible.

Le nominalisme absolu réduit le principe de causalité à une loi d'ordre phénoménal : « tout phénomène suppose un phénomène antécédent, que nous appelons sa cause ». Dès lors ce principe d'ordre phénoménal ne permet pas de prouver l'existence de Dieu comme cause supra-phénoménale, et même ce principe ainsi conçu exclut le miracle, car le phénomène dit miraculeux devrait avoir un antécé­dent phénoménal, au lieu de provenir d'une inter­vention divine d'ordre supra-phénoménal.

Tandis que le réalisme immodéré part d'une pseudo-intuition intellectuelle de l'Être suprême (ce qui se retrouve dans l'ontologisme de Male­branche), le nominalisme soutient que le premier objet connu par notre intelligence est le fait brut de l'existence des phénomènes. Et alors il en vient à dire : « Si quelque chose est, quelque chose est, mais peut-être rien n'est à proprement parler, tout devient, et le devenir est à lui-même sa raison. »

Dès lors pour le nominalisme : un devenir contin­gent sans cause ne répugne pas, mais ce serait un fait brut inintelligible.

Tandis que le réalisme absolu prétend avoir l'intuition de l'intelligible suprême et l'Être premier, le nominalisme tient que le réel est peut-être un fait brut inintelligible.

Pour le réalisme mesuré, ou réalisme traditionnel, le premier objet connu par notre intelligence n'est ni Dieu, intelligible suprême, ni le fait brut de l'existence (qui restera peut-être inintelligible), mais c'est l'être intelligible des choses sensibles dans le miroir desquelles nous pouvons connaître a posteriori, par voie de causalité, l'existence de Dieu.

Ainsi s'explique la valeur ontologique non seulement du principe de contradiction, mais du principe de causalité. Il est impossible que l'être contingent soit contingent et non contingent, comme il est impossible que le triangle ne soit pas triangle ; c'est sa défini­tion. - Et de même qu'on ne peut nier non plus cette propriété du triangle que ses trois angles sont égaux à deux angles droits, ainsi on ne peut nier cette propriété de l'être contingent qu'il requiert une cause (cf. S. Thomas Ia q. 44, a. 1, ad Im). En d'autres termes l'existence ne saurait convenir à un être contingent incausé ; ce serait la convenance de deux termes qui n'auraient rien par où ils se con­viendraient[14]. Ce serait quelque chose d'inintelligible et d'absurde, en dehors de l'être intelligible objet de notre intelligence, supérieure aux sens. Le sens de la vue connaît le fait brut du coloré, comme phéno­mène ; l'intelligence connaît le réel intelligible. Et la dernière, la plus faible des intelligences, celle de l'homme a pour objet propre le dernier des intelli­gibles, l'être intelligible des choses sensibles, par lequel elle connaît, comme dans un miroir, l'existence de Dieu, cause première. Cf. S. Thomas Ia q. 88, a. 3, et q. 76, a. 5.

Dès lors le principe de causalité se formule dans l'ordre d'invention ou ascendant : « tout ce qui devient a une cause, tout être contingent a une cause et en dernière analyse une cause suprême, incausée ». Le même principe se formule ensuite dans l'ordre synthétique qui descend de Dieu : « Ce qui est être par participation dépend de l'Être par essence, comme de sa cause suprême. » Ce qui est par participation n'est pas en effet l'existence même, en lui on distin­gue le sujet participant (Pierre) et l'existence participée. Pierre n'est pas son existence, mais il a l'existence, et il l'a reçue de Celui-là qui seul peut dire : « Je suis l'Être même. Ego sum qui sum ». Cf. S. Thomas Ia q. 44, a. I, ad I[15].

 

 

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LA NOTION RÉALISTE DE LA VÉRITÉ ET CELLE DU PRAGMATISME

 

Conséquences en théologie.

 

Il est impossible de parler de la synthèse thomiste sans donner la plus grande attention à la notion réaliste de la vérité et à la conception opposée.

L'éternelle notion de la vérité « conformité de la pensée et du réel » s'impose à nos intelligences à tel point que souvent nous disons : ceci me déplaît et me gêne fort, pourtant ce n'en est pas moins vrai ; ces tristes événements ne sont, hélas ! que trop vrais, il nous est impossible de les nier ou de ne pas en tenir compte.

Cependant les intérêts humains sont si forts que reparaît de temps à autre la question posée par Pilate pendant la Passion de Jésus : « Qu'est-ce que la vérité ? »

On a beaucoup parlé ces dernières années de la réponse faite par le pragmatisme, il convient de l'examiner de près.

 

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I - LE PRAGMATISME ET SES DIFFÉRENTES NUANCES

Que faut-il entendre d'abord par pragmatisme ? Le Vocabulaire technique et critique de la Philosophie revu par les Membres de la Société Française de philosophie et publié par M. A. Lalande, Alcan 1926, nous dit ce qu'est le pragmatisme historiquement et au point de vue théorique. Ce fut d'abord, à la fin du siècle dernier en Angleterre, la doctrine de M. Charles S. Peirce, qui, pour débarrasser la philo­sophie du psittacisme et de la logomachie, a cherché un critère précis pour distinguer les formules creuses et les formules vraiment significatives. Il propose de prendre pour critère « les effets pratiques imaginables que nous attribuons à tel objet ». On a rapproché ce critère de cette remarque de Descartes « On rencontre beaucoup plus de vérité dans les raisonne­ments que chacun fait touchant des affaires qui lui importent et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet » (Méthode, I, 7). Cette remarque fut faite souvent parles anciens.

Cette forme de pragmatisme, qui vise encore beaucoup à l'objectivité de la connaissance,fut aussi celle de Vailati et de Calderoni.

Mais ensuite; avec W. James le pragmatisme devint une forme du subjectivisme. De ce point de vue il est défini dans le Vocabulaire critique que nous venons de citer : « La doctrine selon laquelle la vérité est une relation entièrement immanente à l'expérience humaine ; la connaissance est un instrument au service de l'activité... La vérité d'une proposition consiste donc dans le fait qu'elle « est utile », qu'elle « réussit », qu'elle « donne satisfac­tion »[16]. Est vrai ce qui réussit.

Il y a alors des nuances extrêmement variées du pragmatisme. On a le pragmatisme le plus sceptique, qui rappelle la position des sophistes combattus par Socrate, si l'on entend la réussite, dont on parle, au sens d'un plaisir ou d'un résultat utile obtenu par celui qui adhère à une proposition. Alors la notion de vérité disparaît devant le délectable et l'utile, devant l'intérêt individuel, et avec elle disparaît aussi celle du vrai bien, de l'honnête, qui est un bien en soi. Alors un mensonge utile est une vérité, et ce qui est erreur pour l'un, est, avec le même fondement, vérité pour l'autre, comme le note le Vocabulaire cité. C'est ce à quoi pensait Pascal quand il écrivait dans ses Pensées : « Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Les sophistes dans l'antiquité et Machiavel au début de l'histoire moderne sont les représentants de ce pragmatisme inférieur : il n'y a plus de vérité.

Un pragmatisme élevé entendra au contraire par réussite l'accord spontané des esprits sur ce que vérifient les faits constatés en commun. A la fin de sa vie W. James se rapprochait de ce dernier sens qui cherche à maintenir l'éternelle notion de la vérité.

Entre ces deux pragmatismes extrêmes se placent beaucoup de nuances, par exemple la raison d'État ou de famille, c'est-à-dire la considération d'intérêts qui dictent la conduite d'un État, d'une famille en dépit parfois de la vérité objective et même du sens commun.

De ce point de vue : cela est vrai qui est conforme au bien de l'État, ou au bien de notre famille. Parmi les nuances du pragmatisme, il faut compter l'oppor­tunisme, qui cherche du point de vue utilitaire à tirer toujours le meilleur parti d'une situation, mais qui est finalement vaincu par une vérité supérieure dont il n'a pas voulu tenir compte.

Étant données les acceptions inférieures du mot pragmatisme qui, dans certains milieux, ont prévalu, on s'explique que M. Maurice Blondel, qui avait d'abord adopté le mot pragmatisme, en présence de l'acception prise par ce mot dans l'usage public, a pensé qu'il valait mieux y renoncer pour sa propre philosophie[17].

Même M. Édouard Le Roy a écrit[18] : « Le mot pragmatisme a, dans l'usage que j'en fais un sens très différent de celui que les Anglo-Américains ont mis à la mode. Il ne s'agit nullement pour moi de réduire ou de sacrifier la vérité à l'utilité, non plus que de faire intervenir dans la recherche des vérités particulières n'importe quelles considérations étran­gères au souci de la vérité. Je crois seulement que, dans l'ordre scientifique aussi bien que dans l'ordre moral, un des signes de l'idée vraie est sa fécondité, son aptitude à « rendre »... Je crois, en un mot, que partout la vérification doit être une œuvre et non pas seulement un discours. »

Il n'en reste pas moins que M. Éd. Le Roy a proposé cette notion pragmatiste du dogme : Comportez-vous, dans vos relations avec Dieu, comme dans vos relations avec une personne (Dogme et critique, p. 25). Le dogme serait avant tout une prescription pratique. Il ne serait pas vrai précisément par sa conformité à la réalité divine, mais relativement à l'action religieuse à poser, et la vérite pratique de cette action apparaîtra par le succès supérieur de l'expérience religieuse, en tant qu'elle surmonte les difficultés de la vie. D'où cette proposition qui a été condamnée par l'Église (Décret Lamentabili 3 juillet 1907, Denz. 2062 : « Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo iuxta sensum practicum, id est tanquam norma præceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » Le dogme de l'Incarnation n'affirmerait pas que Jésus est Dieu, mais que nous devons nous comporter à son égard comme à l'égard de Dieu. De même pour sa présence dans l'Eucharistie, le dogme n'affirmerait pas pré­cisément sa présence réelle, mais que pratiquement il faut se comporter comme si elle était objectivement certaine. On voit par là que les nuances même élevées du pragmatisme ne sont pas sans danger lorsqu'il s'agit de maintenir la vérité en général, et particulièrement les vérités dogmatiques définies par l'Église comme immuables et comme conformes à la réalité extramentale qu'elles expriment.

Par. opposition à ces différentes nuances du pragmatisme, il convient de rappeler la notion traditionnelle de la vérité et ses différentes accep­tions depuis les plus hautes, jusqu'aux plus infimes, jusqu'à ce qui se trouve de vérité dans un jugement prudentiel pratiquement vrai, quoiqu'il contienne parfois une erreur spéculative absolument involon­taire.

 

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II. - COMPARAISON DE LA DÉFINITION TRADITION­NELLE DE LA VÉRITÉ AVEC LA NOTION PRAGMATISTE.

La vérité a été définie, et c'est la définition que donne toujours saint Thomas : « adæquatio rei et intellectus » (cf. de Veritate, q. I, a. 1, 3, 5, 8 et 10 ; Ia, q. 16, a. 1, où sont citées ces définitions données par saint Augustin : « Veritas est qua ostenditur id quod est » et par saint Hilaire : « Verum est declara­tivum aut manifestativum esse ». En ces articles, saint Thomas dit constamment, par ex. de Veritate, qu. I, art. 1 : « Prima comparatio entis ad intellectum est ut ens intellectui correspondeat : quæ quidem correspondentia adæquatio rei et intellectus dicitur, et in hoc formaliter ratio veri perficitur. Hoc est ergo quod addit verum supra ens ; scilicet conformi­tatem sive adæquationem rei et intellectus. »

La vérité, c'est la conformité de l'intelligence qui juge à la chose jugée. Si l'on change cette notion universelle de vérité, tout est changé dans le domaine de la connaissance, surtout dans celui du jugement. Aussi Pie X disait-il dans l'Encyclique Pascendi (Denz. 2080) pour montrer la gravité et l'étendue de l'erreur des modernistes : « æternam veritatis notionem pervertunt. »

Sans aller jusqu'à ces dernières extrémités, M. Maurice Blondel écrivait un an avant l'Encyclique Pascendi, en 1906, une proposition, dont on ne peut mesurer toutes les conséquences dans l'ordre des sciences, de la philosophie, de la foi et de la religion : « A l'abstraite et chimérique adæquatio rei et intel­lectus se substitue la recherche méthodique de droit l'adæquatio realis mentis et vitæ. » (Point de départ de la recherche philosophique. Annales de Philosophie chrétienne, 15 juin 1906, a. 1. P. 235.) On ne peut mieux formuler l'opposition de la définition tradi­tionnelle et de la définition nouvelle, mais ce n'est pas sans une grande responsabilité que l'on appelle « chimérique » une définition de la vérité admise dans l'Église depuis des siècles ; le changement introduit s'applique indéfiniment dans tous les domaines bien au-delà des prévisions de celui qui le fait[19].

La vie dont il est question dans la nouvelle définition proposée, c'est la vie humaine. Et alors comment éviter la proposition moderniste con­damnée : « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quæ cum ipso, in ipso et per ipsum evol­vitur » (Denz. 2058). C'est en substance ce que dès l'année 1896, notre maître, le P. Schwalm O. P. reprochait déjà à la philosophie de l'action dans la Revue Thomiste, 1896, p. 36 ss., 413 ; 1897, p. 62, 239, 627 ; 1898, p. 578 et ce que nous y disions aussi en 1913, p. 351-371.

Changer la définition de la vérité doit avoir des conséquences incalculables et d'une gravité sans mesure.

Avant de le faire il importe de bien saisir le sens exact de la définition traditionnelle, et comme la notion de vérité ainsi que celles de l'être, de l'unité, du bien et du beau, est non pas univoque mais analo­gique, ou susceptible de sens divers et proportion­nellement semblables (tout en restant des sens propres et non pas seulement métaphoriques), il importe de les bien connaître.

Saint Thomas, dans les articles cités plus haut, parle de la vérité des choses mêmes et puis de celle de notre esprit, qui se trouve formellement dans le jugement conforme au réel.

La vérité des choses, dit-il, ou vérité ontologique, est leur conformité avec l'intelligence de Dieu auteur de leur nature. On fait allusion à cette vérité lorsqu'on parle d'or véritable par opposition au faux or, ou du diamant vrai par opposition au faux diamant.

S'il s'agit de notre intelligence, la vérité du jugement formé par elle, est la conformité de ce jugement avec la chose jugée. Dans les jugements d'existence, il y a conformité du jugement avec l'exi­stence de la chose, soit qu'il s'agisse de l'existence d'une chose extramentale (ex. le Mont-Blanc existe) ou d'un attribut positif, ou négatif, ou privatif d'une réalité extramentale (ex. : ce cheval est aveugle), soit qu'il s'agisse de l'existence de quelque chose de mental (ex.: je pense actuellement).

Dans d'autres jugements il y a conformité du jugement avec la nature ou essence d'une chose, abstraction faite de son existence, soit qu'il s'agisse d'une chose extramentale (l'homme est un animal raisonnable), ou de ses attributs positifs au négatifs ou privatifs (la cécité est une privation ; le mal moral est un désordre), soit qu'il s'agisse des lois psychologiques ou encore des lois logiques de nos actes de pensée (ex. : les lois du syllogisme sont vraies).

On voit par là que la vérité est une notion non pas univoque mais analogique comme celle de l'être. On le voit plus encore si l'on pense que Dieu est la Vérité même, qu'en lui il y a, non seulement adéqua­tion mais identité, de son intellection éternellement subsistante et de l'Être même immatériel et infini, éternellement connu. Il y a aussi conformité de la nature des réalités possibles et de celle des réalités existantes avec la pensée divine, leur nature corres­pond à une idée divine, et l'existence de ces dernières dépend d'un décret divin. Rien ne peut exister en dehors de Dieu (pas même la détermination de nos actes libres, en ce qu'elle a de bon) sans une dépen­dance ou sans une relation de causalité à l'égard de Dieu. La vérité s'étend donc aussi loin que l'être, puisqu'elle est la conformité de l'intelligence et du réel.

Changer cette notion de la vérité, c'est évidemment tout changer dans tous les domaines de la connais­sance, et par suite, du vouloir et de l'agir, puisqu'on ne peut vouloir un objet qu'à condition de le con­naître : nihil volitum nisi præcognitum.

Un coup d'œil sur ces différents domaines permet de mieux s'en rendre compte.

 

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III. - CONSÉQUENCES DE LA NOTION PRAGMATISTE DE LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES ET DANS LE DOMAINE DE LA FOI

Dans les sciences physiques et physico-mathé­matiques on considère comme faits certains ceux qui existent en dehors de l'esprit, comme lois cer­taines celles qui expriment des rapports constants entre les phénomènes. S'il s'agit de postulats ou d'hypothèses, on les définit par rapport à la vérité à atteindre, mais qui, dans le cas, reste encore inacces­sible, ou non certaine. Par exemple au sujet du principe de l'inertie, on reconnaît que l'inertie dans le repos est certaine, c'est-à-dire qu'un corps, si aucune cause extérieure n'agit sur lui, demeure au repos. Mais bien des physiciens, comme H. Poincaré et P. Duhem, ne voient qu'un postulat suggéré par l'expérience dans l'inertie dans le mouvement : « un corps déjà mis en mouvement, si aucune cause extérieure n'agit sur lui, conserve indéfiniment un mouvement rectiligne et uniforme. » C'est suggéré par l'expérience, car plus les obstacles à ce mouve­ment diminuent, plus ce mouvement se prolonge, et parce que « une force constante, agissant seule sur un point matériel entièrement libre, lui imprime un mouvement uniformément accéléré » comme celui de la chute des corps. La seconde partie du principe de l'inertie, quoique suggérée par l'expérience, n'est pourtant pas certaine, car, comme le dit H. Poincaré[20], « on n'a jamais expérimenté sur des corps soustraits à l'action de toute force, et si on l'a fait, comment a-t-on su que ces corps n'étaient soumis à aucune force ? » L'influence d'une force peut rester invisible. La seconde partie du principe de l'inertie apparaît ainsi comme un postulat, c'est une proposition qui n'est pas évidente par elle-même et dont il n'existe pas de démonstration possible, ni a priori ni a posteriori, mais qu'on est conduit à recevoir parce qu'on ne voit pas d'autre principe.

Pierre Duhem disait au sujet du principe de l'inertie (à propos de l'inertie du mouvement) : « le physicien n'a pas le droit de dire qu'il est vrai, mais il n'a pas non plus le droit de dire qu'il est faux, puisqu'aucun phénomène ne nous a jusqu'ici con­traints de construire une théorie physique d'où ce principe serait exclu[21]. » Jusqu'ici il permet la classification des phénomènes.

C'est là un hommage rendu à la notion réaliste de la vérité : conformité de notre jugement avec le réel. On tend toujours dans les sciences à cette conformité. Il n'en serait plus de même, si nous admettions la notion pragmatiste de la vérité.

 

 

En métaphysique, les premiers principes de la raison, celui de contradiction ou d'identité : « 'être est l'être, le non-être est non-être » ou « l'être n'est pas le non-être », celui de raison d'être[22], celui de causalité efficiente[23], celui de finalité[24], sont dits vrais, parce qu'il est évident pour nous qu'ils sont les lois premières, non seulement de notre esprit, mais du réel. Ce ne sont pas des jugements d'exi­stence, mais ils expriment une réelle impossibilité. Il est réellement impossible en dehors de notre esprit et non pas seulement inconcevable pour nous, qu'une réalité en même temps soit ce qu'elle est et ne le soit pas ; qu'elle soit sans raison d'être ; si elle est contingente, qu'elle existe sans cause ; de même il est réellement impossible que l'action d'un agent (soit intelligent, soit naturel et inconscient) n'ait aucune finalité. Ces principes sont dits méta­physiquement certains, et sans exception possible. Il est facile de voir ce que deviendraient ces certitudes premières, si l'on admettait la notion pragmatiste de la vérité.

 

 

Dans le domaine de la foi infuse qui repose sur la Révélation divine ou sur l'Autorité de Dieu révélateur, la vérité des formules de foi est leur conformité à la réalité qu'elles affirment : à la Trinité, à l'Incarnation rédemptrice, à la vie éternelle, à l'éternité des peines, à la présence réelle du corps du Christ dans l'Eucharistie, à la valeur réelle de la messe. Quoique dans ces propositions de foi le concept qu'exprime le sujet et celui qu'exprime le prédicat soient généralement analogiques (et il en est toujours ainsi lorsqu'il s'agit de Dieu même), le verbe être, qui est l'âme du jugement, est d'une vérité immuable, selon la conformité au réel dont il est question. Jésus se servait de notions analogiques lorsque, parlant à ses disciples, il leur disait : « Je suis la vérité et la vie » ; mais si analogiques que fussent ces notions, il pouvait ajouter : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Matth. XXIV, 35). Il faut en dire autant de toute formule dogmatique.

Il ne s'agit pas seulement ici de formules qui seraient seulement « normæ agendi et non credendi », comme le dirent les modernistes (Denz. n. 2026). Il ne s'agit pas seulement non plus, selon l'expression de M. Blondel, de l'adæquatio mentis et vitre nostræ, connue par l'expérience religieuse, mais de la con­formité de notre jugement de foi avec la réalité divine. Souvent il est question de la conformité de notre jugement avec une réalité qui dépasse totale­ment notre expérience religieuse, par ex. lorsque nous croyons à la vie éternelle pleinement épanouie des bienheureux au ciel, ou aux peines éternelles des damnés. Même lorsqu'il est question du mystère de l'Incarnation rédemptrice, l'union hypostatique et la valeur infinie de l'amour du Christ mourant pour nous dépassent considérablement tout ce que peut atteindre notre expérience religieuse, qui ne saisit que des effets de ces mystères surnaturels en nous.

Lorsque « le Saint-Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu » (Rom. VIII, 16), il rend ce témoignage, dit saint Thomas (in Epist. ad Rom., ibid.) par l'affection filiale qu'il suscite en nous, et nous expérimentons ce mouve­ment d'affection filiale, fruit d'une inspiration spéciale, cependant nous ne pouvons le discerner, avec une absolue certitude, d'un mouvement d'affection qui proviendrait du sentimentalisme.

Notre foi dépasse ainsi par sa certitude infaillible et par l'extension de son objet notre expérience, bien qu'elle devienne pénétrante et savoureuse lorsqu'elle est illuminée par les inspirations spéciales des dons d'intelligence et de sagesse (cf. St. Thomas, II-II, q. 8, art. 1 et 2 ; qu. 45, art. 2). Ces dons supposent la certitude infaillible de la foi et ne la constituent pas. Ce serait donc une erreur d'identifier la foi avec l'expérience religieuse et les résultats qu'elle constate.

On tomberait dans une erreur semblable si l'on voulait tout fonder en dernière analyse sur la certi­tude de l'espérance ou sur l'élan de la charité. Il est certain en effet que l'espérance et la charité pré­supposent la foi, et l'acte de foi suppose lui-même l'évidente crédibilité des vérités à croire[25].

Dans tous les domaines que nous venons de parcourir s'applique la même notion analogique de vérité: la conformité du jugement au réel lui-même, que celui-ci soit connu avec évidence ou sans évidence, qu'il soit connu adéquatement ou d'une manière encore très inadéquate et fort imparfaite, comme dans l'obscurité de la foi.

Les propositions certaines de la théologie sont déclarées, elles aussi, certaines et vraies selon cette conformité au réel qu'elles expriment. Et comme Dieu, pour se révéler à nous, s'est servi des notions que possède déjà notre intelligence naturelle, tout ce qui dérive nécessairement de ces notions dérive nécessairement des vérités révélées qui s'expriment par elles.

Si, en affirmant « Je suis Celui qui suis » (Exode, III, 14), Dieu nous révèle qu'il est l'Être même éternellement subsistant, tout ce qui se déduit nécessairement de l'Être même subsistant, se déduit de cette vérité révélée, et s'en déduit sous la lumière supérieure de la révélation, qui dépasse celle de la raison. C'est une déduction non pas seulement philosophique, mais théologique sous la lumière du motif formel de la théologie. De même s'il est révélé que Jésus est véritablement Dieu et véritablement homme, la théologie déduit avec certitude et conformité certaine au réel, au-dessus de notre expérience, qu'en Jésus il y a deux volontés libres, celle qui convient à sa nature divine et celle qui convient à sa nature humaine.

Si, au contraire, on appliquait à la théologie la définition pragmatiste de la vérité, il faudrait dire, comme on l'a soutenu récemment, que « la théologie n'est au fond qu'une spiritualité qui a trouvé des instruments rationnels adéquats à son expérience religieuse », on dirait « la théologie n'est qu'une spiritualité qui a trouvé son régime d'intelligibilité[26] ».

De là on déduirait que « les systèmes théologiques ne sont que l'expression des diverses spiritualités ». Le thomisme serait l'expression de la spiritualité dominicaine, le scotisme celle de la spiritualité franciscaine, le molinisme celle de la spiritualité ignatienne. Et comme ces trois spiritualités sont bonnes et approuvées par l'Église, les systèmes qui en sont l'expression intellectuelle, malgré leur oppo­sition, et quoique l'un nie parfois ce que l'autre affirme, ces systèmes seraient en même temps vrais d'une vérité de conformité avec l'expérience reli­gieuse qui est leur principe foncier. C'est là que nous saisissons sur le vif l'opposition de la définition traditionnelle de la vérité et de la définition prag­matiste.

La théologie ne serait au fond qu'une spiritualité qui a trouvé son expression intellectuelle. Mais il reste à savoir si cette spiritualité est objectivement fondée sur une doctrine vraie au sens traditionnel du mot. Plusieurs ne voient, comme nous, dans ces ingénieuses théories qu'une fausse spiritualisation de la théologie réduite à une expérience religieuse dont on chercherait vainement le fondement objectif.

 

 

Le pragmatisme spirituel pourrait conduire singu­lièrement loin comme diminution de la vérité. Il pourrait en arriver à réduire la vérité dogmatique qui est per conformitatem ad rem, à la vérité pruden­tielle qui est, dit saint Thomas[27], per conformitatem ad appetitum rectum seu ad intentionem rectam. Et même il faudrait descendre plus bas encore, car la vérité et la certitude prudentielles supposent une vérité et une certitude supérieure par conformité au réel lui-même, et si celle-ci n'existe pas, la certitude prudentielle elle-même s'évanouit.

Saint Thomas, à la suite d'Aristote, a profondé­ment noté ce qu'il y a de vrai dans le pragmatisme, en le limitant, lorsqu'il a indiqué le caractère propre de la certitude prudentielle, qui est d'ordre practico­-pratique, surtout lorsqu'il a dit (I-II, q. 57, a. 5, ad 3), pour montrer que la prudence est une vertu, et même une vertu intellectuelle d'ordre moral, qui dépasse l'opinion, et qui parvient à une certitude pratique de l'honnêteté de l'acte à poser : « La vérité de l'intellect pratique diffère de celle de l'intellect spéculatif, comme le dit Aristote (Éthique, I. VI, c. 2). La vérité de l'intelligence spéculative est par conformité au réel, per conformitatem ad rem. Et comme l'intelligence ne peut être infailliblement conforme aux choses contingentes (et variables) ; mais seulement à ce qu'il y a de nécessaire dans le réel, il n'y a pas de science spéculative qui porte sur le contingent comme tel. Par opposition, la vérité de l'intellect pratique (et spécialement de la prudence) se trouve dans la conformité à l'intention droite, per conformitatem ad appetitum rectum. »

C'est ce qui explique qu'un jugement prudentiel peut être pratiquement vrai et certain quoiqu'il suppose, par suite d'une ignorance absolument involontaire, une erreur d'ordre spéculatif, ou un manque de conformité à la chose même. Par ex. : si l'on nous présente un breuvage empoisonné, et que rien ne nous permette de le soupçonner, nous jugeons avec prudence que nous pouvons boire au moins un peu breuvage, pour ne pas le refuser à celui qui paraît l'offrir par urbanité. Dans un pareil cas il y a, à des points de vue divers, vérité d'ordre pratique sur l'honnêteté de notre acte, et erreur spéculative sur le caractère du breuvage. C'est la part de vérité contenue dans le pragmatisme, mais elle se limite à la vérité d'ordre prudentiel.

 

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COMMENT LA PHILOSOPHIE DE L'ACTION EST OBLIGÉE DE REVENIR A LA DÉFINITION TRADITIONNELLE DE LA VÉRITÉ

Ayant l'habitude de se faire trois objections au début de chaque article, saint Thomas s'est posé une des principales difficultés que nous propose la philosophie de l'action, c'est dans un article I, II, q. 19, a. 3, où il se demande Utrum bonitas voluntatis dependeat a ratione. Il s'objecte : il semble que ce soit plutôt l'inverse ; « Philosophus enim dicit, VI Eth. c. 2, quod bonitas intellectus practici est verum conforme appetitui recto; appetitus autem rectus est voluntas bona, ergo bonitas rationis practicæ magis dependet a bonitate voluntatis quam e converso ». En d'autres termes : chacun juge selon son penchant, selon son inclination ; si l'incli­nation est mauvaise, comme chez l'ambitieux, le jugement ne sera pas droit ; si l'inclination foncière est celle de la bonté, le jugement sera droit et vrai ; sa vérité dépend donc de la bonne volonté, comme le dit le pragmatisme spirituel.

Saint Thomas répond : Ad 2um : « Philosophus ibi loquitur de intellectu practico, secundum quod est conciliativus et ratiocinativus eorum quæ sunt ad finem (dans l'ordre des moyens), sic enim perficitur per prudentiam. In his auteur quæ sunt ad finem (dans l'ordre des moyens) rectitudo rationis consistit in conformitate ad appetitum finis debiti. Sed tamen et ipse appetitus finis debiti præsupponit rectum apprehensionem de fine, quæ est per rationem.[28] »

La certitude prudentielle suppose l'intention droite de la volonté, mais cette intention droite elle-même tient sa rectitude des principes supérieurs qui sont vrais de par leur conformité au réel: à notre nature et à notre vraie fin dernière.

Si donc on réduisait toute vérité à celle de la prudence, cette dernière elle-même s'évanouirait. Et c'est à cette extrémité que paraît conduire l'extrême inconsidération de ceux qui veulent changer l'éternelle notion de vérité, définie par conformité au réel, et qui nous proposent de la définir : la conformité de l'esprit qui juge avec la vie humaine et avec les exigences de cette vie, connue par l'expérience morale et religieuse, laquelle évolue toujours.

On est alors bien près de la proposition moderniste condamnée (Denz. n. 2058) : « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quæ cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur. »

Or, il faut remarquer que le pragmatisme dont nous parlons ici est le moins inférieur de tous au point de vue moral. Ce n'est pas du tout celui d'arri­vistes ou de politiciens sans scrupules pour lesquels le mensonge utile devient vérité pratique, sûr moyen de réussir. C'est celui de très honnêtes gens, qui pensent même avoir une expérience religieuse assez élevée.

Ils oublient que la volonté de l'homme de bien, son intention, doit être précisément rectifiée par des principes qui valent en soi, indépendamment d'elle, qui valent par ce que l'homme doit être et doit vouloir conformément à la loi naturelle, conformé­ment à sa nature même ordonnée par Dieu à telle fin naturelle et conformément aussi à la loi divine positive connue par Révélation qui lui fait un devoir d'aimer Dieu, auteur de la grâce, plus que lui-même et par dessus tout. Cette dernière proposition est vraie, non pas seulement per conformitatem ad appetitum rectum, non seulement par conformité à notre intention droite, puisqu'elle fonde celle-ci, mais par conformité au réel et à ce qu'il y a de plus élevé dans le réel; à la nature même de Dieu souverain Bien, à la nature de notre âme et de notre volonté, à la nature de la grâce et de la charité infuses essentielle­ment ordonnées à Dieu, considéré en sa vie intime.

 

 

On voit que les conséquences de la notion prag­matiste de la vérité, même en les concevant selon le pragmatisme des meilleurs, sont ruineuses et vont beaucoup plus loin que ceux qui proposent de changer la définition traditionnelle de la vérité ne l'ont prévu.

M. Maurice Blondel s'est rapproché de saint Thomas depuis qu'il écrivait en 1906 : « A l'abstraite et chimérique adæquatio rei et intellectus se substitue la recherche méthodique de droit, l'adæquatio realis mentis et vitæ. » Est-ce que ses derniers ouvrages corrigent cette déviation ? Nous ne pouvons pas l'affirmer.

On remarque au contraire, encore maintenant, chez lui des assertions comme celle-ci contenue dans l'ouvrage L'Être et les êtres, 1935, p. 415 : « Aucune évidence intellectuelle, même celle des principes, absolus de soi et possédant une valeur ontologique, ne s'impose à nous avec une certitude spontanément et infailliblement contraignante; pas plus que notre idée réelle du Bien absolu n'agit sur notre volonté, comme si nous avions déjà l'intuitive vision de la parfaite bonté. »

Nous nions absolument la parité et on ne pourrait la soutenir sans une grave erreur, car l'adhésion aux premiers principes est nécessaire[29], tandis que in viva le choix de Dieu préféré à tout autre bien est libre. Ici-bas Dieu ne nous apparaît pas encore comme un bien qui attire invinciblement, tandis que la vérité du principe de contradiction est indéniable. C'est nécessairement que nous admettons la valeur réelle de ce principe : il est réellement impossible qu'une chose en même temps et sous le même rapport existe et n'existe pas, ou qu'il y ait une montagne sans vallée ou encore un cercle-carré. Ce sont des évidences contraignantes.

 

 

Sans doute dans le pragmatisme élevé, dans la philosophie de l'action de M. Maurice Blondel on ne sacrifie pas la vérité à l'utile ; mais on ne peut changer la définition traditionnelle de la vérité adæquatio rei et intellectus sans tout bouleverser dans le domaine de la raison naturelle, dans ceux des sciences, de la métaphysique, dans l'ordre même des vérités de la foi, dans toute la théologie. Si l'on préfère à cette définition traditionnelle de la vérité, celle-ci « conformitas intellectus et vitæ, etiam confor­mitas intellectus et rectæ intentionis voluntatis », cette dernière définition ne convient qu'à la vérité pruden­tielle, qui se trouve dès lors privée de fondement, car elle suppose une vérité supérieure qui établit la rectitude du vouloir. Si l'on préfère à la définition traditionnelle de la vérité l'élan de l'espérance et de la charité, il reste toujours à se demander sur quoi re­pose cet élan ? n'est-ce pas un beau rêve du sentiment religieux. L'espérance et la charité supposent la foi et l'évidence de crédibilité, elles supposent une foi dont la vérité est la conformité du jugement du croyant avec la réalité, objet de ce jugement, et non pas seulement avec les exigences de notre vie intérieure ou même avec celles de l'intention la plus droite. Cette rectitude d'intention demande elle-­même un fondement dans l'intelligence, dans un jugement vrai par conformité au réel. Nihil volitum nisi præcognitum. Sans la rectitude de l'intelligence dans son jugement sur la valeur de la fin à atteindre, il ne saurait y avoir de rectitude de volonté.

Rappelons ce que dit saint Thomas dans l'article que nous avons cité plus haut, I-II, q. 19, a. 3 « Utrum bonitas voluntatis dependeat ex ratione. Bonitas voluntatis proprie ex obiecto dependet. Obiectum autem voluntatis proponitur ei per rationem... et ideo bonitas voluntatis dependet a ratione eo modo quo dependet ab objecto. » Ibid. ad 1 : « Bonum per prius pertinet ad rationem sub ratione veri, quam ad voluntatem sub ratione appetibilis, quia appetitus voluntatis non potest esse de bono, nisi prius a ratione apprehendatur. » Ibid. ad 2 : « Ipse appetitus finis debiti præsupponit rectam apprehensionem de fine, quæ est per rationem. »

Émile Boutroux a fait exactement la même remarque dans sa critique de la philosophie de l'action. Il a bien vu que dans la philosophie de l'action la vérité doit se définir non plus en fonction de l'être, mais en fonction de l'action, qui dès lors devient le critière de tout, mais le critère non justifié.

Il a écrit dans La Science et la Religion, 1908, p. 296 : « Est-ce donc de l'action spéciale de la volonté qu'on entend parler ? Mais la volonté demande une fin; et peut-on dire que l'on offre à l'esprit une formule intelligible, quand on lui parle d'une volonté qui se prend elle-même pour fin, qui n'a d'autre objet que son propre principe. Ce que l'on cherche à travers ces ingénieuses théories, c'est l'action, comme se suffisant, indépendamment de tous les concepts par lesquels nous pouvons essayer de l'expliquer ou de la justifier, l'action pure, l'action en soi.

« Qu'est-ce à dire, sinon que, bon gré mal gré, on revient à un pragmatisme indéterminé ? Pragmatisme humain, si c'est l'action humaine, prise en soi, qui est la règle suprême ; pragmatisme divin, si c'est une action divine, conçue en dehors de toute déter­mination intellectuelle, qui doit faire le fond (ou être la règle suprême) de l'action humaine. L'action pour l'action, par l'action, la pratique pure, engen­drant peut-être des concepts, mais indépendante elle-même de tout concept, ce pragmatisme abstrait mérite-t-il encore le nom de religion ?

« ... Et ne s'engage-t-on pas dans une voie sans issue, lorsque l'on cherche dans la pratique, isolée de la théorie, l'essence et le seul principe véritable de la vie religieuse ? » Cela revient à dire : il n'y a d'issue pour la philosophie de l'action qu'en revenant à la définition traditionnelle de la vérité : pour que notre jugement soit vrai, il ne suffit pas qu'il soit conforme à la vie et à ses exigences, il faut que celles-ci soient fondées en réalité, par conformité à la règle même de la vie et à sa fin ultime véritable, c'est-à-dire par conformité au réel en ce qu'il a de plus élevé.

Nous concluons : dans le pragmatisme ou philoso­phie de l'action, la vérité ne peut être définie qu'en fonction de l'action, qui dès lors devient le critère de tout, mais un critère non évident et non justifié. Au contraire, dans la philosophie traditionnelle, qui est avant tout une philosophie de l'être, une ontologie, la vérité est définie en fonction de l'être intelligible et de l'être évident, premier objet connu par notre intelligence qui saisit en lui les lois foncières du réel, les principes de contradiction, d'identité, de causalité, etc. Nous revenons toujours ainsi à cette assertion fondamentale de saint Thomas : « Illud quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resolvit est ens. » (De Veritate, q. I. a. 1). Ce qui est le premier connu, ce n'est pas l'action, ni le moi, ni les phénomènes, c'est l'être intelligible et les principes premiers, objet primordial de la raison naturelle.

Rejeter la définition traditionnelle de la vérité conçue comme la conformité du jugement au réel jugé, c'est renoncer à la vie propre de l'intelligence et enlever à la volonté et à l'action le fondement même de leur rectitude.

Bref : pour que notre jugement soit vrai, il ne suffit pas qu'il soit conforme aux exigences de notre vie ; il faut encore que notre vie et ses exigences soient vraies par rapport à une règle supérieure et à leur véritable fin ultime, c'est-à-dire par conformité au réel et même à la Réalité suprême[30].

 

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DIFFICULTÉS

On ne manquera pas d'objecter que nous connais­sons mieux notre vie, notre volonté, sa rectitude, notre action, que les choses extérieures.

Saint Thomas répondrait : il ne s'agit pas de connaître intellectuellement de façon directe les choses matérielles dans leur singularité (Ia, q. 86, a. 1) ; il ne s'agit pas non plus de connaître distincte­ment ce qui distingue les espèces végétales ou ani­males, le chien du loup par exemple. Il s'agit surtout de savoir quel est le premier objet connu par notre intelligence, nous disons que c'est l'être intelligible des choses sensibles et les premiers principes, sans lesquels nous ne pouvons rien connaître intellectuel­lement, pas même le cogito ergo sum. De plus l'intel­ligence connaît mieux ce qui est en elle-même que ce qui est dans la volonté, si bien que nous pouvons toujours avoir quelque doute sur la parfaite pureté ou rectitude de nos intentions, qui peuvent être inspirées par l'amour propre ou un secret orgueil. Les premiers principes comme lois fondamentales de l'être sont incomparablement plus certains. Cf. I, II, q. 112, a. 5. Utrum homo possit scire se habere gratiam et caritatem, cf. ad 2, et I. q. 37, a. 1.

 

 

Tout le monde accorde la différence profonde qui existe entre la notion traditionnelle de la vérité et le pragmatisme proprement dit. On nous a cependant objecté que dans la pensée de M. Éd. Le Roy ce n'est pas sa notion de la vérité en général qui est fausse, mais celle de la vérité du dogme. Quant à la position de M. M. Blondel elle voudrait dire surtout que pour connaître le réel dans son individualité, il faut ajouter à l'adæquatio rei et intellectus la conformitas mentis et vitæ.

A cela je répondrai. Je suis heureux de voir qu'on accorde généralement le point principal : le prag­matisme proprement dit supprime la vérité et conduit tout droit à l'hérésie.

Restent deux difficultés relatives à M. Ed. Le Roy et à M. M. Blondel. Je les formulerai ainsi par rapport au fondement même de leur philosophie. L'idéalisme évolutioniste de M. Ed. Le Roy permet-il de connaître l'être extramental et une vérité immu­able ? Je ne le pense pas. La philosophie de l'action, qui conçoit la vérité en fonction de l'action, peut-elle maintenir son principe, en admettant la définition traditionnelle de la vérité conçue en fonction de l'être ? Cela paraît tout au moins fort difficile.

M. Ed. Le Roy ne s'est pas contenté de proposer une conception pragmatiste de la vérité dogmatique, il a écrit au sujet du réalisme traditionnel : « Tout réalisme ontologique est absurde et. ruineux : un dehors, un au-delà de la pensée est par définition chose absolument impensable. Jamais on ne sortira de cette objection, et il faut conclure, avec toute la philo­sophie moderne, qu'un certain idéalisme s'impose[31]. Comment dès lors pourrions-nous connaître l'être extramental ? De plus au sujet du principe de non-­contradiction ou d'identité, qui est selon la philo­sophie traditionnelle la loi fondamentale de la pensée et du réel, M. Ed. Le Roy a écrit : « Le principe de non-contradiction n'est pas universel et néces­saire autant qu'on l'a cru, il a son domaine d'appli­cation; il a sa signification restreinte et limitée. Loi suprême du discours et non de la pensée en général, il n'a prise que sur le statique, sur le morcelé, sur l'immobile, bref sur des choses douées d'une identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de l'identité. Telles ces mobilités fuyantes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêmes ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en schèmes contradictoires[32]. »

Or on sait quelle est, dans l'évolutionisme de M. Ed. Le Roy, l'importance du devenir, la même que dans « l'Évolution créatrice » de M. H. Bergson. En 1930, dans son livre « Le Problème de Dieu », M. Ed. Le Roy expose encore la même doctrine. Nous avons examiné ailleurs ces théories, cf. Dieu, son existence et sa nature, 7e éd.,. p. 133 ss., 156 ss[33].

Quant à la philosophie de l'action proposée par M. Blondel, si elle veut rester une philosophie de l'action, au lieu de se corriger en devenant une philosophie de l'être, elle continuera, pensons-nous, à concevoir la vérité en fonction, non pas de l'être, mais de l'action et des exigences de celle-ci. Le point de départ de cette philosophie est la vie et la direction de l'effort vital; la représentation est relative à la recherche de l'élan vital, pour que l'homme arrive à ce à quoi il aspire par son vouloir profond. Sans doute les intentions de M. Blondel sont celles d'un réaliste, mais le point de départ de sa philosophie et sa méthode lui permettent-ils de rejoindre la réalisme traditionnel ? L'accord obtenu de la pensée avec la vie qui évolue, est-il l'accord certain[34] de la pensée avec l'être extramental ? Est-ce que, en cette philosophie, l'action et ses exigences ne s'est pas substituée à l'être ? Toute la question est là. Et c'est, nous l'avons vu, ce qu'a pensé M. E. Boutroux.

On comprendrait encore l'interprétation bénigne proposée du texte extrait du « Point de départ de la recherche philosophique », si cette recherche devait avoir pour but de connaître surtout le singulier concret, dont s'occupe la prudence, et non pas, autant qu'il est possible, la nature des choses et de l'homme, leurs propriétés, leurs lois, la subordination des causes et des fins. On comprendrait mieux encore l'interprétation proposée, si, à propos du singulier concret, M. Blondel avait écrit : « L'abstraite adæquatio speculativa rei et intellectus doit se compléter par l'adæquatio realis mentis et vitæ. » Mais il a écrit, en pesant ses mots : « A l'abstraite et chimérique adæquatio speculativa rei et intellectus se substitue la recherche méthodique de droit l'adæ­quatio mentis et vitæ. »

Or ces deux mots « chimérique » et « se substitue » sont très significatifs chez M. Blondel, si l'on se rappelle deux de ses théories, qui restent dans ses derniers ouvrages : la théorie du concept réduit à un schème toujours provisoire[35] et la théorie du jugement dans lequel la volonté libre intervient toujours, non seulement pour l'attention, quoad exercitium, mais même pour l'adhésion à la valeur ontologique des premiers principes rationnels[36].

Beaucoup ont interprété la pensée de M. Blondel comme nous[37] et cette interprétation est la même que celle donnée par un de ses plus fidèles disciples M. Archambault, dans un texte assez connu sur la nouvelle définition de la vérité, par « adéquation intérieure » texte trop long pour être rapporté ici ; le P. Descogs le cite intégralement et le compare à une proposition (relative à la définition de la vérité) qui fut condamnée par le S. Office en 1924[38].

M. Blondel s'est rapproché certainement des positions traditionnelles, mais il en est encore loin ; il ne s'agit pas ici de ses intentions, mais des principes de sa philosophie dont il est encore captif et qu'il paraît parfois oublier lorsqu'il parle comme tout le monde selon la raison naturelle et selon la foi chrétienne. Le P. Boyer reconnaît qu'il diminue l'immutabilité des concepts universels « eis muta­bilitatem et nimiam imperfectionem tribuere depre­henditur[39] ». C'est le moins qu'on puisse dire. Il reste, pensons-nous, que dans la philosophie de l'action, c'est en fonction de l'action, en ce qu'elle a de plus élévé, qu'est conçue la vérité ; mais M. M. Blondel dépasse parfois et assez souvent sa philosophie même dans ses livres, et c'est alors ce qu'il y a de meilleur en lui qui affirme la vérité absolue de, Dieu, selon la conformité de l'intelligence au réel extramental et à la Réalité suprême[40].

 

 

Dans le dernier volume des Acta Acad. romanæ S. Thomæ, 1945, n. 226, il est dit que j'ai dû rétracter ce que j'avais affirmé au sujet de la philosophie de l'action proposée par M. Blondel et de la conception de la vérité selon cette philosophie. Je ne l'ai jamais retracté et je maintiens que les propositions suivantes que je citais Acta Acad. S. Thomæ, 1935, p. 51, et 1944, p. 174-178, ne peuvent se soutenir : « A l'ab­straite et chimérique adæquatio speculativa rei et intellectus se substitue la recherche méthodique de droit, l'adæquatio realis mentis et vitæ » (Annales Phil. Chrét., 1906, p. 235). « La métaphysique a sa substance dans la volonté agissante. Elle n'a de vérité que sous cet aspect expérimental et dyna­mique ; elle est une science moins de ce qui est que de ce qui fait être et devenir » (L'Action, 1893, p. 297).

Il faut « substituer à la question de l'accord de la pensée avec la réalité.., le problème... de l'adéqua­tion immanente de nous-même avec nous-même". (L'Illusion idéaliste, 1898, p. 12 et 17.) Je maintiens que si la philosophie proposée par M. Blondel veut rester « une philosophie de l'action » au lieu de se corriger en devenant « une philosophie de l'être », elle continuera à concevoir la vérité en fonction, non pas de l'être extramental, mais de l'action humaine qui évolue toujours et de ses exigences. Or cela ne suffit pas à maintenir, au dessus de la probabilité, la certitude absolue de la valeur ontologique ou extra­mentale des premiers principes, et la valeur ontolo­gique et immuable des formules dogmatiques. Il faudrait pour cela que la philosophie de l'action changeât sa théorie du concept, et celle du jugement ; à ce compte seulement elle reviendrait à la définition traditionnelle de la vérité. Elle devrait renoncer à son nominalisme.

M. M. Blondel a équivalemment rétracté, il est vrai, le dernier chapitre de l'Action de 1893[41] ; mais le concept est réduit encore à un « schème toujours provisoire », cf. La Pensée, t. I, p. 39, 130 : « Les concepts ne trouvent leur stabilité que par l'artifice du langage » non seulement « dans le domaine phy­sique et biologique,... mais dans le domaine mathé­matique et logique ». Ces propositions nominalistes compromettent tout à fait la valeur des notions premières, supposées par les premiers principes. Item ibid., p. 131, 136, 347, 355. Par suite, pour M. M. Blondel, en tout jugement la volonté libre intervient, non seulement pour l'attention (quoad exercitium), mais pour l'adhésion (quoad specifica­tionem), même pour l'adhésion à la valeur ontolo­gique des premiers principes. Cf. La Pensée, t. II, p. 39, 65, 67, 90, 96, 196, de même dans l'Être et les êtres (1935) p. 415 : « Aucune évidence intellectuelle même celle des principes ne s'impose à nous avec une certitude spontanément et infailliblement con­traignante. » Cela revient à dire que l'intelligence humaine n'atteint l'être extramental que par l'action, l'action volontaire et l'option libre. Dès lors la valeur ontologique et la nécessité des premiers principes ne sont plus que probables, comme le disait le nominaliste Nicolas d'Autricourt (cf. Denz., 553, 554, 558, 567, 570). On arrive ainsi à une certitude subjectivement suffisante, mais objec­tivement insuffisante de l'existence extramentale de Dieu, en tant qu'elle est postulée par l'action humaine, ce qui rappelle encore le Kantisme.

On s'explique dès lors que le S. Office, le 1e déc. 1924, ait condamné les propositions suivantes ; 1° Conceptus seu ideæ abstractæ per se nullo modo possunt constituere imaginem rectam atque fidelem, etsi partialem tantum. - 2° Neque ratiocinia ex eis confecta per se nos ducere possunt in veram cogni­tionem ejusdem realitatis. - 3° Nulla propositio abstracta potest haberi ut immutabiliter vera. - 4° In assecutione veritatis, actus intellectus in se sumptus, omni virtute specialiter apprehensiva des­tituitur, neque est instrumentum proprium et unicum hujus assecutionis, sed valet tantummodo in complexu totius actionis humanæ, cujus pars et momentum est, cuique soli competit veritatem assequi et possidere. - 5° Quapropter veritas non invenitur in ullo actu particulari intellectus in quo haberetur « conformitas cum objecto » ut aiunt schola­stici, sed veritas est semper in fieri, consistitque in adæquatione progressiva intellectus et vitæ, scil. in motu quodam perpetuo, quo intellectus evolvere et explicare nititur, id quod parit experientia vel exigit actio : ea tamen lege ut in toto progressu nihil unquam ratum fixumque habeatur . - 6° Argumenta logica, tum de existentia Dei, tum de credibilitate Religionis christianæ, per se sola, nullo pollent valore, ut aiunt, objectivo, scil. per se nihil probant pro ordine reali. - 7° Non possumus adipisci ullam veritatem proprii nominis quin admittamus existen­tiam Dei, immo et Revelationem. - 8° Valor quem habere possunt hujusmodi argumenta non provenit ex eorum evidentia, seu vi dialectica, sed ex exigentiis « subjectivis » vitæ vel actionis, quæ ut recte evolvan­tur sibique cohæreant, his veritatibus indigent. » Deinde sunt quatuor aliae propositiones damnatæ ad apologeticam et valorem fidei, relativæ.

Ultima est : « Etiam post fidem conceptam, homo non debet quiescere in dogmatibus religionis, eisque fixe et immobiliter adhærere, sed semper anxius manere progrediendi ad ulteriorem veritatem, nempe evolvendo in novos sensus, immo et corrigendo id quod credit. » Textus hujus elenchi invenitur in Monitore ecclesiastico, 1925, p. 194. Item Documen­tation catholique, 1925, t. I, p. 771 ss., et P. Descoqs Prælectiones Theologiæ naturalis, 1932, t. I, p. 150, t. II, p. 287 ss.

Toutes ces propositions sont manifestement faus­ses, il est clair que nous ne pouvons conserver les jugements immuables de la foi sans les notions immuables d'être, d'unité de vérité, de bonté, de nature, de personne. Et comment ces concepts seraient-ils immuables s'ils ne trouvent « leur stabilité que par l'artifice du langage ».

La philosophie de l'action est vraie en ce qu'elle affirme, mais selon nous elle est fausse en ce qu'elle nie. Elle affirme la valeur de l'action de la volonté humaine qui doit s'élever à l'amour de Dieu[42]. Mais elle nie la valeur propre de l'intelligence et par là elle compromet la valeur de l'action volontaire, car la volonté a besoin d'être radicalement rectifiée par l'intelligence et par un jugement vrai sur la fin dernière, jugement vrai, non solum per conformi­tatem ad appetitum rectum, sed per conformitatem ad rem extramentalem. Cf. S. Thomas, Ia, IIae, q. 19, a. 3, ad 2um. Ce n'est pas en dépréciant l'intelligence de la vérité qu'on peut défendre l'amour de Dieu, souverain bien véritable.

 

 

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LA PERSONNALITÉ ONTOLOGIQUE SELON LA PLUPART DES THOMISTES

 

Récemment le Père Carlo Giacon S. J. a publié un volume important : La seconda scolastica, Milan 1943. Ce livre traite des grands Commentateurs de Saint-Thomas de la première période du XVIe siècle : Cajetan, le Ferrarais, Vitoria. L'auteur ne s'occupe guère que de philosophie, il admet très fermement les vingt-quatre thèses thomistes comme expression des « pronuntiata maiora » de la doctrine philoso­phique de saint Thomas.

La préface contient d'excellents jugements sur cette doctrine, sur l'opposition du thomisme, du scotisme et du nominalisme. L'auteur reconnaît d'une façon générale les grands mérites des principaux commentateurs de saint Thomas, qui sont pour lui Capréolus, Cajetan, le Ferrarais et Jean de saint Thomas. Il dit (p. 10) : « Dopo i due grandi Commentatori (il Gaetano e il Ferrarese), la sintesi tomistica, se non si bada a qualche leggera inflessione o deviazione, rimase intatta presso i Domenicani ; si allargò invece sempre più presso i Gesuiti, più ancora nei discepoli del Suárez che nel Suarez stesso. Non si tornò al nominalismo, ma se ne subirono alcuni influssi, e anche il persistente scotismo riusci ad avere alcune aderenze non troppo coerenti col rimanente della speculaziore. »

Sur tout cela, en substance, évidemment nous sommes d'accord avec l'auteur, qui fait preuve souvent d'une grande pénétration, du désintéres­sement du vrai savant, et d'une connaissance exacte de l'histoire.

Nous aurions cependant désiré quelques pages sur l'œuvre de Capréolus citée p. 21 et 91, et sur celle de Conrad Kôllin, dont il n'est guère parlé que dans une note, p. 37. En revanche, la fin du volume contient cinquante pages excellentes sur Vitoria, fondateur du droit international, qui ne prêtent, semble-t-il, à aucune réserve.

Le P. Giacon, au sujet de Cajetan et du Ferrarais, reconnaît p. 41-51, p. 91 ss. leur grande valeur, l'extraordinaire fécondité de leur esprit, en général leur fidélité à la doctrine du Maître. Grâce à eux, dit-il, malgré les efforts du nominalisme et du scotisme, le précieux héritage de la pensée grecque, perfectionné par saint Thomas à la lumière de la Révélation, fut transmis aux générations suivantes, c'est-à-dire les thèses fondamentales de la méta­physique thomiste, celles exprimées aujourd'hui dans les vingt-quatre propositions.

Mais il croit que Cajetan et le Ferrarais se sont involontairement éloignés de la doctrine de saint Thomas sur certains points particuliers, qui laissent pourtant substantiellement intacte la grande synthèse thomiste.

Il leur reproche en particulier de n'avoir pas maintenu assez, à propos de l'abstraction, que le phantasma est « l'instrument » de l'intellect agent, ce que Jean de Saint-Thomas a affirmé nettement dans la suite ; et aussi de n'être pas assez exact dans leur interprétation de la doctrine de saint Thomas sur notre connaissance intellectuelle du singulier matériel.

Il fait à Cajetan quelques critiques sur sa con­ception de l'analogie de proportionnalité et sur sa manière de présenter lés cinq preuves thomistes de l'existence de Dieu.

Nous ne pouvons ici reproduire ce que nous avons écrit récemment pour la défense de Cajetan sur ces deux derniers points, dans une longue recension du présent ouvrage, publiée par la Rivista di Filosofia Neoscolastica Gennaio 1944, p. 63-67. Mais nous croyons devoir insister ici sur un autre point : Caje­tan s'est-il éloigné, comme le dit le P. Giacon, de la doctrine de saint Thomas sur la personnalité ontolo­gique ? La chose vaut la peine d'être examinée atten­tivement, car elle est en connexion très étroite avec la doctrine de la distinction réelle d'essence et d'existence, qui est un point fondamental de la synthèse thomiste. De plus la notion de person­nalité est de la plus grande importance dans les traités de l'Incarnation et de la Trinité.

 

 

On admet communément qu'une personne (hu­maine, angélique ou divine) est un sujet (suppositum) intelligent et libre, un sujet qui peut dire : moi, qui existe séparément et qui est sui juris. On se demande alors : qu'est-ce qui constitue formellement la person­nalité ontologique, racine de la personnalité intellectuelle (conscience de soi et valeur intellectuelle) et de la personnalité morale (caractère) ?

Selon Cajetan, in IIIam q. 4, a. 2, suivi par la plupart des thomistes dominicains et par plusieurs autres, la personnalité ontologique est ce qui constitue la personne comme sujet de tout ce qui lui est attribué (essence ou nature individuée, existence, accidents, opérations). Le P. Giacon reproche à Cajetan de n'avoir pas maintenu ici la vraie doctrine de saint Thomas, d'après lequel la personnalité serait formel­lement constituée par l'existence, la personnalité de Pierre par l'existence propre de celui-ci (cf. op. cit., p. 158).

Sur ce point nous devons dire que nous pensons au contraire que c'est le P. Giacon qui s'éloigne ici de saint Thomas. Nous avons traité cette question, dès 1909, dans le Sens commun, la philosophie et de l'être et les formules dogmatiques, cf. 5e éd. p. 365-­377 ; depuis lors en expliquant à plusieurs reprises article par article les traités de saint Thomas de Trinitate et de Incarnatione, nous avons toujours trouvé la vérification de l'interprétation donnée par Cajetan, que nous défendions récemment dans les Acta Acad. rom. S. Thomæ, 1938, p. 78-92.

 

 

Rappelons d'abord les textes de saint Thomas; on en trouvera beaucoup d'autres dans la « Tabula aurea operum S. Thomæ », aux mots : suppositum ; persona. ; personalitas ; modus ; assumere ; substantia : n° 7 (substantia prima), 9, 13; subsistentia ; quod est (suppositum), quo est.

Selon saint Thomas, ce n'est pas seulement l'essence finie qui est réellement distincte de l'existence qu'elle limite, c'est le suppositum, le sujet réel qui existe ; le sujet formellement constitué comme sujet est réellement distinct de l'existence, qui, loin d'être son constitutif formel, est en lui un prédicat contin­gent. Aussi dit-il souvent : « in omni creatura diflert esse et quod est » v. g. C. Gentes II, c. 52.

L'existence n'est pas id quo subjectum est quod est, id quo persona est persona, mais id quo subjectum seu persona exsistit ; c'est fort différent ; et la nature est id quo subjectum est in tali specie.

Dire que le sujet, Pierre, est constitué formellement par ce qui lui est attribué comme prédicat contingent, c'est supprimer ce qui le constitue formellement comme sujet, c'est supprimer id quo aliquid est quod. Alors, il n'y a plus de sujet réel, ni par suite d'attri­buts réels, ni d'essence, ni d'existence, ni d'opéra­tion ; tout disparaît avec le suppositum.

Ce qui existe ; ce n'est pas l'essence de Pierre, c'est Pierre lui-même, et Pierre comme toute créature, n'est pas son existence, en quoi il diffère de Dieu. « Solus Deus est suum esse ; et esse irreceptum est unicum » comme le dit constamment saint Thomas.

Pierre de soi est Pierre, de soi il est une personne (formellement constituée par la personnalité), mais il n'est pas de soi existant, ni son existence. - Pierre est réellement distinct de sa nature individuée, comme le tout est distinct de sa partie essentielle (distinction réelle inadéquate), et il est réellement distinct de son existence contingente (distinction réelle adéquate). Pierre n'est pas son existence, mais il a seulement l'existence, la différence est sans mesure.

C'est pourquoi saint Thomas dit IIIa q. 17, a. 2, ad Im : « Esse consequitur naturam non sicut haben­tem esse, sed sicut quâ aliquid est ; personam autem, seu hypostasim consequitur, sicut habentem esse. » Si igitur esse consequitur personam, eam non for­maliter constituit, non est ipsa personalitas, sed supponit eam constitutam.

Saint Thomas dit même Quodl. II, q. 2, a. 4, ad 2m : « ipsum esse non est de ratione suppositi. »

Il dit encore IIIa q. 17, a 2, ad 3m : « In Deo tres personaæ non habent nisi unum esse. » Unde etiam in Deo personalitas distinguitur ratione ab esse commune tribus personis.

Bien plus, si l'on nie la distinction réelle de la personne créée et de son existence, on compromet tout à fait la distinction réelle de l'essence et de l'existence, car l'une et l'autre se prouve par la même majeure : « id quod non est suum esse, ante conside­rationem mentis seu realiter distinguitur ab esse. Atqui persona Petri (formaliter constituta per suam personalitatem), sicut eius essentia, non est suum esse. Ergo persona Petri, sicut eius essentia, realiter distinguitur ab esse. » En d'autres termes, les deux concepts de personne créée et d'existence sont deux concepts adéquats, distincts et irréductibles à un troisième. Cela revient à dire : « solus Deus est suum esse », c'est ce qui distingue Dieu de toute créature.

Cela sera pour nous de la plus absolue évidence lorsque par la vision béatifique nous verrons que Dieu seul est l'ipsum esse subsistens, et que par opposition aucune personne créée n'est son existence, et donc aucune n'est formellement constituée par son existence contingente.

 

 

Mais alors, si la personne, pour saint Thomas, n'est pas formellement constituée par l'existence, ni par la nature individuée, qui dans le Christ existe sans la personnalité humaine ; qu'est-ce qui la constitue, selon lui ?

Avant Cajetan saint Thomas répond I Sent., dist. 23, q. I, a. 4, ad 4m : « Nomen personæ imponitur a forma personalitatis, quæ dicit rationem subsistendi naturæ tali. » - Item Ia q. 39, a. 3, ad 4um : « Forma significata per hoc nomen persona, non est essentia vel natura, sed personalitas. » Il dit aussi du sup­positum ou substance première, Ia q. 3, a. 5, ad 1 : « Substantia significat essentiam cui competit sic esse, id est per se esse, quod tamen esse non est ipsa eius essentia. » Unde personalitas est, non id quo exsistit persona, sed id quo competit ei esse in se, est id ratione cujus persona fit immediate capax exsistendi per se separatim. Or c'est ce que dit Cajetan.

Et la personnalité ainsi conçue est bien pour saint Thomas quelque chose de réel, distinct et de la nature et, nous l'avons vu, de l'existence, car il dit IIIa, q. 4, a. 2, ad 3 : « (In Christo) si natura humana non esset assumpta a divina persona,­ natura humana propriam personalitatem haberet...; persona divina sua unione impedivit ne humana natura propriam personalitatem haberet. »

Mais alors, dira-t-on, il faudrait admettre que la personnalité est un mode substantiel ; or saint Thomas n'a jamais parlé de mode substantiel dont il n'est question que plus tard parmi les scolastiques.

Certainement saint Thomas a parlé des modes accidentels comme la vitesse du mouvement et les derniers prédicaments ; de plus il a parlé des modes transcendantaux et des modes spéciaux de l'être ; il a écrit De Veritate, q. I, a. 1 : « nomine substantiæ exprimitur quidam specialis modus essendi, scil. per se ens. » Enfin il dit à propos précisément de la personne, de Pot. q. 9, a. 2, 6m : « persona continetur in genere substantiæ, licet non ut species, sed ut specialem modum existendi determinans » scil. persona­litas est id ratione cujus competit personæ ut sit immediate capax exsistendi in se et separatim. C'est précisement ce que dit Cajetan[43].

Capréolus, si on lit attentivement son texte, ne dit rien de contraire, il affirme même cela, mais moins explicitement, lorsqu'il écrit : « suppositum est idem quod individuum substantiale habens per se esse » in III Sent. d. V, q. 3, a. 3, § 2. Il ne dit pas que la personnalité est formellement constituée par l'existence ; et nous admettons sans difficulté ses énoncés.

La doctrine formulée par Cajetan non seulement est la seule conforme à saint Thomas, mais la seule conforme à la notion que la raison naturelle ou sens commun se fait de la personne et des pronoms personnels, moi, toi, lui, comme sujet intelligent et libre. Il faut qu'il y ait quelque chose de réel consti­tuant le sujet comme sujet[44].

Et c'est ce que remarque Cajetan, en disant à ses adversaires : vous oubliez la notion commune de la personne dont vous êtes partis, cf. in IIIam q. 2, a. 2, n° VIII : « Si omnes hoc fatemur, cur, ad quid rei signi ficatæ perscrutantes divertimus a communi confessione ? » Ses adversaires se trompent en passant de la définition nominale à une définition pseudophi­losophique qui ne respecte pas le point de départ qu'elle veut expliquer.

 

 

Que s'ensuit-il?

1° Nier cette doctrine, c'est compromettre grave­ment, avons-nous dit, la distinction réelle d'essence et d'existence, fondée sur la même majeure.

2° Ce serait supprimer la vérité des propositions affirmatives relatives à un suppôt réel, comme celles-ci : « Pierre est existant, Pierre est savant, etc. » car en ces propositions le verbe est exprime l'identité réelle du sujet et du prédicat ; or cette identité réelle est précisément celle du suppôt ou de la personne, malgré la distinction réelle de l'essence et de l'exis­tence, de la substance et des accidents. Il faut pour que ces propositions soient vraies qu'il y ait quelque chose de réel qui constitue formellement Pierre comme sujet, or ce n'est pas l'essence individuée qui lui est attribuée, comme partie essentielle, ni l'existence qui lui est attribuée comme prédicat contingent. - Pour la même raison cette proposition, dite de Jésus : « cet homme est Dieu » n'est vraie qu'à raison de l'identité de personne malgré la distinction des deux natures cf. IIIa, q. 16, a. 1 et 2.

3° Rejeter cette doctrine pour dire que la person­nalité c'est l'existence même, c'est changer toute l'ordonnance du traité de l'Incarnation de saint Thomas, car la q. 17, a. 2 : Est unum esse in Christo, devrait être incorporée à la q. 2 où est définie l'union hypostatique seu de modo unionis quoad ipsam unionem. - De plus on enseigne communément dans ce traité que la personne est le principium quod des actes théandriques, principium quod qui ne peut être l'esse commun aux trois personnes divines.

On objectera :

Ex actu et actu non fit unum per se ; sed natura individuata et personalitas sunt duo actus, ergo ex eis non fit unum per se.

Resp.: Ex actu et actu non fit unum per se, scil. una natura, in 1° modo dicendi per se, concedo ; non fit unum suppositum, per se subsistens, in 3° modo dicendi per se, nego. Ita in Christo est unum suppo­situm, quamvis sint duæ naturæ.

On insistera: Sed anima separata est id quod exsistit, et tamen non est persona.

Resp.: Anima separata retinet suam essentiam, suam subsistentiam et suum esse, sic est id quod est; sed non retinet nomen personæ, quia non est quid completum, sed pars principalis Petri aut Pauli defuncti.

Il reste, pensons-nous, que la personnalité est ce qui constitue la personne comme sujet auquel l'existence est attribuée comme prédicat contingent ; l'existence ne peut donc constituer formellement ce sujet. Comme l'essence de Pierre n'est pas son existence, Pierre lui-même, en ce qui le constitue formellement, n'est pas son existence.

Nous regrettons d'avoir à nous séparer sur ce point particulier du Père C. Giacon, qui a exprimé dans le même ouvrage p. 41-50, de façon souvent pénétrante les grands mérites de Cajetan et de Sylvestre de Ferrare. Il reconnaît qu'ils ont exacte­ment interprété les grandes doctrines métaphysiques de la synthèse thomiste, qu'ils les ont remarquable­ment défendues, et que leur influence pour le maintien et le développement de la pensée de saint Thomas a été considérable. C'est ce qui nous fait espérer qu'une étude sereine et très objective de ce qui nous sépare sur la personnalité ontologique ne sera pas sans résultat.

 

 

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POURQUOI LA GRACE EFFICACE EST-ELLE DISTINCTE DE LA SUFFISANTE?

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QUE LUI AJOUTE-T-ELLE? - QUEL EST LE FONDEMENT SUPRÊME DE CETTE DISTINCTION?

Nous touchons ici à ce qui oppose la synthèse thomiste au molinisme. Plusieurs molinistes, dès qu'on touche les questions de la prescience, de la prédestination et de la grâce, appellent le thomisme classique : bannézianisme, pour pouvoir continuer à s'appeler eux-mêmes thomistes. Pour les théologiens informés c'est là une plaisanterie, une vraie comédie. Il importe de le rappeler.

Nous avons traité ce sujet dans un livre antérieur La Prédestination des saints et la grâce, 1936, cf. surtout p. 257-264 ; 341-350 ; 141-144. Nous vou­drions ici insister sur un principe supérieur admis par tous les théologiens et dans lequel les thomistes voient le fondement suprême de la distinction des deux grâces suffisante et efficace.

 

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LE PROBLÈME

Il est certain, d'après la Révélation, que bien des grâces actuelles accordées par Dieu ne produisent pas l'effet (du moins tout l'effet) auquel elles sont ordonnées, tandis que d'autres le produisent. Les premières sont appelées suffisantes, et purement suffisantes, elles donnent le pouvoir de bien agir, sans porter efficacement à l'action même ; l'homme résiste à leur attrait ; leur existence est absolument certaine, quoi qu'en aient dit les jansénistes : sans elles, Dieu commanderait l'impossible, ce qui serait contraire à sa miséricorde et à sa justice ; de plus, sans elles, le péché serait inévitable ; il ne serait plus dès lors véritablement un péché et ne pourrait par suite être justement puni par Dieu. En ce sens nous disons que Judas, avant de pécher, pouvait réellement hic et nunc éviter la faute qu'il a commise, de même le mauvais larron avant d'expirer près de Notre-Seigneur.

Les autres grâces actuelles, dites efficaces, ne font pas seulement que nous puissions réellement observer les préceptes, mais elles nous les font observer de fait, comme il arriva pour le bon larron par opposition à l'autre. L'existence de la grâce actuelle efficace est affirmée en de nombreux passages de l'Écriture, par exemple, Ézéchiel XXXVI, 27 : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau; j'ôterai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous suiviez mes ordonnances et que vous observiez et pratiquiez mes lois. » - Dans le Ps. CXXXIV, 6, il est dit : « Tout ce que Dieu veut, il le fait », tout ce qu'il veut d'une façon non pas conditionnelle, mais absolue, il le fait, même la conversion libre de l'homme, comme celle du roi Assuérus, à la suite de la prière d'Esther (Esther, XIII, 9; XIV, 13) : « Alors Dieu changea la colère du roi en douceur. » (Ibid., XV, 11). L'infaillibilité et l'efficacité du décret de la volonté de Dieu sont fondées manifestement dans ces textes sur sa toute-puissance et non pas sur le consentement prévu du roi Assuérus. Il est dit de même dans les Proverbes, XXI, 13 : « Le cœur du roi est un cours d'eau dans la main de Jahvé, il l'incline partout où il veut. » Item Eccli. XXXIII, 13 : « Comme l'argile est dans la main du potier et qu'il en dispose selon son bon plaisir, ainsi les hommes sont dans la main de celui qui les a faits. » Item Eccli. XXXIII, 24-27. - Jésus dit aussi (Jean, X, 27) : « Mes brebis entendent ma voix, je les connais et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle, et elles ne périront jamais, et personne ne les ravira de ma main. » Item (Jean, XVII, 12) : « J'ai gardé ceux que vous m'avez donnés, et aucun d'eux ne s'est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l'Écriture fût accomplie. »

Saint Paul écrit de même aux Philippiens II, 13 : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. »

Le IIe Concile d'Orange, contre les semi-pélagiens, cite plusieurs de ces textes scripturaires et parle de l'efficacité de la grâce en ces termes (Denzinger, 182) : « Quoties bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum, ut operemur, operatur. » Il y a donc une grâce qui ne donne pas seulement le pouvoir réel de bien agir (qui existe en celui qui pèche), mais qui est effectrix operationis, bien qu'elle n'exclue pas notre libre coopération, mais la suscite et nous y porte.

Saint Augustin explique ces mêmes textes scrip­turaires en disant : « Cor regis... occultissima et efficacissima potestate convertit et transtulit Deus ab indignatione ad lenitatem » (I ad Bonifatium, c. XX).

Aussi la grande majorité des anciens théologiens, les augustiniens, les thomistes, les scotistes, ont-ils admis que la grâce dite efficace est efficace par elle-même, parce que Dieu le veut, et non pas parce que nous voulons qu'elle le soit, d'un consentement prévu par la prescience divine. Dieu n'est pas seulement le spectateur de ce qui distingue le juste du pécheur, il est l'auteur du salut. Ces anciens théologiens se divisent sans doute secondairement sur la façon d'expliquer comment la. grâce est efficace par elle-même ; les uns recourent à la motion divine dite prémotion physique, les autres à la délectation victorieuse ou à un attrait semblable, mais tous admettent que la grâce dite efficace est efficace par elle-même.

 

 

Molina au contraire a soutenu qu'elle est efficace extrinsèquement par notre consentement, lequel a été prévu par Dieu par la science moyenne. Cette science moyenne a toujours été rejetée par les thomistes, qui lui reprochent de poser une passivité en Dieu à l'égard de nos déterminations libres (futu­ribles, puis futures) et de conduire au déterminisme des circonstances (du fait que, par l'examen de celles-ci, Dieu prévoirait infailliblement ce que l'homme choisirait.) Il y aurait ainsi l'être même et la bonté de la détermination libre et salutaire de l'homme qui viendraient de lui et non de Dieu, au sens du moins où Molina a écrit : « Auxilio æquali fieri potest ut unus vocatorum convertatur et alius non. Imo auxilio minori potest quis adjutus resur­gere, quando alius majori non resurgit, durusque perseverat[45]. »

Les adversaires du molinisme disent à ce sujet : il y aurait ainsi un bien, celui de la détermination libre salutaire, qui ne viendrait pas de Dieu, source de tout bien. Comment dès lors maintenir cette parole de Jésus : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » dans l'ordre du salut (Jean, XV, 5) et celle-ci de saint Paul : « Qui est-ce qui te distingue ? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu ? » I Cor., IV, 7. Il arriverait en effet que de deux pécheurs placés dans les mêmes circonstances et également aidés par Dieu, l'un se convertirait et l'autre pas ; l'homme se discernerait lui-même et deviendrait meilleur qu'un autre, sans être plus aidé par Dieu, sans avoir plus reçu, contrairement au texte de saint Paul.

 

 

Par ailleurs, les molinistes ne manquent pas de répondre : si, pour bien agir effectivement, il faut, en plus de la grâce suffisante, la grâce de soi efficace, la première donne-t-elle vraiment le pouvoir réel d'agir?

Elle le donne, répondent les thomistes, s'il est vrai que la puissance réelle d'agir est distincte de l'action même, s'il est vrai, comme le disait Aristote contre les Mégariques (Mét., l. IX, c. 3), que l'archi­tecte qui ne construit pas actuellement a cependant le pouvoir réel de le faire ; que celui qui est assis peut se lever, sans pouvoir en même temps être assis et debout ; s'il est vrai que l'homme qui dort a la puis­sance réelle de voir ; du fait qu'actuellement il ne voit pas, il ne s'ensuit pas qu'il soit aveugle. De plus, si le pécheur ne résistait pas à la grâce suffisante, il recevrait la grâce efficace offerte dans la précédente, comme le fruit dans la fleur. S'il résiste, il mérite d'être privé de ce nouveau secours.

On insiste en disant que saint Thomas lui-même n'a pas explicitement distingué la grâce de soi efficace et la grâce qui donne seulement le pouvoir de bien agir.

Il est facile de citer bien des textes du saint Docteur où il fait cette distinction, par exemple In Ep. ad Ephes. c. 3, lect. 2 : « Auxilium Dei duplex est : Facultatem dat Deus infundendo virtutem et gratiam, per quas efficitur homo potens et aptus ad operandum. Sed ipsam operationem confert in quan­tum in nobis interius operatur movendo et instigando ad bonum..., in quantum virtus ejus operatur in nobis velle et perficere pro bona voluntate. » Item Ia-IIae q. 109, a. 1, a. 2, a. 9, a. 10 ; q. 113, a. 7, et 10 et alibi. Il dit aussi In Ep. ad Tim. II, 6 : « Christus est propitiatio pro peccatis nostris, pro aliquibus efficaciter, pro omnibus sufficienter, quia pretium sanguinis ejus est sufficiens ad salutem omnium, sed non habet efficaciam nisi in electis, propter impedi­mentum. » A cet impedimentum, Dieu remédie souvent, pas toujours. C'est là le mystère. « Deus nulli subtrahit debitum » (Ia q. 23, a. 5; ad 3m) ; « sufficiens auxilium dat ad non peccandum » (Ia-IIae q. 106, a. 2, ad 2m). Quant à la grâce efficace, « si elle est donnée à ce pécheur, c'est par miséricorde ; si elle est refusée à tel autre, c'est par justice » (IIa-IIae, q. 2, a. 5, ad 1m).

Les thomistes expliquent ces textes en disant : toute grâce actuelle qui est de soi efficace par rapport à un acte salutaire imparfait comme l'attrition, est suffisante par rapport à un acte salutaire plus parfait comme la contrition[46]. C'est manifestement le sens de la doctrine de saint Thomas, et selon lui : si l'homme résiste de fait à la grâce qui donne le pouvoir de bien agir, il mérite d'être privé de celle qui le ferait bien agir effectivement[47]. (Cf. Tabulam auream : Satisfactio, n°36). Mais saint Thomas n'a pas seulement distingué ces deux grâces, il a assigné le fondement suprême de cette distinction.

 

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LA VOLONTÉ DIVINE ANTÉCÉDENTE ET LA VOLONTÉ DIVINE CONSÉQUENTE

Les thomistes affirment communément que la distinction de la grâce efficace et de la grâce suffisante se fonde, selon saint Thomas, sur la distinction de la volonté conséquente et de la volonté antécédente, exposée par lui Ia q. 19, a. 6, ad 1m. De la volonté dite conséquente dérive la grâce efficace, et de la volonté antécédente la grâce suffisante.

En cet endroit saint Thomas a écrit : « Voluntas comparatur ad res, secundum quod in seipsis sunt, in seipsis autem sunt in particulari. Unde simpliciter voluntus aliquid, secundum quod volumus illud consideratis omnibus circumstantiis particularibus, quod est consequenter velle... Et sic patet quod quidquid Deus SIMPLICITER vult, fit. » Ita dicitur in illud Ps. CXXXIV, 6 : « Omnia quæcumque voluit Deus, fecit. »

L'objet de la volonté est le bien : or le bien, à la différence du vrai, est formellement, non pas dans l'esprit, mais dans les choses, qui n'existent que hic et nunc. Et donc nous voulons simpliciter, pure­ment et simplement, ce que nous voulons comme devant être réalisé hic et nunc ; c'est la volonté conséquente, qui en Dieu est toujours efficace, car tout ce que Dieu veut (de façon non conditionnelle), il le réalise.

Si, au contraire, la volonté se porte sur ce qui est bon en soi, indépendamment des circonstances, non hic et nunc, c'est la volonté antécédente (ou condi­tionnelle), qui, de soi et comme telle, n'est pas efficace, puisque le bien, naturel ou surnaturel, facile ou difficile, ne se réalise que hic et nunc. C'est pourquoi saint Thomas dit au même endroit, quel­ques lignes plus haut : « Aliquid potest esse, in prima sui consideratione, secundum quod absolute con­sideratur, bonum vel malum, quod tamen prout, cum aliquo adjuncto consideratur, quæ est conse­quens consideratio ejus, e contrario se habet : sicut hominem vivere est bonum... sed si addatur circa aliquem hominem, quod sit homicida,... bonum est eum occidi. »

Ainsi le marchand pendant la tempête voudrait (au conditionnel) conserver ses, marchandises, mais il veut de, fait les jeter à la mer pour sauver sa vie (Ia-IIae q. 6, a. 6). Ainsi encore Dieu veut antécédem­ment que tous les fruits de la terre arrivent à matu­rité, bien qu'il permette pour un bien supérieur que tous n'y arrivent pas. De même encore Dieu veut antécédemment que tous les hommes soient sauvés, bien qu'il permette, en vue d'un bien supérieur, dont lui seul est juge, le péché et la perte de plusieurs.

C'est pourquoi saint Thomas conclut ibidem : « Et sic patet quod quidquid Deus simpliciter vult, fit, licet illud quod antecedenter vult, non fiat. »

Il reste pourtant que Dieu ne commande jamais l'impossible, et que par volonté et par amour il rend l'observation de ses commandements possible à tous, dans la mesure où ils sont connus et peuvent l'être. « Sufficiens auxilium dat ad non peccandum » Ia-IIae q. 106, a. 2, ad 2m. Il donne même à chacun plus que n'exige la stricte justice. (Ia q. 21, a. 4). Ainsi saint Thomas concilie la volonté divine antécédente, dont parle saint Jean Damascène, avec la toute-­puissance qui ne saurait être oubliée.

 

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LES PRINCIPES SUPRÊMES SUR LESQUELS REPOSE LA DISTINCTION DES DEUX VOLONTÉS ET DES DEUX GRACES

Mais n'y a-t-il pas un principe plus élevé et plus simple d'où dérive la distinction des deux volontés divines, l'une toujours efficace, et l'autre condition­nelle, source de la grâce suffisante ?

N'y a-t-il pas un principe universellement reçu, d'où procèdent la notion de volonté conséquente et celle de volonté antécédente, que nous venons de rappeler, et qui les justifie dans une lumière supé­rieure aux yeux de ceux qui les trouveraient contes­tables ?

Ce principe est précisément celui sur lequel repose tout l'article de saint Thomas que nous venons de citer (Ia q. 19, a. 6) : Il se trouve énoncé dans le Psaume CXXXIV, 6, sous cette forme : « Omnia quæcumque voluit Deus, fecit. Tout ce que Dieu veut (purement et simplement d'une volonté non con­ditionnelle) il le réalise », c'est la volonté dite con­séquente, principe de la grâce de soi efficace. On complète l'énoncé de ce principe en disant : « Nihil enim in cælo vel in terra fit, nisi quod ipse Deus aut propitius facit, aut fieri juste permittit. » - « Rien n'arrive sans que Dieu l'ait voulu, si c'est un bien, sans que Dieu l'ait permis, si c'est un mal. » Ce principe ainsi formulé est universellement enseigné dans l'Église, et il montre qu'il y a en Dieu une volonté conditionnelle, dite antécédente, qui se porte sur un bien, dont la privation est permise par Dieu pour un bien supérieur ; ainsi il permet que ses préceptes ici et là, ne soient pas observés, et il le permet pour ce bien supérieur qui est la manifesta­tion de sa Miséricorde ou de sa Justice.

Il faut ajouter à ce principe cet autre universel­lement reçu lui aussi, plusieurs fois rappelé par saint Augustin[48] et cité par le Concile de Trente, (Denz. n° 804), Deus impossibilia non jubet, Dieu ne commande jamais l'impossible : l'accomplissement de ses préceptes est réellement possible, dans la mesure où ils peuvent être connus. On voit par là que la volonté divine antécédente est source d'une grâce suffisante, qui rend l'accomplissement des préceptes réellement possible, sans les faire accomplir hic et nunc.

De ces deux principes révélés dérive, on le voit, la distinction des deux volontés divines, l'une toujours efficace, dite conséquente, l'autre condition­nelle et source de la grâce suffisante. C'est donc le fondement suprême de la distinction des deux grâces dont nous parlons.

Il n'y a pas d'exception au principe universel : « Omnia quæcumque voluit Deus, fecit. » Tout ce que Dieu veut (purement et simplement, de façon non conditionnelle) s'accomplit, sans pour cela que notre liberté soit violentée, car Dieu la meut fortiter et suaviter, en l'actualisant au lieu de la détruire ; il veut efficacement que nous consentions librement, et nous consentons librement ; la souveraine efficacité de la causalité divine s'étend jusqu'au mode libre de nos actes (Ia q. 19, a. 8).

Le principe suprême que nous venons d'invoquer est ainsi expliqué par saint Thomas (q. 19, a. 6) : « Comme la volonté divine est la cause universalissime de toutes choses, il est impossible qu'elle ne s'accom­plisse pas », lorsqu'il s'agit d'une volonté non condi­tionnelle. La raison en est qu'aucun agent créé ne peut agir sans le concours de Dieu, ou défaillir sans sa permission. (Cf. ibidem.)

Et donc ce principe revient à dire ce qui est communément enseigné dans l'Église : Nul bien n'arrive hic et nunc (en tel homme plutôt qu'en tel autre) sans que Dieu l'ait positivement et efficacement voulu de toute éternité, et nul mal, nul péché n'arrive hic et nunc (en tel homme plutôt qu'en tel autre) sans que Dieu l'ait permis.

Ce principe est souvent énoncé sous cette forme plus simple : « rien n'arrive sans que Dieu l'ait voulu, si c'est un bien, ou l'ait permis, si c'est un mal ». Il se trouve équivalemment formulé dans les conciles, par exemple dans le Concile de Trente (Denz. 816)[49].

Beaucoup répètent ce principe des plus élevés et absolument universel, sans apercevoir ce qu'il con­tient ; or il contient précisément, comme nous venons de le voir, le fondement de la distinction des deux grâces dont nous parlons, de la grâce de soi efficace, et de la grâce dite purement suffisante à laquelle l'homme résiste, mais à laquelle il ne résisterait pas, sans une permission divine.

C'est pour cela qu'au IXe siècle, pour terminer les longues discussions relatives à l'opinion de Gotescalc, et pour accorder aux évêques augustiniens ce qu'ils demandaient, tout en maintenant la volonté salvifi­que universelle et la responsabilité du pécheur, la lettre synodale approuvée au Concile de Thuzey en 86o, commençait en ces termes[50] :

« In cælo et in terra omnia quæcumque voluit Deus fecit. Nihil enim in cælo vel in terra fit, nisi quod ipse aut propitius facit, aut fieri juste permittit. »

C'est dire que tout bien, naturel ou surnaturel, facile ou difficile, initial ou final, vient de Dieu et qu'aucun péché n'arrive, et n'arrive en tel homme plutôt qu'en tel autre sans une permission divine. Ce principe extrêmement général contient évidem­ment d'innombrables conséquences. Saint Thomas y a vu l'équivalent du principe de prédilection, qu'il a ainsi formulé (Ia q. 20, a. 3) : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. » Nul ne serait meilleur qu'un autre s'il n'était plus aimé et plus aidé par Dieu. C'est l'équivalent de la parole de saint Paul : « Quis enim te discernit ? Quid autem habes quod non accepisti ? » (I Cor. IV, 7.)

 

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CONSÉQUENCES DE CETTE DOCTRINE

Cette vérité est un des fondements de l'humilité chrétienne, qui repose sur le dogme de la création ex nihilo et sur celui de la nécessité de la grâce pour tout acte salutaire. Ce même principe de prédilection contient virtuellement la doctrine de la prédestina­tion gratuite, car les mérites des élus étant l'effet de leur prédestination ne peuvent en être la cause, comme le montre bien saint Thomas Ia q. 23, a. 5.

Cette grande vérité porte les saints, quand ils voient un criminel monter sur l'échafaud, à se dire si cet homme avait reçu toutes les grâces que j'ai reçues, il aurait peut-être été moins infidèle que moi ; et si Dieu avait permis dans ma vie toutes les fautes qu'il a permises dans la sienne, c'est moi qui serais à sa place et lui à la mienne.

Cette humilité des saints est manifestement la conséquence du principe : « Rien n'arrive sans que Dieu l'ait voulu, si c'est un bien, ou sans qu'il l'ait permis, si c'est un mal. Nihil fit nisi quod ipse Deus aut propitius facit aut fieri juste permittit. »

 

 

Même tout ce qu'il y a dêtre et daction dans le péché, à côté du désordre moral qu'il contient, tout cela provient de Dieu, cause première de tout être et de toute action, comme le montre bien saint Thomas Ia-IIae q. 79, a. 2. La volonté divine ne peut vouloir, ni directement ni indirectement, le désordre, qui est dans le péché (ibidem, a. 1), la causalité divine ne peut le produire ; ce désordre est en dehors de son objet adéquat, plus encore que le son est en dehors de l'objet de la vue. Comme nous ne pouvons voir le son, Dieu ne peut être cause du désordre qui est dans le péché, mais il est cause de l'être et de l'action qui sont en lui. Il n'y a rien de plus précis et de plus précisif, si l'on peut dire, que l'objet formel d'une puissance[51]. Ainsi, quoique le bien et le vrai ne soient pas réellement distincts dans une réalité, l'intelligence atteint seulement celle-ci comme vraie, et la volonté l'atteint seulement comme bien. De même encore, en notre organisme, l'effet de la pesanteur ne saurait se confondre avec ceux de l'électricité ou de la chaleur ; chacune de ces causes produit en nous son effet propre, et non pas celui des autres. Ainsi Dieu, dans le péché, est cause de l'être et de l'action, mais non pas du désordre moral.

Ainsi se vérifie encore le principe : rien de réel n'arrive que Dieu ne l'ait voulu, et rien de mal que Dieu ne l'ait permis.

On voit ainsi que la théologie ne doit pas seulement travailler à déduire des conclusions nouvelles en descendant des principes, mais qu'elle doit aussi remonter aux principes premiers de la foi, pour éclairer les conclusions qui ne paraissent pas certaines à ceux qui ne voient pas leur lien avec les vérités premières.

 

 

Pour en revenir à la distinction de la grâce de soi efficace et de la grâce suffisante, il faut dire d'après le principe communément reçu que nous venons de rappeler : Si de deux pécheurs, placés dans les mêmes circonstances, comme le furent les deux larrons qui moururent près de Notre-Seigneur, l'un se convertit, c'est que Dieu l'avait efficacement voulu de toute éternité pour le sauver, et si l'autre persévère dans l'impénitence, cela n'arrive pas sans que Dieu l'ait justement permis.

Il est clair que si l'un de ces deux pécheurs se convertit; c'est par suite d'une miséricorde spéciale, qui le fait mériter avant de mourir, et qui ensuite couronnera ses dons en le récompensant. Mais si un juste depuis sa première justification par le baptême ne pèche jamais mortellement, c'est là l'effet d'une bonté encore plus grande de Dieu, qui l'a ainsi efficacement conservé dans le bien, alors qu'il aurait pu permettre sa chute. Cette simple remarque montre la gratuité de la prédestination.

 

 

Tels sont manifestement les principes suprêmes de la distinction de la grâce de soi efficace, qui fait bien agir, et de la grâce, suffisante, qui donne le pouvoir de bien agir. Si l'homme résiste à celle-ci, avons-nous dit, il mérite d'être privé de l'autre, qui était offerte dans la précédente comme le fruit dans la fleur. La résistance ou le péché tombe sur la grâce suffisante, comme la grêle sur un arbre en fleur qui promettait beaucoup de fruits. Souvent le Seigneur, en sa miséricorde, relève les pécheurs, mais il ne les relève pas toujours ; c'est là le mystère.

 

 

Molina, en refusant d'admettre que la grâce dite efficace le soit intrinsèquement ou par elle-même, a soutenu qu'elle l'est seulement par notre consente­ment prévu de toute éternité par la science moyenne. Il y a ainsi un bien, celui de notre détermination libre salutaire, qui arrive sans que Dieu l'ait efficace­ment voulu, contrairement au principe : « Omnia quæcumque voluit Deus fecit ; nihil fit nisi quod ipse aut propitius facit aut fieri juste permittit. »

Cependant Molina cherche à maintenir ce principe universellement reçu, mais il ne parvient à le con­server que de façon indirecte et extrinsèque en disant : Dieu de toute éternité a vu par la science moyenne que, si Pierre était placé en telles circonstances avec telle grâce suffisante, il se convertirait de fait, et ensuite, comme il avait dessein de le sauver, il a voulu le placer en ces circonstances favorables, plutôt qu'en d'autres où il se serait perdu.

Ainsi le principe suprême que nous avons invoqué, comme celui de prédilection, est frappé de relativité ; il n'est plus intrinsèquement vrai par lui-même, mais seulement à raison des circonstances extrinsèques à la détermination salutaire.

Il reste en effet pour Molina, contrairement au principe de prédilection, que de deux pécheurs, placés dans les mêmes circonstances et également aidés par Dieu, l'un parfois se convertit et l'autre non.

« Auxilio æquali imo minori potest quis adjutus resurgere, quando alius majori non resurgit, durusque perseverat[52]. » L'un des deux se convertit, sans avoir plus reçu, contrairement, semble-t-il, à la parole de saint Paul : « Qui est-ce qui te distingue ? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? » (I Cor. IV, 7.)

 

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LA DIFFICULTÉ

Il reste l'objection que se fait saint Paul lui-même (Rom., IX, 19) : « Tu me diras : De quoi donc Dieu se plaint-il encore ? Car qui peut s'opposer à sa volonté ? » On sait la réponse de l'Apôtre : Dieu peut, sans être injuste, préférer qui il veut (Rom., IX, 14­-24), et l'hymne à la divine sagesse dont les desseins sont impénétrables : « O altitudo divitiarum sapientiæ et scientiæ Dei ! quam incomprehensibilia sunt judicia ejus et investigabiles viæ ejus. Quis consilia­rius ejus fuit ? Aut quis prior dedit illi et retribuetur ei : qui lui a donné le premier, pour qu'il ait à recevoir en retour ? » (Ibid., XI, 33-36.)

Saint Augustin fait la même réponse : « Quare hunc trahat et illum non trahat, noli velle dijudicare, si non vis errare[53]. »

Saint Thomas ajoute : la prédestination ne peut avoir pour cause les mérites des élus, puisque ceux-ci sont les effets de la prédestination, qui par suite est gratuite ou dépend du bon plaisir divin (Ia q. 23, a. 5). Il n'est pas rare qu'on veuille répondre à la diffi­culté susdite plus clairement que saint Paul, que saint Augustin et que saint Thomas ; mais conserve-­t-on le sens du mystère en cherchant en lui une clarté inférieure qu'il ne comporte pas. De ce point de vue, on revient bon gré mal gré à la position de Molina, lorsqu'on écrit comme on l'a fait récem­ment : « Le mystère de la Prédestination, le voici : Puisque Dieu de toute éternité savait que Judas ne profiterait pas des grâces suffisantes qu'il voulait lui donner, pourquoi n'a-t-il pas voulu lui donner, comme il l'a fait pour le bon larron, des grâces aux­quelles il savait qu'il aurait correspondu ? ».

C'est bien ainsi que parlent les molinistes et cela suppose, qu'on le veuille ou non, la théorie de la science moyenne, qui pose une passivité dans la prescience à l'égard de la détermination libre que prendrait l'homme, s'il était posé en telles circon­stances, et qu'il prendra, s'il y est posé de fait. C'est le dilemme : Dieu déterminant ou déterminé, pas de milieu.

Si l'on veut au contraire conserver le principe communément reçu : « rien n'arrive que Dieu ne l'ait EFFICACEMENT VOULU si c'est un bien, et qu'il ne l'ait PERMIS, si c'est un mal », il ne suffit pas de dire comme dans la formule qui vient d'être citée : « DIEU SAVAIT ce qui allait arriver, que le bon larron consentirait à la grâce suffisante et que Judas y résisterait. » Il faut dire : Dans un cas, Dieu a permis l'impénitence finale de Judas (s'il ne l'avait pas permise, elle ne serait pas arrivée, et Dieu n'aurait pas pu la prévoir infailliblement) et il ne l'aurait pas permise, s'il avait voulu efficacement sauver Judas. Dans l'autre cas, Dieu a efficacement voulu la conversion du bon larron, parce qu'il voulait efficacement le sauver (prédestination gratuite à la gloire)[54].

Voilà ce qui découle des principes communément admis.

Si un bien, qui devrait arriver, n'arrive pas (comme la conversion de Judas), on doit conclure que Dieu n'avait pas efficacement voulu qu'il arrivât de fait, quoiqu'il ait voulu (volonté antécédente) qu'il puisse arriver, et que Judas ait la puissance réelle de se convertir, sans pourtant se convertir de fait. (Ainsi celui qui dort et de fait ne voit pas, a la puissance réelle de voir.)

Si au contraire un bien arrive de fait (comme la conversion de Pierre), il faut conclure que Dieu avait de toute éternité efficacement voulu (volonté consé­quente) qu'il arrivât de fait, et qu'il arrivât en Pierre plutôt qu'en Judas[55].

Il suit delà que nul ne serait meilleur qu'un autre (toutes choses égales d'ailleurs), s'il n'était plus aimé efficacement ett plus aidé (volonté conséquente) par Dieu ; quoique l'autre (moins aimé) ait évidemment pu recevoir et ait souvent reçu en, d'autres circonstances de plus grandes grâces ; ainsi Judas reçut la grâce de l'apostolat que beaucoup d'élus ne reçurent jamais.

Et donc nul ne serait meilleur qu'un autre, s'il n'était plus aimé par Dieu, de volonté conséquente ; c'est le sens de la prédilection divine qui fonde la prédestination (Cf. S. Thomas, Ia, q. 23, a. 4) ; Bannez ne dit ici rien de plus que saint Thomas, et l'on voit de mieux en mieux que la dénomination de Banné­zianisme pour désigner le thomisme classique n'est qu'une mauvaise plaisanterie, comme l'a bien montré le P. N. del Prado De Gratia, 1907; t. III, p. 427-467 : Utrum Bannezianismus sit vera comœdia a.Molinistis inventa. Molina parlait plus franchement et reconnaissait que sa doctrine n'était pas celle de saint Thomas. Cf. Concordia, Paris, 1876, p. 152.

Quant à la réprobation négative, elle consiste précisément selon saint Thomas dans la permission divine des péchés, qui de fait ne seront pas remis et surtout du péché d'impénitence finale[56].

On ne peut répondre à. cela, comme on l'a fait dernièrement, que la permission du péché est com­mune à l'égard des réprouvés et des élus ; il est clair qu'il s'agit ici de la volonté de permettre le péché qui ne sera pas remis[57].

 

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CONCLUSION

On voit dès lors que le fondement suprême de la distinction de la grâce de soi efficace et de là grâce suffisante, comme celle de la volonté divine consé­quente et de la volonté antécédente, se trouve. en ces deux principes : « Rien n'arrive que Dieu ne l'ait efficacement voulu si c'est un bien, que Dieu ne l'ait permis, si c'est un mal. » - « Dieu ne commande jamais l'impossible, mais rend l'accomplissement de ses préceptes réellement possible, quand ils obligent et dans la mesure où ils obligent et où ils peuvent être connus. »

Si l'on pèse le sens vrai de chacun des termes de ces deux principes, et surtout l'opposition qu'il y a entre efficacement voulu et permis, on voit qu'il y a une distinction réelle entre la grâce efficace, suite de la volonté intrinsèquement efficace de Dieu, et la grâce simplement suffisante, suite de la volonté antécédente et accompagnée de la permission divine du péché. Dans le premier cas, Dieu donne d'agir librement et de façon salutaire. Dans le second cas il donne la puissance réelle d'agir, mais non pas d'agir effectivement. Dans la grâce suffisante, on ne saurait trop le redire, est offerte la grâce efficace, comme le fruit dans la fleur, comme l'acte dans la puissance, mais si l'on résiste à la grâce suffisante on mérite d'être privé du secours efficace, qu'on aurait reçu sans cette résistance.

Il y a là certes un très grand mystère, comme le dit saint Paul (Rom., IX, 14-24, XI, 33-36). Il rappelle que Dieu peut, sans être injuste, préférer qui il veut ; personne ne lui a donné le premier, pour qu'il ait à recevoir en retour : « O altitudo divitiarum sapien­tiæ et scientiæ Dei !... Quis consiliarius ejus fuit ? Aut quis prior dedit illi, et retribuetur ei ? »

Ce qui est manifeste en ce clair-obscur, c'est que la question ici posée est celle de l'intime conciliation dans l'éminence de la Déité, de l'infinie justice, de l'infinie miséricorde et de la suprême liberté. Si la grâce de la persévérance est accordée à celui-ci, c'est par l'infinie miséricorde, si elle n'est pas accordée à cet autre, c'est par une juste punition de ses fautes. Chacune de ces perfections divines est infinie, et leur intime conciliation dans l'éminence de la Déité ou vie intime de Dieu ne peut être vue que si l'on voit immédiatement l'essence divine.

Les principes que nous venons d'énoncer et qui s'équilibrent l'un l'autre, nous font pressentir où se trouve le sommet vers lequel ils convergent, mais ce sommet nous reste caché. Au ciel. seulement nous verrons l'intime conciliation de ces deux principes : « Omnia quæcumque voluit Deus, fecit » Ps. 134, 6. - « Deus impossibilia non jubet » Celui qui reçoit de Dieu la puissance réelle d'observer les préceptes ne les observe pas toujours de fait. Sil less observe, il est en cela meilleur évidemment. C'est un signe qu'il a plus reçu.

Il faut donc conclure avec Bossuet : « Apprenons à captiver notre intelligence, pour confesser ces deux grâces (suffisante et efficace), dont l'une laisse la volonté sans excuse devant Dieu et l'autre ne lui permet pas de se glorifier en elle-même[58]. »

La grâce suffisante nous laisse sans excuse devant Dieu ; pourquoi ? Parce que nous l'avons dit, en elle la grâce efficace nous est offerte ; mais du fait que l'homme résiste à cette prévenance divine, il mérite d'être privé du secours efficace qui lui était virtuellement offert. La résistance à la grâce est un mal, qui ne vient que de nous ; la non-résistance est un bien, qui n'arriverait pas hic et nunc, si Dieu ne l'avait voulu de toute éternité d'une volonté consé­quente ou efficace.

Mais, pour bien entendre cette doctrine, il faut éviter plusieurs confusions fréquentes chez ceux qui en lisent l'exposé pour la première fois. Ce serait une erreur de penser que les uns ne reçoivent que des grâces efficaces et les autres que des grâces suffisantes. Nous recevons tous ces deux sortes de secours. Même ceux qui sont en état de péché mortel reçoivent de temps en temps une grâce efficace pour faire un acte de foi, un acte d'espérance ; mais souvent aussi ils résistent à la grâce suffisante qui les incline vers la conversion. Les bons serviteurs de Dieu reçoivent souvent des grâces suffisantes,.auxquelles ils :ne résistent pas, et qui sont suivies de grâces efficaces.

Il faut aussi bien considérer les divers degrés de grâce suffisante : Tout d'abord, la grâce suffisante est loin d'être toujours stérile, ou purement suffisante ; elle est stérilisée par notre résistance ; mais, si celle-ci ne se produit pas, la grâce suffisante, suivie du secours efficace, fructifie, comme la fleur, qui, sous le rayonnement du soleil, produit le fruit qu'elle doit donner.

Les grâces suffisantes sont du reste très variées : il y a d'abord les grâces extérieures, comme celle de la prédication évangélique, celle du bon exemple, d'une bonne direction ; il y a ensuite la grâce inté­rieure habituelle ou sanctifiante, reçue au baptême, qui donne le pouvoir radical d'agir de façon meritoire ; il y a les vertus infuses et les dons du Saint-­Esprit, qui sont autant de principes qui donnent le pouvoir prochain d'agir surnaturellement ; il y a les grâces intérieures actuelles, grâces de lumière qui donnent une bonne pensée, grâces d'attrait qui donnent un bon mouvement, lequel incline vers le bon consentement salutaire, sans nous le faire encore produire[59]. C'est ainsi que nous avons dit plus haut la grâce qui produit efficacement en nous l'attrition est suffisante par rapport à la contrition.

La grâce suffisante, qui rend possible l'accomplis­sement du devoir, peut donc aller très loin dans l'ordre de cette possibilité réelle. Mais si loin qu'elle aille en cet ordre du pouvoir prochain de produire tel acte salutaire, par exemple la contrition, elle reste distincte de la grâce efficace, qui nous fera produire librement hic et nunc cet acte de contrition. Celui-ci ne se produirait pas de fait, s'il n'avait été voulu éternellement par la volonté conséquente de Dieu[60].

Quand on lit l'exposé de cette doctrine, il arrive souvent qu'on ne remarque pas assez jusqu'où va en nous la grâce suffisante. Quelquefois elle nous presse instamment de ne pas résister à une volonté de Dieu, manifestée à plusieurs reprises par un supérieur ou par notre directeur spirituel. Il arrive que pendant un an, deux ans et plus, toutes les circonstances viennent confirmer ce qui nous est ainsi demandé au nom de Dieu ; et pourtant l'âme continue à se laisser tromper par son amour-propre et par l'ennemi du bien ; elle résiste pendant des mois et des mois à la lumière, malgré toutes les prières qu'on fait pour elle, malgré les messes célébrées à son intention. Ces prières et ces messes lui obtiennent des grâces de lumière, qui produisent en elle de bonnes pensées, des grâces d'attrait, qui produisent de bons mouve­ments passagers, mais ces grâces suffisantes se heurtent à la résistance, qui pourrait arriver jusqu'à l'endurcissement du cœur. Alors se réalise ce qui est dit dans l'Apocalypse III, 19 : « Ego quos amo, arguo et castigo. Æmulare ergo, et pœnitentiam age. Ecce sto ad ostium, et pulso : si quis audierit vocem meam et aperuerit mihi januam, intrabo ad illum et cœnabo cum illo et ipse mecum. »

« Voici que je me tiens à la porte et je frappe » dit le Seigneur. L'âme souvent résiste ; elle le fait par elle-même, le mal ne vient que d'elle. Quand elle cesse de résister, et qu'au moins elle écoute celui qui frappe, c'est déjà Lui, le Seigneur, qui lui donne d'écouter docilement ; et, si elle cesse vraiment de résister, elle sera conduite de grâce en grâce jusqu'à l'intimité divine.

Si elle cesse de résister, la grâce efficace lui sera donnée de plus en plus suave et forte ; suaviter et fortiter ; elle pénétrera peu à peu sa volonté, comme la chaleur bienfaisante pénètre peu à peu un corps froid, durci par la gelée. Alors l'âme verra de mieux en mieux que la résistance venait d'elle uniquement ; que la non-résistance est déjà un bien qui vient de l'Auteur de tout bien, et qu'il faut la lui demander par cette prière que dit tous les jours le prêtre à la messe, avant la communion, prière par laquelle il demande la grâce efficace qui porte au bien : « Domine, fac me tuis semper inhærere mandatis et a te nunquam separari permittas. Seigneur, faites que non seulement je puisse observer vos commandements, mais que je les observe de fait, et ne permettez pas que je me sépare jamais de vous. »

Il est sûr que celui qui observe de faits les com­mandements est meilleur que celui qui, pouvant réellement les observer, ne les observe pas ; celui qui, est ainsi, rendu meilleur doit en remercier la souveraine bonté. La distinction des deux secours, suffisant et efficace, dont nous venons de parler, est un fondement de l'action de grâces qui doit durer éternellement. Comme le dit saint Augustin, à plusieurs reprises, dans le De prædestinatione sancto­rum, les élus chanteront éternellement la Miséricorde de Dieu et verront comment cette infinie Miséricorde se concilie parfaitement avec l'infinie Justice et la souveraine Liberté[61].

La synthèse thomiste a mis ces principes dans tout leur relief, et par là elle conserve l'esprit de la science théologique, qui juge de tout, non pas précisément par rapport à l'homme et à sa liberté, mais par rapport à Dieu, objet propre de la théologie, à Dieu principe et fin de. notre vie naturelle et surnaturelle. La vérité sur Dieu reste ainsi comme le soleil qui doit éclairer nos intelligences et nos volontés dans leur ascension vers l'éternelle vie, vers la vision immédiate de l'essence divine.


 

 

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APPENDICE - L'IMMUTABILITE DU DOGME ET LE REALISME TRADITIONNEL

Dans cet appendice, ajouté pour la seconde édition de cet ouvrage, nous examinerons plusieurs problèmes discutés à l'heure actuelle à propos de la valeur des notions premières de notre intelligence et de l'immutabilité du dogme qui ne saurait s'ex­primer sans ces notions. Nous en traiterons dans les quatre chapitres suivants : 1° Le relativisme et l'immutabilité du dogme. - 2° Le premier jugement d'existence selon saint Thomas et le réalisme traditionnel. - 3° La doctrine du Concile du Vatican sur l'immutabilité du dogme. - 4° Les notions consacrées par les Conciles.


 

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CHAPITRE I - LE RELATIVISME ET L'IMMUTABILITÉ DU DOGME

 

Depuis plusieurs années, comme à l'époque de l'Encyclique PASCENDI en 1907, les théologiens sentent le besoin de défendre la définition traditionnelle de la vérité (la conformité du jugement avec le réel expérimental) et l'immutabilité de la vérité dogmatique contre le relativisme qui n'admet qu'une vérité toujours changeante, toujours provisoire, ou relative à l'état actuel des sciences et de la philo­sophie.

Quelques écrivains et conférenciers ont posé ces derniers temps cette question : bien que la Sainte Écriture, l'Ancien Testament, le Nouveau, toute la Tradition et les Conciles considèrent Adam comme un nom individuel, ne pourrait-on pas le considérer comme un nom collectif, et dire, pour se conformer davantage à la théorie de l'évolution, que l'humanité a commencé, non pas par un premier homme individuel, mais par plusieurs premiers hommes, venus à l'existence dans les différentes régions de la terre où des primates supérieurs, suffisamment évolués, ont pu produire un embryon humain avec une disposition suffisante pour recevoir une âme humaine créée par Dieu ? Ne pourrait-on pas admettre, au moins à titre d'hypothèse, le polygénisme à la place du monogénisme ? - La définition du dogme du péché originel, telle qu'elle est formulée par le Concile de Trente selon le monogénisme, ne pourrait-elle pas être adaptée, corrigée par l'Église dans le sens du polygénisme ?

Plusieurs théologiens traditionnels ont répondu[62] :

Ce serait un nouveau concordisme après l'autre tant décrié, et cela pour se conformer au polygénisme qui n'est qu'une hypothèse déjà abandonnée par bien des savants parmi les meilleurs. - De plus, pour faire la modification souhaitée dans les canons ou définitions du Concile de Trente, l'Église devrait d'abord corriger saint Paul, qui, sous l'inspiration biblique, dans l'Épître aux Romains, ch. V, 12-19, a écrit jusqu'à sept fois de suite « par la faute d'un seul homme » tous ont été constitués pécheurs et la mort est entrée dans le monde. - Enfin si l'Église pouvait adapter au polygénisme ou corriger les canons du Concile de Trente relatifs au péché originel, pourquoi ne pourrait-elle pas aussi adapter et corriger les canons du même Concile sur la trans­substantiation, la présence réelle et substantielle du Corps du Christ dans l'Eucharistie, conformément au phénoménisme assez répandu aujourd'hui ?, Pourquoi ne pourrait-elle pas modifier de même la doctrine sur la grâce sanctifiante cause formelle de la justification ? Et alors où irions-nous ? La foi au mystère du péché originel serait-elle maintenue ? Et, ne l'oublions pas, un dogme ne peut pas être délibérément mis en doute, sans que le doute ne s'étende aux autres dogmes, car le motif formel de la foi est le même pour tous les dogmes. L'un d'entre eux ne peut être changé sans qu'un doute ne s'élève sur l'immuable vérité de tous les autres. L'amour de la nouveauté et du paradoxe pourrait ainsi faire sortir de la vérité.

Une autre question relative au surnaturel a été posée récemment. Jusqu'ici, nous dit-on, le surnaturel a été défini même par les Conciles « ce qui dépasse la nature, ses forces et ses exigences », mais on avait, jusqu'à ces derniers temps, une con­ception en quelque sorte statique de la nature : la nature humaine était considérée comme une essence bien définie, avec des propriétés nécessaires et une fin naturelle proportionnée, de telle sorte que Dieu aurait pu créer l'homme dans un état purement naturel, sans le don gratuit de la grâce[63]. Pourquoi ne pas concevoir la nature humaine et même la nature angélique comme ouverte vers un progrès indéfini ? Et cela ne doit-il pas conduire à modifier les conceptions trop statiques des théologiens dont le langage est plus ou moins passé dans les Conciles, à modifier la conception du « surnaturel », des vérités surnaturelles et la vie surnaturelle de la grâce, germe de la vie éternelle ?

A cela les théologiens traditionnels ont déjà ré­pondu : changer ainsi la notion de nature serait revenir au nominalisme du XIVe siècle, à celui d'Occam et de ses disciples ; il faudrait dire avec eux : il n'y a plus de nature proprement dite, ni par suite de droit naturel, de loi naturelle immuable, distincte de la loi positive. Si l'on supprime la fin naturelle de l'homme, il n'y a plus de morale naturelle immuable, comme le dit aujourd'hui le posi­tivisme juridique, fils, du nominalisme ; enfin il n'y aurait plus de surnaturel proprement dit, car celui-ci, selon l'Église elle-même, se définit par rapport à la nature qu'il dépasse : « est perfectio quæ naturalem superat » dit le Concile du Vatican (Denz. 1808)[64]. La place à faire au devenir n'entraîne nullement les conséquences susdites.

Par ailleurs, ajoutent les thomistes : selon Saint Thomas il est très évident, evidentissimum est[65], qu'aucune intelligence créée ou créable, si parfaite qu'on la suppose, quels que soient ses progrès, ne peut par ses forces naturelles arriver à connaître l'objet propre de l'intelligence divine, c'est-à-dire l'essence divine telle qu'elle est en soi, car l'objet propre de l'intelligence divine dépasse immensément celui de toute intelligence créée. Par suite la vision béatifique est essentiellement surnaturelle de par l'objet qui la spécifie, elle est donc absolument gratuite même pour les anges les plus élevés, et donc la grâce proportionnée, germe de la vie éter­nelle, est absolument gratuite elle aussi. Dieu, en nous créant, ne se devait donc pas à lui-même de nous l'accorder, elle dépasse notre fin naturelle et elle la dépasse sans mesure. Notre connaissance naturelle de Dieu pourrait croître toujours sans jamais atteindre le moindre degré de la vision béatifique ou même le moindre degré de la foi infuse. A ces hauteurs, la théologie traditionnelle est en posses­sion tranquille de ce qu'elle affirme avec l'Église sur la distinction des deux ordres. Elle ne s'émeut pas beaucoup de ces objections, qui du reste ne sont pas nouvelles. Il y a quarante ans, elles étaient formulées par le P. Laberthonnière, elles sont réfutées dans l'Encyclique PASCENDI (Denz. 17e éd., n° 2103) - La grâce n'est pas seulement surnaturelle comme la vue miraculeusement rendue à un aveugle. Cette vue n'est surnaturelle que par le mode de sa restitution, par sa cause, mais en soi c'est la vue naturelle, tandis que la grâce est une vie essentiellement surnaturelle, de même les vertus théologales sont surnaturelles par l'objet qui les spécifie ; de même la vision béatifique, Dieu n'aurait pas pu nous la donner comme une propriété de notre nature ; la grâce est une participation gratuite de la nature divine, de la vie intime de Dieu, de la Déité telle qu'elle est en soi. Telle est la doctrine traditionnelle manifestement fondée sur la Révé­lation[66].

Ces objections montrent combien il est nécessaire de se faire une juste idée du « surnaturel » et aussi une juste idée de l'immutabilité du dogme pour ne pas rejeter à la légère ce qu'il y a de certain et de plus élevé dans la conception traditionnelle que l'Église en conserve.

Dès lors une question se pose : Est-ce que l'on maintiendrait l'immutabilité du dogme telle qu'elle est conçue par l'Église si l'on se contentait de dire : Dans notre connaissance analogique et toujours imparfaite de Dieu, l'adæquatio rei et intellectus, l'adéquation de la formule dogmatique et de la réalité divine, la vérité dogmatique, n'est qu'une limite à laquelle on tend, mais qu'on n'atteint jamais sur la terre, car pour l'atteindre il faudrait avoir la vision immédiate de l'essence divine que seuls les bienheureux possèdent ? Est-il suffisant de dire : la vérité immuable du dogme est une limite vers laquelle l'Église tend toujours, mais qu'elle n'atteint jamais sur terre ? - Cela Guenther au XIXe siècle l'admettait dans son relativisme, et le Concile du Vatican n'a pas trouvé que ce fut suffisant.

Sans doute nos concepts analogiques sont tou­jours inadéquats et incapables d'exprimer la réalité divine telle qu'elle est en soi. Mais, ne l'oublions pas, la vérité est formellement, non pas dans les concepts, mais dans le jugement. La vérité consiste à affirmer ce qui est et à nier ce qui n'est pas[67]. En ce sens veritas judicii est « adæquatio ipsius judicii cum ipsa re judicata ».

Et alors il s'agit de savoir (chose à la fois très simple et très profonde comme le Pater) : si la vérité des jugements, des dogmes infailliblement proposés par l'Église comme révélés par Dieu, est une vérité déjà absolument certaine et immuable, et non pas seulement une limite visée, à laquelle l'intelligence du croyant tend toujours sans l'atteindre jamais sur terre. Il s'agit de savoir si les jugements ou pro­positions dogmatiques, malgré l'imperfection de nos concepts analogiques, sont certainement conformes dès maintenant à la réalité divine selon une certitude infaillible, propter auctoritatem Dei revelantis.

Sommes-nous en présence d'une vérité déjà immuable et irréformable, lorsque le Sauveur nous dit : « Ego sum via, veritas et vita » (Jo., XVI, 16) « Cœlum et terra transibunt, verba autem mea non præteribunt » (Matth., XXIV, 35, Mc., XIII, 31, Lc., XXI, 33) ? - Sommes-nous en présence d'une vérité déjà certaine et immuable, irréformable, lorsque l'Église nous dit infailliblement : Dieu est l'Être infini, l'Être même, la Vérité même, la Sagesse même, l'Amour infini, Dieu est trine et un, Son Fils unique s'est incarné et est mort pour notre salut éternel ; en Lui il y a la nature humaine, la nature divine et une seule personne, celle du Verbe, comme l'a défini le Concile d'Éphèse ?

Il est clair que, pour nous croyants, poser la question, c'est la résoudre affirmativement. Encore faut-il que les notions analogiques qui expriment la vérité dogmatique immuable aient une valeur réelle (ontologique et transcendante) et qu'elles soient elles-mêmes immuables et non pas seulement provisoires.

Mais le relativisme ne l'entend pas ainsi.

Au XIXe siècle, en Allemagne, Guenther qui, après avoir cherché à approfondir les écrits de Kant et de Hegel, voulut donner la juste interprétation des dogmes du Christianisme, enseigna que l'Église est sans doute infaillible lorsqu'elle définit un dogme, mais d'une infaillibilité relative à l'état de la science et de la philosophie au moment de la définition et donc d'une infaillibilité seulement provisoire. Même le Concile de Trente en ses définitions n'était, selon Guenther, que provisoire et l'on ne pouvait pas affirmer s'il serait remplacé par du définitif. Selon cette théorie, l'unité de personne en Jésus-Christ ne peut plus être entendue comme l'a définie le Concile d'Éphèse, car la personnalité n'est plus entendue par la philosophie moderne comme autrefois. La personnalité aujourd'hui est définie : la conscience de soi ; or il y a deux consciences en Jésus-Christ. La théologie répond : il ya en Jésus deux consciences du même moi ontologique, celui du Verbe fait chair. Guenther nia aussi la distinction de l'ordre naturel et de l'ordre surnaturel et voulut ramener les mys­tères surnaturels à des vérités philosophiques.

Le Concile du Vatican condamna le relativisme et le semi-rationalisme de Guenther et ensuite l'Ency­clique PASCENDI condamna le relativisme sem­blable et plus grave encore des modernistes. Mais comme ces erreurs dérivaient nécessairement de systèmes philosophiques (positivisme et Kantisme) qui exercent encore aujourd'hui une forte influence, il n'est pas étonnant qu'elles reparaissent presque sous la même forme.

C'est pourquoi nous voudrions rappeler quelles sont les racines du relativisme qui tend toujours à reparaître et quelle est l'influence du relativisme soit empirique, soit idéaliste sur la façon de concevoir la foi religieuse et les dogmes chrétiens. Nous dirons ensuite comment répondre à ce double relativisme par l'affirmation motivée de la valeur ontologique et transcendante des notions premières et des principes premiers de l'intelligence humaine.

 

 

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I. - LE RELATIVISME EMPIRIQUE ET LA FOI RELIGIEUSE

Les principales racines du relativisme actuel sont l'empirisme phénoméniste de Hume, l'idéalisme kantien et l'évolutionisme hégélien.

Il ne s'agit pas tant de combattre ces erreurs que de défendre la parole de Dieu, source du salut des âmes.

Tous les empiristes, nominalistes et phénomé­nistes, disciples de David Hume, déclarent que nous ne pouvons connaître avec certitude que les phé­nomènes, objets de notre expérience et donc nous ne connaissons pas la nature des choses. Selon eux notre idée de l'être intelligible des choses sensibles n'est pas essentiellement distincte de l'image sensible confuse des objets étendus, résistants, colorés, image confuse accompagnée du nom commun : être.

Par là même, d'un trait de plume, l'intelligence est somme toute supprimée et, avec elle, l'être intel­ligible et les premiers principes, lois nécessaires et universelles du réel et de la pensée. Tout cela s'évanouit. Il n'y a plus que les facultés sensitives externes et internes, avec leur objet propre : les phénomènes singuliers et contingents. De l'uni­versel il ne reste que des noms communs, et les premiers principes ne doivent leur stabilité qu'à celle du langage confirmée par l'hérédité. C'est le nomina­lisme le plus radical, plus encore que celui d'Occam. Dès lors la métaphysique, l'ontologie disparaît, et avec elle toute philosophie digne de ce nom ; l'éthique sombre dans l'utilitarisme : l'honnête est réduit à l'utile et au sensible délectable, rien de plus.

L'idée intellectuelle étant réduite à l'image sensible moyenne, accompagnée d'un nom commun, le juge­ment n'est plus qu'une association empirique de deux images (on ne voit plus dès lors à quoi sert le verbe être, il n'est plus l'âme du jugement) ; par suite le raisonnement ne fait plus connaître la raison d'être de la conclusion, mais il ordonne seule­ment des consécutions empiriques comme le fait la ruse d'un vieux renard qui défend courageusement sa vie contre les chiens de chasse acharnés à le poursuivre. Les trois opérations de l'esprit (concep­tion, jugement, raisonnement) sont complètement dénaturées, il n'en reste le substitut matériel ou sensible.

Sur tous ces points, Stuart Mill dans sa Logique, qui est une Somme du nominalisme moderne, ne fait guère du reste que rééditer ce que disait le sceptique Sextus Empiricus dans son livre Adversus mathematicos.

De ce point de vue, la notion d'être, qui, pour nous, éclaire toutes les autres notions et les rend intelligibles, n'est plus qu'un nom commun qui accompagne la plus confuse de toutes les images sensibles. Par suite une substance n'est plus un être qui existe en soi, un et le même sous ses phénomènes multiples ; une substance n'est plus que la collection des qualités sensibles d'un objet expéri­menté ; il n'y a plus de centre intelligible d'où dérivent les propriétés du fer, de l'or, du platine, du diamant, de la plante et de l'animal[68]. Pour l'empirisme et le phénoménisme, si l'on fait abstrac­tion des qualités sensibles d'un objet, il n'y a plus qu'une entité verbale, un mot vide de sens. Dès lors, il faut en dire autant de la substance de l'âme ; au principe de ses facultés et de ses actes, elle n'est plus qu'une entité verbale, notre moi comme substance n'est qu'un mot[69]. Si le phénoménisme était la vérité, l'âme des plus grands saints, celle même du Christ, ne serait qu'une entité verbale, et lorsque nous parlons de l'immortalité de l'âme, ce seraient des mots vides de sens. Le moi sub­stantiel disparaîtrait et avec lui la conscience du moi, car, sans ce moi, que peut être cette conscience que nous aurions de lui ? On ne pourrait plus dire je pense, mais seulement il pense impersonnellement, comme on dit : il pleut.

Si la substance comme telle disparaît, il faut en dire autant de la nature, principe des activités naturelles. Par exemple, la nature de l'animal en général devient indéfinissable, et même elle est inimaginable, car l'animal en général ne devrait être ni vertébré, ni invertébré, ni mammifère, ni poisson, ni oiseau, ni insecte, etc., on ne peut s'en faire une image sensible si confuse soit-elle, il n'y a plus que le nom commun « animal ». Au contraire pour le réalisme traditionnel l'animal est parfaite­ment concevable et définissable intellectuellement ; c'est un être vivant doué de connaissance sensible ; cette définition est manifestement vraie de tout animal, si minuscule ou si grand qu'il soit.

Dès lors, pour l'empirisme ou le nominalisme radical, il n'y a plus de nature humaine avec des propriétés nécessaires et une fin naturelle qu'on puisse distinguer de la grâce et de la fin surnaturelle, comme le dit le relativisme actuel.

De même du point de vue de l'empirisme de Hume, la causalité efficiente n'est plus la production, la réalisation effective, l'actualisation de ce qui arrive à l'existence, ce n'est plus que la succession de deux phénomènes. On enlève à la causalité tout ce qu'elle a d'intelligible : la « réalisation » conce­vable seulement par l'intelligence, faculté du réel, de l'être intelligible. On ne garde plus de la causalité que ce qu'il y a de sensible : deux phénomènes sensibles qui se suivent.

Thomas Reid répondait du point de vue du sens commun : « il faudrait dire alors que la nuit est cause du jour, puisqu'elle le précède ; or il est certain que le jour n'a pas pour cause la nuit, mais le soleil qui nous éclaire ». De même Reid disait : « nous rapportons nécessairement nos sen­sations à un être sentant et pensant, qui reste le même, et à un objet extérieur senti[70] ».

Le relativisme empirique de Hume et de ses successeurs a les conséquences les plus ruineuses évidemment, pour notre connaissance naturelle et notre connaissance surnaturelle de Dieu. Cela saute aux yeux : le principe de causalité ne peut plus se formuler : « tout être qui arrive à l'existence, exige une cause et en dernière analyse une cause incausée » ; le principe de causalité, selon le relativisme doit se formuler : « tout phénomène suppose un phénomène antécédent ». Par suite il est impossible de prouver l'existence d'une Cause première supérieure à l'ordre des phénomènes. Pour la même raison, le miracle est impossible ou au moins inconcevable : il serait un phénomène sans antécédent phénoménal ; il serait contraire au principe de causalité tel que l'empirisme le conçoit. On ne peut donc plus con­naître avec certitude, ni même avec probabilité, le fait de la révélation comme intervention excep­tionnelle de Dieu. Les révélations des prophètes et du Christ ne peuvent dès lors provenir que de leur subconscience, du fond obscur et inconnaissable d'où procède le sentiment religieux dans les différentes religions.

Quant aux mystères révélés, nos notions de nature, de substance, de personne ne peuvent nous les faire connaître même analogiquement, car ces notions n'ont qu'une valeur phénoménale, elles n'ont pas de valeur ontologique, ni à fortiori transcendante : la substance n'est qu'une collection de phénomènes, de même la personne ; la personnalité n'est que la conscience du moi empirique (non substantiel), conscience qui réunit les phénomènes intérieurs. Dès lors on ne peut plus parler de personnes divines supérieures à l'ordre des phénomènes, ni de nature divine supratemporelle et supraspatiale, on ne peut même plus parler avec vérité de la substance du pain, qui, comme substance, serait convertie ou transsubstantiée au corps du Christ.

Mais cependant, nous disent les relativistes, il reste une certaine expérience religieuse de la paix qu'on éprouve à lire, dans l'Évangile, le Pater et les discours de Jésus, qui apparaît comme la personnalité humaine, la conscience humaine, qui a eu au plus haut point le sentiment religieux commun à toutes les religions. De ce point de vue le christia­nisme est la forme la plus élevée de l'évolution naturelle du sentiment religieux. Mais il ne s'ensuit point que ses dogmes soient immuables ; « certains tombent en désuétude, nous dit-on, comme le dogme de l'enfer » et l'on cherche à se persuader que l'enfer n'existe plus, du simple fait que beau­coup n'y croient plus.

Cette expérience religieuse, ajoute-t-on, peut être appelée foi religieuse, car elle croit avoir une relation avec l'Inconnaissable par le subconscient.

Cette expérience religieuse cherche ensuite à se penser elle-même, elle s'exprime alors en formules populaires, puis en formules dites dogmatiques, ou approuvées par l'autorité religieuse.

Mais ces formules sans valeur ontologique et transcendante ne peuvent exprimer avec vérité et certitude Dieu et les réalités divines ; elles expriment seulement l'expérience subjective du croyant ; elles sont une conceptualisation de cette expérience, une expression intellectuelle du sentiment religieux qui évolue. N'ayant pas de valeur ontologique, ni à fortiori transcendante, ces formules, dites dogma­tiques, sont toujours relatives à l'évolution du sentiment religieux, relatives aussi à l'état actuel de la science et de la philosophie. Dès lors elles sont toujours provisoires ; les concepts qu'elles utilisent peuvent être toujours remplacés par d'autres analogues, pourvu qu'un certain fond d'expérience religieuse demeure. Ce fond, c'est ce qu'on appelle ici la révélation, laquelle procède du subconscient.

Toutes ces conséquences dérivent du principe : « nos idées n'ont de stabilité que par l'artifice du langage ». Or cette assertion radicalement nomina­liste et relativiste se retrouve malheureusement chez des philosophes chrétiens contemporains, dont les ouvrages sont très lus et très appréciés[71]. Ils répètent cette formule sans y prendre garde, sans voir à quelles conséquences désastreuses elle conduit lors­qu'on l'applique aux notions premières. Ce nomina­lisme décevant et ruineux provient de ce que l'on ne voit plus la différence essentielle et sans mesure qu'il y a entre l'idée intellectuelle et une image ou schème toujours provisoire de l'imagination, schème accompagné d'un nom commun. Alors évidemment, selon ce nominalisme, les formules dogmatiques ne sont plus irréformables, par exemple celles du Concile de Trente sur le péché du premier homme peuvent être corrigées dans le sens du polygénisme.

Telles sont les conséquences religieuses de l'empi­risme nominaliste et phénoméniste qui procède de Hume, de Stuart Mill, de leurs successeurs, consé­quences qui ont été reprises par les protestants libéraux et les modernistes, et qui exercent encore une réelle influence. On arrive ainsi au relativisme complet. Que reste-t-il de l'immutabilité des dogmes de la Sainte Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemp­tion, de l'Eucharistie ? - Rien, si ce n'est parfois un certain sentimentalisme qui se berce de mots dénués de leur véritable sens.

Il est vrai que l'empirisme phénoméniste, de par son inconsistance et son opposition à la raison naturelle ou sens commun, devient une preuve par l'absurde de la valeur ontologique des notions premières d'être, de substance, de cause et des principes corrélatifs de contradiction, d'identité, de causalité, principes dont tous les hommes se servent et qui s'évanoui­raient si le phénoménisme était la vérité. En ce sens on peut dire : « si le phénoménisme n'existait pas, il faudrait l'inventer comme preuve par l'absurde de la valeur de l'intelligence naturelle ». Et sans elle que nous resterait-il au point de vue intellectuel ? [72]

 

 

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II. - LE RELATIVISME IDÉALISTE ET LA FOI CHRÉTIENNE

Sans doute la philosophie dite «  critique » de Kant et des néo-kantiens a réagi contre Hume et ses successeurs pour maintenir la distinction essentielle entre l'idée intellectuelle et l'image ou schème toujours provisoire de l'imagination. Mais pour Kant et ses disciples l'espace et le temps ne sont que des formes subjectives de notre sensibilité et les catégories de substance, quantité, qualité, relation, action, causalité ne sont que des formes subjectives et à priori de l'entendement pour coordonner les phénomènes qui nous apparaissent subjectivement dans l'espace et dans le temps ; ces catégories n'ont pas de valeur ontologique pour nous représenter le réel extramental. Alors que peuvent valoir les formules dogmatiques qui se servent de ces notions de substance, de personne, de nature, de cause ? Dire que la substance n'est qu'une catégorie sub­jective de notre esprit, c'est dire que l'âme de Kant n'est plus une substance réelle ; son moi, distinct de celui de Fichte, n'est plus un moi réellement existant, ou tout au moins il reste fort douteux qu'il le soit. Il faut par suite douter aussi de la réalité de l'âme du Christ, si la substance n'est qu'une catégorie subjective.

L'être intelligible et substantiel supprimé par l'empirisme phénoméniste n'est donc pas restauré, l'ontologie ne reprend nullement ses droits ; la métaphysique reste impossible. Alors que devient le dogme, qui exige la valeur réelle des notions premières par lesquelles il s'exprime ?

Si la substance n'est plus qu'une catégorie sub­jective, on ne peut plus parler de la nature humaine immuable avec des propriétés nécessaires et une fin naturelle ; on ne peut plus dès lors distinguer la nature de la grâce, ni la fin naturelle de l'homme de sa fin surnaturelle.

Dire avec Kant que la causalité n'est qu'une catégorie subjective de notre esprit, c'est dire que, l'assassin n'est pas réellement cause de l'assassinat, pour lequel il est condamné à mort. Le principe de causalité n'a plus de valeur ontologique, il ne vaut que dans l'ordre des phénomènes, tel que nous le concevons subjectivement; et donc ce principe de causalité ne peut fonder les preuves de l'existence de Dieu, Cause première, au-dessus de l'ordre phéno­ménal. La raison spéculative ne peut plus établir la valeur réelle des preuves traditionnelles de l'existence de Dieu.

A plus forte raison on ne peut plus démontrer la possibilité ni l'existence du miracle et de la Révélation comme intervention exceptionnelle de Dieu pour nous éclairer. Les mystères de la Trinité, de l'Incarnation ne sont plus concevables du fait que les notions de nature et de personne n'ont plus qu'une valeur subjective. On ne peut plus parler de l'union des deux natures en Jésus-Christ ; de même sa résurrection et son ascension ne sont plus certaines.

De même encore si l'espace et le temps ne sont plus que des formes subjectives de notre sensibilité, on ne peut plus dire avec certitude que Jésus est réellement mort pour nous sur le Calvaire, en tel point réel de l'espace et du temps. S'il n'y a plus de temps réel on ne peut pas dire non plus que le péché originel remonte aux origines de l'humanité, il suffit d'y voir, comme le veut Kant, la lutte natu­relle et permanente de la chair et de l'esprit. Le péché originel n'est plus la privation de la grâce de justice originelle. Tout surnaturel disparaît et aussi toute causalité naturelle. Si le kantisme était vrai, l'assassin pourrait dire à ses juges : je ne suis pas réellement cause de cet assassinat, la causalité n'est qu'une catégorie subjective de notre esprit ; le père ne serait pas réellement cause de son fils ; Kant ne serait pas réellement cause de ses œuvres. Les professeurs kantiens, a-t-on dit, font leurs cours dans le monde de la subjectivité et vont recevoir leur traitement, il loro stipendio reale, dans le monde où nous vivons tous en tel point réel de l'espace et du temps. La raison spéculative n'a plus aucune valeur réelle, mais il faut pourtant vivre matériellement comme tout le monde.

Sans doute Kant ajoute que la raison pratique, en partant de l'impératif catégorique (ou de la loi morale que la volonté humaine s'impose à elle-­même) et du postulat de la liberté, nous porte à croire naturellement à l'harmonie entre la moralité et la félicité dans une vie future, et à croire aussi à l'existence de Dieu qui peut seul réaliser cette har­monie. Mais pour lui ces postulats de la raison pratique sont indémontrables par la raison spécu­lative. Alors la certitude morale de l'existence de Dieu est, dit-il, une certitude objectivement insuf­fisante. Par suite la vérité de l'existence de Dieu n'est plus la conformité objectivement certaine de notre jugement avec la réalité divine ; c'est seulement la conformité de notre jugement avec les postulats de la raison pratique, et ces postulats restent indé­montrables. D'autres diront ensuite : la vérité est la conformité de notre jugement, non plus avec l'être extramental, mais avec les exigences de l'action morale.

Ainsi parlait surtout, parmi les philosophes que j'ai connus, le P. Laberthonnière dans ses écrits sur le dogmatisme moral ; après avoir méconnu l'évidence des premiers principes comme loi de l'être extramental, il ne pouvait pas établir les postulats de l'action morale qu'il invoquait. Depuis lors la philosophie de l'action n'y a guère réussi davantage, elle s'est rapprochée de l'être pensant, mais pas assez de l'être extramental intelligible et actuellement connu. Pourquoi ? - parce qu'elle n'a pas admis l'évidence nécessitante des premiers prin­cipes de la raison comme lois du réel extramental. Ce serait revenir à l'ontologie traditionnelle, après l'avoir tant combattue.

Dès lors la définition traditionnelle de la vérité, supposée par tous les dogmes, n'est pas restaurée. Elle est même déclarée « chimérique » et on veut lui en « substituer » une autre.

La vérité n'est plus pour ces philosophes la con­formité objectivement certaine de notre jugement avec le réel extramental et ses lois immuables de non­-contradiction, de causalité, etc., la vérité n'est que la conformité subjectivement certaine de notre juge­ment avec les postulats indémontrables de la raison pratique ou avec les exigences de l'action morale. On ne peut pas même dire « avec les exigences de la nature humaine immuable », car de ce point de vue, la nature humaine ne peut pas être connue avec une certitude objectivement suffisante[73]. On ne revient pas si facilement à la métaphysique tradi­tionnelle lorsqu'on s'en est longtemps écarté.

L'influence de Hume et de Kant se fait encore sentir aujourd'hui et beaucoup. Ils ont semé la zizanie. Sans voir toutes les conséquences de leurs négations, ils ont perverti l'éternelle notion de vérité, comme Pie X l'a dit des modernistes (Denz. 2080). Ils ont enlevé à beaucoup le sens du vrai, et par là même le sens de Dieu, vérité première.

 

 

 

Enfin Hegel par son évolutionnisme idéaliste a porté le relativisme à l'absolu. Il a déduit les consé­quences du kantisme. Selon Hegel, si l'existence de Dieu comme cause première ne peut pas être prouvée par la raison spéculative, et si la preuve donnée par la raison pratique est d'une certitude objectivement insuffisante, pourquoi la philosophie devrait-elle admettre une Cause suprême réellement et essentiellement distincte du monde et de l'huma­nité ? Mieux vaut dire que Dieu n'existe pas en sa pleine perfection de toute éternité, mais qu'il se fait dans l'humanité qui évolue toujours.

Mais alors, dit l'Église, toute vérité immuable dis­paraît, puisque Dieu, vérité suprême, évolue lui-même incessamment. Il n'y a plus dès lors qu'une vérité provisoire, c'est le relativisme complet et irrémé­diable. Aujourd'hui, c'est la thèse qui est vraie, demain c'est l'antithèse, après-demain ce sera la synthèse et ainsi de suite dans l'avenir. Et qui prouve que cette évolution marche vraiment vers des synthèses toujours supérieures, et qu'elle ne comporte pas de formidables régressions, comme les deux guerres mondiales que nous avons vues ?

De ce point de vue de l'évolutionnisme absolu, admis comme « profond » par beaucoup d'esprits superficiels, le bien est ce qui est conforme, non pas à la loi divine et à la droite raison, mais ce qui est conforme à l'évolution ; le mal est ce qui la contrarie, comme l'effort des théologiens qui veulent maintenir l'immutabilité du dogme. Les dogmes que l'esprit moderne ne comprend plus, comme celui de l'enfer, ne sont plus vrais, car « une affirmation qui n'est plus actuelle, n'est plus vraie ». Mais cela va beaucoup plus loin encore. Lorsqu'on demandait à Renan dans les salons : « Monsieur Renan, Dieu existe-t-il ? » il répondait : « Pas encore, Madame », sans avoir bien clairement conscience du blasphème qu'il prononçait.

Les conséquences du relativisme par rapport au dogme se mesurent par cette réponse de Renan, dont il ne vit lui-même que progressivement la portée, en cessant de croire au mythe du progrès et en écrivant cette parole découragée : « Ceux-là seuls arrivent à trouver le secret de la vie, qui savent étouffer leur tristesse et se passer d'espé­rance ». Mais se passer d'espérance, c'est renoncer à vivre pour toujours. Et grâce à Dieu, c'est seule­ment en enfer qu'il n'y a plus d'espérance.

 

 

On voit dès lors l'erreur énorme dans laquelle est tombé Guenther, au XIXe siècle, lorsque, en s'inspirant de la philosophie de Kant et de celle de Hegel, il enseigna que les définitions de l'Église n'ont qu'une infaillibilité provisoire relative à l'état de la science et de la philosophie au moment de la définition. C'était là une erreur plus grave qu'une hérésie particulière, car elle portait, non seulement sur un ou plusieurs dogmes, mais sur tous, et con­duisait finalement au rationalisme même, sous une de ses formes les plus inconsistantes. Il n'y avait plus aucune vérité immuable. Guenther dans son semi-rationalisme relativiste, en vint à nier, l'ordre des mystères surnaturels qu'il voulait réduire à l'ordre des vérités philosophiques. La théologie était réduite à des essais philosophiques toujours provisoires, essais enveloppés d'une écorce histo­rique relative à Abraham, aux Prophètes, à Jésus et aux Apôtres.

Ce relativisme et ce semi-rationalisme ne pou­vaient éviter la condamnation du Concile du Vatican.

Le relativisme de Guenther méconnaît au fond l'éternelle notion de vérité et celle d'infaillibilité. La vérité d'une proposition n'est pas, en effet, sa conformité à l'état actuel et toujours changeant de la science et de la philosophie, mais la vérité d'une proposition est sa conformité avec l'être et ses lois immuables, adæquatio rei et intellectus ; est vrai le jugement qui affirme ce qui est, et aussi celui qui nie ce qui n'est pas, tandis que le faux consiste à affirmer ce qui n'est pas, et à nier ce qui est. Autre­ment toute vérité immuable et absolue disparaît, et avec elle l'infaillibilité proprement dite, car cette dernière ne consiste pas à choisir la meilleure inter­prétation provisoire à un moment donné, mais à ne pouvoir tomber dans l'erreur, laquelle affirme ce qui n'est pas, ou nie ce qui est. Il faut maintenir non seulement les vérités nécessaires, mais aussi qu'il restera toujours vrai que les faits contingents déjà arrivés sont arrivés, par exemple que le Christ est né à Bethléem et qu'Il est mort pour nous sur la Croix, qu'Il est ressuscité et monté au ciel, à tel point de l'espace et du temps, qui ne sont pas des notions sans valeur objective.

Le relativisme des modernistes rééditait celui de Guenther sous une forme pragmatiste et disait : « Ce qui est invariant dans un dogme, c'est l'orien­tation qu'il donne à notre activité pratique... mais les théories explicatives, les représentations intel­lectuelles changent constamment au cours des âges selon les individus et les époques[74] ». Aussi le décret Lamentabili en 1907 condamna ces propositions relativistes : « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quæ cum ipso, in ipso et per ipsum evolitur ». - « Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum practicum, id est tanquam norma præceptiva agendi, non vero tan­quam norma credendi ». (Denz.,. 2058, 2026).

Que répondre au point de vue philosophique à ce double relativisme soit empirique, soit idéaliste ?

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III. - LA VALEUR ONTOLOGIQUE ET TRANSCENDANTE DES NOTIONS PREMIÈRES ET DES PRINCIPES PREMIERS

Pour éviter le relativisme il faut maintenir contre lui la valeur réelle et immuable des premiers prin­cipes de la raison comme lois du réel, et celle des dogmes définis par l'Église. « La critique, disait Joseph de Maistre, est comme l'acide sulfurique qui attaque tous les métaux excepté l'or » ; elle ne peut détruire la valeur des notions premières, des principes premiers, ni l'or de la parole de Dieu.

Tout d'abord il faut se rappeler que, comme le dit souvent saint Thomas, le premier objet connu par notre intelligence, c'est l'être intelligible, abstrait des choses sensibles, et non pas les phénomènes sensibles, ni les faits de conscience intérieurs, ni les lois subjectives de notre pensée.

Lorsque l'enfant par la vue atteint l'être coloré comme coloré, par son intelligence il atteint l'être coloré, comme être, et il ne tarde pas à se servir du verbe être, lorsqu'il demande où est sa mère. De même l'homme se connaît comme être pensant et non pas seulement comme phénomène ou série d'états de conscience.

Saint Thomas dit même : « Illud quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resolvit, est ens ». (De Veritate, q. I, a. 1). Ce que notre intelligence conçoit d'abord et de façon très certaine, c'est l'être intelligible, son objet propre. - « Ens est proprium objectum intellectus et sic est primum intelligibile, sicut sonus est primum audi­bile » (Ia, q. 5, a. 2). « L'être intelligible est l'objet premier de l'intelligence, comme le son est l'objet premier de l'ouïe », comme le coloré est l'objet premier de la vue. L'objet propre et premier de l'intelligence n'est pas le coloré, le sonore, le résistant, le doux ou l'amer, ce n'est pas non plus le fait de conscience, c'est l'être intelligible, le réel comme tel, ce qui est, et tout d'abord l'être intelligible des choses sensibles. Telle est la première assertion de la philosophie de l'être qui s'oppose ainsi radicale­ment au phénoménisme et à l'idéalisme subjecti­viste.

Rosmini a entrevu cette vérité dans sa réfutation de Hume et de Kant, mais il n'a pas su suivre saint Thomas ; trop autodidacte, il n'a pas vu la profondeur, l'exactitude, la vigueur, ni l'élévation de la pensée du Maître et puis il aimait peut-être un peu trop la liberté de l'esprit, pour être le disciple docile d'un grand penseur[75].

C'est à cette vérité primordiale du réalisme tradi­tionnel qu'est arrivé Mgr Fr. Olgiati après avoir refait l'histoire de la pensée de Descartes, de Kant et de Hegel. C'est à elle que sont venus, par des itinéraires très différents, Jacques Maritain et Étienne Gilson, peut-être même H. Bergson lors­qu'il disait à la fin de sa vie : « J'ai pensé autrefois que l'être et les premiers principes n'étaient qu'une île flottante sur le devenir, maintenant je me demande s'ils ne sont pas un continent » sur lequel on peut bâtir ; « île flottante » c'est bien le style de Bergson ; enfin il lui a préféré le continent. La vérité dont nous parlons a été bien mise en évidence par le dernier livre de S. Exc. Mgr Gillet : Thomas d'Aquin dans la collection des « Constructeurs ».

Pour bien entendre ce point de départ : l'objet propre et premier de l'intelligence, c'est l'être intel­ligible, il faut remarquer ceci : si l'oreille vivante et l'oeil vivant sont déjà des merveilles que Dieu seul a pu organiser, que dire de l'intelligence natu­relle, même avant toute culture philosophique ? Pensons que l'imagination la plus belle pourrait toujours grandir, même ab æterno, sans jamais atteindre le moindre degré de vie intellectuelle d'un pauvre sauvage, capable de saisir le sens de ce petit mot : est, dans cette affirmation « Dieu est ».

L'intelligence décrite par Hume et même par Kant et ses successeurs, ressemble à l'intelligence naturelle créée par Dieu comme une fleur artificielle à une fleur naturelle, comme la nuit au jour, comme un poumon peu à peu rongé par la tuberculose à un poumon parfaitement sain. Un bon théologien, qui ne manque pas de pénétration, me disait un jour : « Le kantisme est la phtisie de l'intelligence ». Il aurait pu ajouter : l'hégélianisme est pire encore c'est la complète perversion d'une grande intelligence totalement désaxée, qui a déclaré que Dieu est mort. Ces philosophes se sont permis de dire tout ce qu'ils pensaient contre l'Église et la théologie, il est permis au théologien de dire ce qu'il pense devant Dieu à leur sujet.

On dirait que la Providence a permis ces deux grandes déviations de l'intelligence pour mettre, par contraste, en relief la vérité du réalisme ainsi exprimée par saint Thomas : « Illud quod primo cadit in apprehensione est ens, cujus intellectus inclu­ditur in omnibus quæcumque quis apprehendit » (Ia, IIae, q. 94, a. 2). Ce que notre intelligible connaît tout d'abord, c'est l'être intelligible, qui éclaire tout le reste. Cette seule ligne de saint Thomas vaut plus, sans aucun doute, aux yeux de Dieu que toute la Critique de la raison pure, qui, par la négation de cette vérité primordiale, est une accumulation d'hypothèses gratuites et d'erreurs. Ces formules brèves des théologiens peuvent paraître massives, mais vues d'en-haut, elles expriment en raccourci une vérité supérieure qu'on verra très clairement dans l'autre vie.

La connaissance intellectuelle de l'être intelligible est supposée par toutes les autres, et c'est dans l'être intelligible que notre intelligence voit les premiers principes comme les lois primordiales de l'être, tout d'abord son opposition au néant. « Natu­raliter intellectus noster cognoscit ens et ea quæ sunt per se entis : in qua cognitione jundatur primorum principiorum notitia » (C. Gentes, l. II, c. 83).

L'évidence du principe de contradiction est d'ordre intellectuel, suprasensible et elle est nécessitante, per­sonne ne peut s'y soustraire, Protagoras lui-même ne peut en même temps être Protagoras et ne pas l'être. Et comme le montre Aristote au L. IV (III) de sa Métaphysique, ch. 3-5, si l'on met en doute ce principe on est conduit au nihilisme complet. Affirmer que peut-être une chose peut en même temps exister et ne pas exister, c'est poser une affirmation qui se nie elle-même : 1° c'est détruire tout langage et admettre qu'on peut parler ; tous les mots seraient synonymes ; 2° tous les êtres seraient un seul être; un mur, une galère, un homme deviendrait la même réalité ; 3° ce serait détruire toute substance, il n'y aurait plus que des accidents sans sujet, ce serait parler d'un mouvement sans mobile, d'un écoulement sans liquide qui s'écoule, d'un rêve sans rêveur, d'une pensée sans sujet pensant ; 4° ce serait supprimer toute vérité ; 5° ce serait même supprimer toute probabilité ; 6° ce serait supprimer les degrés de l'erreur, une erreur énorme ne serait pas plus grande qu'une erreur minime ; 7° ce serait supprimer tout désir et toute action, car on ne désire que ce que l'on connaît comme un bien, et le bien ne se distinguerait plus du mal, ni l'un du multiple, ni le vrai du faux, ni le beau du laid. Tout sombrerait dans un devenir qui serait l'universelle confusion, et même il n'y aurait plus de devenir ou de mouvement, car celui-ci suppose la distinction du point de départ et du point d'arrivée ; or, si l'on nie le principe de contradiction, ces deux points ne s'opposent plus, et alors on serait arrivé avant d'être parti. On aboutit ainsi au nihilisme doctrinal, moral, esthétique, au nihilisme complet, il n'y a plus rien, ni être, ni unité, ni vérité, ni bien, ni mal, ni devenir, tout disparaît comme le dit la première proposition condamnée dans le Syllabus de Pie IX (Denz. 1701).

Ce nihilisme montre que l'intelligence a été blessée à mort, mais cette page vigoureuse d'Aristote peut la guérir ; c'est comme l'extraction chirurgicale d'une tumeur maligne.

Il faut donc maintenir la valeur réelle du principe de contradiction comme loi de l'être, et la main­tenir non pas seulement à cause des inconvénients qui dérivent de sa négation ou du doute à son égard, mais il faut la maintenir à cause de son évidence intellectuelle nécessitante. C'est la prunelle de l'œil de l'intelligence. Kant ne peut pas être en même temps Kant et ne pas l'être. Hegel lui­-même n'échappe pas à cette loi primordiale du réel, à laquelle tout obéit sous peine de disparaître complètement. On ne joue pas plus avec le principe de contradiction, qu'avec le feu, on est dévoré par lui.

Toutes nos idées, en tant qu'elles supposent celle de l'être, ont un fond ontologique, de même tous nos jugements supposent le verbe être, dont le sens est insaisissable pour l'animal, et tout raisonnement vrai contient la raison d'être de la conclusion. Ces trois opérations de l'intelligence n'ont de sens que par rapport à l'être intelligible. Cela montre inducti­vement que l'objet de l'intelligence, essentiellement distincte des sens, est l'être intelligible. Objectum intellectus est ens intelligibile, quod contradictorie opponitur non enti, d'où l'évidence nécessitante du principe de contradiction comme loi immuable du réel. Il y a une différence essentielle et sans mesure entre nos idées intellectuelles et les images sensibles confuses accompagnées d'un nom commun.

L'idée que nous avons de l'animal en général, disions-nous plus haut, n'est pas une image confuse d'un animal qui ne serait ni vertébré, ni invertébré, ni mammifère, ni poisson, ni oiseau, ni insecte, c'est le concept intelligible très distinct d'un être corporel et vivant doué de connaissable sensible ; ce qui est vrai de tout animal si petit ou si grand soit-il.

Nous arrivons à connaître de même la nature de l'homme « animal raisonnable » avec ses propriétés nécessaires et sa fin naturelle proportionnée.

Et si notre intelligence saisit d'abord l'être des choses, que s'en suit-il pour la substance et la causalité ?

Il s'ensuit qu'une substance n'est pas seulement une collection de phénomènes, ni une forme sub­jective de notre esprit, mais une substance est un être existant en soi, un et le même sous les divers phénomènes qui lui sont attribués. Et même la substance, par exemple du pain, est toute dans le tout et toute en chaque partie du tout, comme le disent les théologiens à propos de la transsubstantiation. De même la causalité efficiente n'est pas seulement la succession de deux phénomènes, ni une forme subjective de notre entendement, elle est « la réalisation de ce qui arrive à l'existence », réalisation qui n'est connaissable, comme la sub­stance, que par l'intelligence, faculté seule capable de connaître l'être ou le réel comme réel, et non pas seulement comme coloré ou sonore.

De même encore la fin n'est pas seulement le terme d'une opération, d'une tendance, mais sa raison d'être. Tout devient intelligible à la lumière objective de l'être, comme tous les corps sont visibles en tant qu'ils sont colorés. Cela est la vérité, et l'affirmer nous donne la joie d'être dans le vrai. Aristote disait : « Le plaisir s'ajoute à l'acte parfait comme à la jeunesse sa fleur ». Au contraire la pensée kantienne engendre la tristesse, il faut avoir une singulière patience pour lire la Critique de la Raison pure jusqu'au bout. Quant à la pensée de Hume, c'est la négation astucieuse de la vie propre de l'intelligence. Hume jouait au billard pour oublier la tristesse de son scepticisme. Nous, nous n'avons pas besoin de ce jeu pour retrouver la joie de vivre. Il nous suffit d'affirmer en connaissance de cause que l'objet de l'intelligence est l'être intelligible ; c'est pourquoi elle peut saisir la raison d'être des choses et s'élever à la connaissance de Dieu, cause première de tout ce qui arrive à l'existence.

De plus, plusieurs de nos notions intellectuelles expriment une perfection absolue, sans trace aucune d'imperfection ; telles les notions d'être, d'unité, de vérité, de bien, de beau, de cause efficiente, de fin; de vie, d'intelligence, de sagesse, d'amour. Ces per­fections ne répugnent donc pas à être attribuées à Dieu et elles doivent lui être attribuées si le monde existant, objet de notre expérience, exige une Cause incausée qui possède ces perfections.

Dès lors ces notions des perfections absolues ont une valeur non seulement ontologique, pour la con­naissance du réel extramental au-delà des phéno­mènes ; mais elles ont aussi une valeur transcendante pour la connaissance de Dieu, déjà dans l'ordre naturel. Ces notions peuvent nous faire connaître Dieu analogiquement sans doute, mais cependant selon leur sens propre et non seulement par méta­phore. Si par métaphore nous disons de Dieu qu'il est irrité, sans métaphore nous disons de lui qu'il est Juste, nous disons qu'il est la justice même, à l'état pur, sans la moindre imperfection.

Enfin dans l'ordre surnaturel, le croyant doit maintenir la vérité immuable des dogmes définis par l'Église. Aussi le Concile du Vatican a-t-il défini contre le relativisme de Guenther (Denz. 1818) : « Anathème à qui dirait qu'il peut se faire qu'eu égard au progrès de la science on doive quelquefois attribuer aux dogmes proposés par l'Église un autre sens que celui qui a été compris par l'Église ». Les dogmes doivent être approfondis, mais « dans le même sens et la même affirmation » déjà fixés par l'Église (cf. Denz. 1800).

En d'autres termes les définitions infailliblement proposées par l'Église ne sauraient jamais devenir des erreurs, puisque la vérité est de soi immuable même celle des faits contingents : une fois qu'ils ont été réalisés il reste éternellement vrai qu'ils ont été réalisés, par exemple que le Christ est mort sur la Croix pour notre salut. C'est pourquoi il a dit lui-même : « le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Matth., XXIV, 35).

Or le Sauveur parle par les Conciles lorsqu'ils défi­nissent un dogme de la Foi, avec l'assistance du Saint-Esprit, qui a prévu de toute éternité tout ce que les savants et les philosophes diront de vrai ou de faux jusqu'à la fin du monde. Le Saint-Esprit n'a pas eu besoin qu'on lui laisse le temps de se faire une opinion.

Par exemple la définition du Concile d'Éphèse sur l'unité de personne en Jésus-Christ, est éternel­lement vraie. Et lorsque la philosophie moderne veut faire consister la personnalité dans la conscience de soi, elle oublie que cette conscience de soi suppose le moi lui-même dont on a conscience, car la per­sonnalité ontologique est supposée par la person­nalité psychologique et la personnalité morale. Il reste vrai qu'en Jésus-Christ il y a un seul moi, un seul sujet intelligent et libre, bien qu'il ait en lui deux natures et par suite deux intelligences, deux consciences, et deux libertés dans une par­faite harmonie.

La question se pose dans l'ordre de l'être et non seulement dans celui des phénomènes.

 

 

 

Ce que nous venons de dire confirme de tout point la réponse des théologiens traditionnels aux objections récentes contre le monogénisme et contre la notion traditionnelle du surnaturel.

Le polygénisme n'est qu'une hypothèse déjà abandonnée par bien des savants parmi les meilleurs. D'autre part, saint Paul dans l'Épître aux Romains, V, 12-19, a écrit jusqu'à sept fois sous l'inspiration biblique : « par la faute d'un seul homme » tous ont été constitués pécheurs et la mort est entrée dans le monde. Si le polygénisme était la vérité, s'il y avait eu plusieurs premiers hommes indépendants les uns des autres en diverses parties de la terre, à l'origine de l'humanité, le Saint-Esprit, en inspirant saint Paul, et en prévoyant l'usage que les Conciles feraient de ce texte de l'Épître aux Romains, n'aurait pas préservé saint Paul d'une grave erreur, reproduite ensuite par toute la Tradi­tion dans l'énoncé du dogme du péché originel. Il ne saurait donc être question d'adapter au poly­génisme, de corriger les canons du Concile de Trente sur ce dogme, pas plus que sur les autres dogmes. C'est pourquoi les théologiens considèrent le mono­génisme comme une vérité proxima fidei.

Quant à la définition traditionnelle du surnaturel : « le surnaturel est ce qui dépasse toute nature créée et créable », cette définition repose sur ceci : l'objet propre de l'intelligence divine dépasse immensément et évidemment l'objet propre de toute intelligence créée et créable, si élevée qu'on la suppose et quels que soient ses progrès. En d'autres termes une intel­ligence créée, si parfaite qu'elle soit, pourrait toujours progresser selon ses forces naturelles, sans jamais atteindre le moindre degré de la vision béatifique, ou vision immédiate de l'essence divine telle qu'elle est en soi. Autrement ce serait la confusion de la nature divine avec une nature créée. La vision béa­tifique est essentiellement surnaturelle à raison de son objet immédiat, et par suite aussi la grâce sanctifiante, qui est une participation gratuite de la nature divine et le germe de la vie éternelle.

Cette distinction des deux ordres ainsi conçue n'a nullement été « forgée par les thomistes » ; elle est explicitement chez saint Thomas et antérieure à lui. Le Concile du Vatican a pu dire en toute vérité : « Hoc quoque perpetuus Ecclesiæ catholicæ consensus tenuit et tenet, duplicem esse ordinem cogni­tionis, non solum principio sed etiam objecto di­stinctum »[76].

Cette distinction traditionnelle des deux ordres a été méconnue par Baius et les jansénistes, mais malgré l'influence de ceux-ci sur Pascal, ce dernier l'a splendidement exprimée en une page des Pensées, bien connue et admirée de tous : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi et les corps rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité, cela est d'un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité : cela est impossible et d'un autre ordre, surnaturel ».

On ne connaît rien dans les Pensées de Pascal qui égale la beauté de ce fragment. Saint Thomas avait dit de même : « Bonum gratiæ unius majus est, quam bonum naturæ totius universi » (Ia IIae, q. 113, a. 9, ad 2um). Le moindre degré de grâce et de charité dans un petit baptisé vaut plus que le bien naturel de tout l'univers, plus même que toutes les natures angéliques prises ensemble, car la grâce est un don gratuit pour l'ange comme pour nous, puisqu'elle est une participation de la nature divine et de la vie intime de Dieu, de la Déité telle qu'elle est en soi, commune aux trois Personnes divines.

Comme un brin d'herbe, du fait qu'il est vivant, vaut plus que tout le règne minéral ; comme la moindre sensation vaut plus que tout le règne végétal ; comme la moindre pensée humaine vaut plus que tout le règne animal, ainsi le moindre degré de grâce et de charité infuse vaut plus que toutes les intelligences humaines et angéliques prises ensemble, et tout ce qu'elles peuvent par leurs forces natu­relles.

Avec le moindre degré de grâce et de charité commence en nous la germination de la vie éternelle, « gratia est semen gloriæ ». Et si le grain de froment, par sa germination, produit parfois, comme le dit l'Évangile, trente, soixante, et même cent pour un, que penser de ce que peut produire la germination de la vie éternelle dans une âme vraiment fidèle.

Au-dessus de tous les règnes de la nature, il y a le règne de Dieu commencé en nous par la grâce baptismale, qui est le germe de l'éternelle vie.

Il convient pendant l'année sainte, de rappeler cette élévation du règne de Dieu et de la vie de la grâce qui nous y introduit. Le Saint Père l'a fait en son dernier message de Noël de la façon la plus émouvante. Surtout en une année comme celle-ci, cette grâce si précieuse est accordée par le Sauveur à toutes les âmes qui adhèrent fermement, infail­liblement et surnaturellement à la parole immuable de Dieu, et qui se repentent de leurs fautes. Les dangers du relativisme nous montrent par contraste la valeur de la vérité immuable, le prix immense de la vérité divine et de la foi à la parole de Dieu, foi sans laquelle il ne saurait y avoir de vraie charité. Ce trésor sans prix est offert à tous pour qu'il fructifie en eux, selon ces paroles du Sauveur : « Si vos manseritis in sermone meo, vere discipuli mei eritis, et cognoscetis veritatem, et veritas liberabit vos » (Joan., VIII, 31) ; « Ego veni ut vitam habeant et abundantius habeant » (Joan., X, 10).

 

 

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CHAPITRE II - NOTRE PREMIER JUGEMENT D'EXISTENCE SELON SAINT THOMAS ET LE RÉALISME TRADITIONNEL

 

Pour mieux voir le sens et la portée de ce que nous avons dit au chapitre précédent sur notre connaissance intellectuelle de l'être intelligible et de ses lois immuables selon le réalisme traditionnel tel que l'a compris saint Thomas, nous étudierons ici ce qu'il nous enseigne sur le premier jugement d'existence qui suit immédiatement notre première appréhension de l'être intelligible.

 

La semaine d'études sur l'existentialisme, orga­nisée à Rome en avril 1947 par l'Académie de Saint-Thomas, a manifesté l'accord de plusieurs philosophes catholiques sur notre première connaissance intellectuelle de l'être intelligible, entis intel­ligibilis rerum sensibilium, dans lequel sont unies l'essence (par exemple de la pierre, du bois, du pain) et l'existence, de telle sorte que l'existence sans l'essence qu'elle actualise est inintelligible. Sur ce point presque tous les conférenciers étaient d'accord.

De plus le Père Toccafondi, O. P., a bien montré que si le catholicisme et le thomisme étaient ramenés à l'existentialisme proprement dit dont on parle aujourd'hui, ils seraient réduits à une doctrine absolument amorphe, sans forme, ni essence, dans laquelle se confondraient Dieu, l'âme humaine et le monde extérieur.

Ensuite M. J. Maritain et M. Ét. Gilson se sont trouvés parfaitement d'accord sur la thèse thomiste du premier objet connu par notre intelligence : l'être intelligible des choses sensibles et sur notre premier jugement d'existence relatif à lui. Ils se sont accordés aussi à reconnaître l'inanité complète de l'existentialisme athée de J. P. Sartre. M. J. Maritain a rappelé à ce sujet que Kierkegaard a fait entendre une protestation de la foi religieuse contre l'idéalisme et panlogisme hégélien, en affir­mant sous diverses formes : Anxius sum, ergo sum individualiter ; imo peccator sum, ergo non sum Deus. Mais cette expérience religieuse du protestant Kierkegaard n'est pas une métaphysique ; elle rappelle parfois les cris de Job, mais Job n'est pas Aristote, quoique son acte de foi soit bien supérieur à la métaphysique aristotélicienne. Bien plus, si la métaphysique se réduisait à une expérience intime sans aspiration, vers Dieu, comme on le voit chez J. P. Sartre, alors la métaphysique serait détruite, et des élans religieux de Job, qui se retrouvaient çà et là chez Kierkegaard, rien ne resterait. Il faudrait dire : « Job est mort, il ne reste plus que son fumier ». Tous les philosophes chrétiens seront d'accord sur ce point.

M. Ét. Gilson a ajouté, au sujet de l'existen­tialisme athée, qu'il est une extase non par en haut, mais par en bas, qui nous tire vers le néant, par la voie de la nausée et du désespoir, quelque chose de démoniaque, et, comme on l'a dit plusieurs fois, une expérience anticipée de l'enfer.

M. le professeur Brehier, dans un autre congrès, a dit de même : « cet existentialisme n'est pas une philosophie, mais l'envers d'une religion ».

L'expérience mystique des saints est, dit saint Thomas : quædam inchoatio beatitudinis æternæ[77]. Au contraire, l'expérience de nausée et de désespoir de l'existentialisme athée est quædam inchoatio dam­nationis æternæ ; c'est aussi une preuve par l'absurde de l'existence de Dieu et de la crédibilité des mys­tères du Christianisme. En elle se réalise ce que saint Thomas, après avoir traité du don de sagesse, dit de la sottise spirituelle[78], qui juge de tout, non pas par la cause suprême et la fin ultime, mais par ce qu'il y a de plus inférieur et de plus mauvais, par les satisfactions de notre concupiscence et de notre orgueil.

Si, en effet, les premiers principes rationnels (de contradiction, d'identité, de raison d'être, de causa­lité efficiente, de finalité) n'ont pas de valeur onto­logique, s'ils ne sont pas des lois de l'être extra­mental, si par suite l'existence du vrai Dieu distinct du monde (comme sa cause suprême et sa fin dernière) ne peut être prouvée ; et s'il n'y a pas non plus de signes certains de l'origine divine du Christia­nisme et de sa valeur de vie, que reste-t-il, sinon l'angoisse devant les maux qui nous menacent, la nausée universelle et le désespoir. Il ne reste plus qu'à dire que le monde et la vie humaine sont absurdes, ou contradictoires. Alors il ne reste plus qu'à nier la valeur du principe de contradiction, « sans lequel, disait Aristote[79], ne subsiste aucun langage, intelligible, aucune essence ou nature, aucune identité, ni diversité, aucune vérité, aucune connaissance même probable, aucun désir, aucune action, aucune différence entre une erreur minime et une erreur énorme ». On aboutit donc ainsi à une preuve par l'absurde de l'existence de Dieu; il faut admettre ou bien le vrai Dieu, ou bien l'ab­surde à la racine de tout, c'est-à-dire non plus l'existentialisme, mais le nihilisme absolu, intel­lectuel et moral.

Sur ces points capitaux tous les hommes de bonne volonté peuvent se mettre facilement d'accord, en commençant par s'accorder sur notre première connaissance intellectuelle de l'être extramental.

A ce sujet nous voudrions rappeler ce qu'est pour saint Thomas notre toute première appréhension intellectuelle de l'être, et ce qu'est, sitôt après, selon lui, notre premier jugement d'existence ; quel est l'objet de ce premier jugement d'existence ?

 

 

Il y a dans cette question quelque chose de mysté­rieux si l'on fait bien attention, comme saint Thomas, à la distance sans mesure qui sépare l'intelligence humaine des sens, quoique ceux-ci lui fournissent la matière de sa considération. Dès lors on peut se demander si notre premier jugement intellectuel d'existence n'est pas précédé par un jugement improprement dit, purement empirique, des sens externes, et aussi du sens interne le plus élevé appelé par saint Thomas, après Aristote, la cogi­tative.

La difficulté apparaît plus encore si l'on se rappelle que pour saint Thomas[80], notre intelligence, ayant pour objet l'universel abstrait des choses sensibles, ne connaît pas directement le singulier matériel extramental, mais seulement indirecte, quasi per quamdam reflexionem. Saint Thomas dit plus expli­citement[81] :

Et sic mens singulare (materiale) cognoscit per quamdam reflexionem, prout scil. mens cognoscendo objectum suum, quod est aliqua natura universalis, redit in cognitionem sui actus et ulterius in speciem quæ est actus sui principium, et ulterius in phantasma a quo species est abstracta, et sic aliquam cogni­tionem de singulari (materiali) accipit.

 

C'est le mystère du composé humain dans lequel sont unis l'esprit et le corps, l'intelligence et les sens. Ce mystère n'existe pas pour l'ange qui est esprit pur, ni pour l'animal qui est sans intelligence. C'est là un mystère d'ordre naturel, mais pourtant si grand que, si l'on faisait abstraction de l'existence du genre humain, et si l'on se posait à priori la question : est-il possible que Dieu réunisse en une seule et même nature l'esprit et le corps ? cette question serait fort difficile à résoudre. Mais, en fait, l'homme existe, et alors on se demande 1° quel est le. premier objet connu par son intelligence et 2° quel est son premier jugement d'existence. La seconde de ces deux questions est plus complexe que la première, nous allons le voir.

 

A la première saint Thomas, parlant de la pre­mière appréhension intellectuelle qui précède, au moins d'une priorité de nature, le jugement intel­lectuel, répond : Ia, q. 5, a. 2. :

Primo in conceptione intellectus cadit ens, quia secundum hoc unumquodque cognoscibile est in quan­tum est in actu (et non in potentia) ut dicitur in IX Met. ; unde ens est proprium objectum intellectus, et sic est primum intelligibile, sicut sonus est primum audibile (et sicut coloratum est primum visibile pro oculo vivo).

 

De même Ia IIae, q. 94, a. 2 :

Illud quod primo cadit in apprehensionem est ens, cujus intellectus includitur in omnibus quæcumque quis apprehendit. Et ideo primum principium inde­monstrabile est quod non est simul affirmare et negare (seu : ens non est non-ens), quod fundatur supra rationem entis et non-entis ; et super hoc principio omnia alia fundantur, ut dicit Philosophus, in IV Met., c. 4.

 

Item De Veritate, q. 1, a. 1

Illud quod primo intellectus concipit quasi notissi­mum et in quo omnes conceptions resolvit est ens.

 

Item Contra Gentes, l. II, c. 83, circa finem :

Unius virtutis oportet esse naturaliter unum objec­tum (specificativum), sicut visus colorem et auditus sonum. Intellectus igitur est unum naturale objectum, cujus per se et naturaliter cognitionem habet, scil. ens intelligibile.

 

Cf. Ia, q. 12, a. 4, qui peut se résumer ainsi :

Et intellectus humanus, ut humanus, primo cognoscit ens intelligibile rerum sensibilium, sic differt ab intellectu divino cujus objectum proprium est essentia divina, et ab intellectu angelico, cujus objectum proprium est essentia angeli[82].

 

Ainsi l'objet de notre toute première appré­hension ou conception intellectuelle, c'est l'être intelligible des choses sensibles, ens intelligibile rerum sensibilium, et l'ens ce n'est pas l'existence, ni précisément l'essence (id quo aliquid est lapis vel lignum) ; c'est id quod est vel esse potest : ce qui est ou peut être, l'être réel soit actuellement existant, soit possible. Mais la conception de l'être n'affirme pas encore son existence actuelle dans un objet singulier et matériel, par exemple dans une pierre ou dans un fruit. Cette première appréhension ou conception intellectuelle est encore très confuse, mais très précieuse, l'animal ne peut l'avoir; elle contient en germe la métaphysique ou science humaine de l'être comme être. Cette première appréhension contient implicitement deux juge­ments qu'elle précède selon une priorité de nature : 1° l'être n'est pas le non-être (principe de contra­diction ou principe d'identité : ce qui est est ; ce qui n'est pas, n'est pas) et 2° cet être existe (moi j'existe, la terre qui me porte existe, l'aliment dont je me nourris existe).

Il faut remarquer que, lorsque saint Thomas parle de notre toute première appréhension intellectuelle (qui précède selon une priorité de nature le premier jugement d'existence), il écrit toujours : « intellectus noster primo apprehendit, concipit », il ne dit pas encore judicat (cf. les textes que nous venons de citer).

 

 

Mais alors quel est pour saint Thomas notre tout premier jugement intellectuel d'existence et ne présuppose-t-il pas, selon lui, un double juge­ment empirique du sens externe et de ce sens interne appelé la cogitative ? La question est plus complexe et plus mystérieuse qu'au premier abord, si l'on fait attention à la distance qui sépare l'esprit et le corps dans l'unité de nature du composé humain, à la distance sans mesure qui existe entre l'intelligence et les sens.

A cette question ainsi posée on trouve chez saint Thomas une réponse profonde qui distingue le jugement empirique du sens externe, le jugement empirique plus élevé de la cogitative, le jugement proprement dit ou intellectuel de notre intelligence.

a) En effet, le sens externe de la vue par lequel nous voyons sensiblement le coloré actuellement existant, juge d'une façon improprement dite et empirique de celui-ci, sans atteindre pourtant formellement l'existence, mais seulement d'une façon matérielle dans le coloré existant. Saint Thomas dit de fait dans De Veritate, q. 1, a. 9 :

Veritas est in sensu sicut consequens actum ejus ; dum scil. judicium sensus est de re secundum quod est ; sed tamen non est in sensu sicut cognita a sensu ; si enim sensus vere judicat de rebus, non tamen cognoscit veritatem qua vere judicat ; quamvis enim sensus cognoscat se sentire, non tamen cognoscit naturam suam, et per consequens nec naturam sui actus, nec proportionem ejus ad res, et ita nec veritatem ejus.

 

En cela le sens diffère immensément de l'intelli­gence, même de la dernière des intelligences, celle de l'homme, car le sens ne peut pas connaître sa propre nature, mais seulement le fait qu'il sent, et à cause de l'organe dont il dépend intrinsèquement il n'est pas capable de la réflexion par laquelle il connaîtrait la nature même de son acte.

Cependant les sens externes, par exemple celui de la vue, ont une intuition sensible qui se termine à l'objet sensible présent et donc existant, au coloré existant, non pas formellement comme existant, mais comme coloré.

 

 

b) La cogitative qui est le plus élevé des sens internes juge empiriquement, non pas seulement du coloré comme la vue, ou du sonore comme l'ouïe, mais de tout le singulier matériel directement connu par elle, par exemple de tel homme singulier, Callias, qui vient vers nous et nous parle.

Saint Thomas dit dans le De Anima, l. II, c. 6, lect. 13, là où il explique profondément ce qu'est le sensibile per accidens, qui est de soi intelligible, mais immédiatement connu par l'intelligence à la présen­tation d'une chose sensible, avant tout raisonne­ment. Il dit :

Quod sensu proprio non cognoscitur, si sit aliquid universale, apprehenditur intellectu ; non tamen omne quod intellectu apprehendi potest in re sensibili, potest dici sensibile per accidens, sed quod statim ad occursum rei sensatæ apprehenditur intellectu. Sicut statim cum video aliquem loquentem, vel movere seipsum, apprehendo per intellectum vitam ejus, unde possum dicere, quod video eum vivere. - Si vero apprehendatur in singulari, ut puta cum video colo­ratum, percipio hunc hominem vel hoc animal, hujusmodi quidem apprehensio in homme fit per vim cogita­tivam, quæ dicitur etiam ratio particularis, eo quod est collativa intentionum individualium, sicut ratio universalis est collativa rationum universalium.

 

Et comme l'intuition sensible du sens externe, par exemple de la vue, a été appelée par saint Thomas un jugement (judicium sensus), jugement improprement dit et empirique, il faut en dire autant de l'appréhension ou saisie qui est l'acte de la cogitative[83]. C'est le plus élevé des sens internes, qui étant chez l'homme immédiatement subordonné à la raison, s'appelle raison particulière, ou cogitative, tandis que chez l'animal le plus élevé des sens internes s'appelle estimative ou. instinct[84]. Cf. Ia, q. 78, a. 4 :

Sic ovis videns lupum venientem fugit non propter indecentiam coloris vel figuræ, sed quasi inimicum naturæ. Item, (dit-il ailleurs) ovis cognoscit agnum non ut ens, non ut aliquod individuum alicujus speciei : sed ut lactabile.

 

Il y a là un jugement improprement dit ou em­pirique, qui chez l'homme dépend de la cogitative, et chez l'animal de l'estimative ou instinct (cf. Tabu­la aurea operum S. Thomæ, ad verba : cogitativa, æstimativa).

c) Enfin notre intelligence, par réflexion sur son acte, connaît la nature de celui-ci et sa conformité au réel extramental, elle connaît aussi indirectement le singulier matériel (d'où elle abstrait ses idées universelles), par suite elle juge intellectuellement de son existence, par un jugement proprement dit et non plus seulement empirique. Ce jugement suit immédiatement la première appréhension ou con­ception de l'être intelligible, de telle sorte que cette conception n'a sur ce jugement qu'une priorité de nature et non pas de temps. Mais il faut avoir la notion de l'être opposé au néant, pour juger que quelque chose est, ou existe actuellement, comme il faut avoir la notion du bien pour juger qu'une chose est bonne.

Tout cela peut paraître fort compliqué, mais finalement s'exprime d'une façon simple et certaine, par exemple : lorsque je juge que j'existe, que la terre qui me porte et l'aliment qui me nourrit existent manifestement eux aussi[85]. De même, quoique le composé humain ou l'union en une même nature de l'esprit et du corps reste bien mysté­rieux, nous en donnons une expression simple et certaine en disant : « l'homme est un animal raison­nable ». Le verbe être, que le sens commun distingue du verbe avoir et dont il connaît les modes (l'indi­catif, le conditionnel, l'impératif, le subjonctif, l'infinitif), les temps (le présent, le passé et ses diverses formes, le futur simple et le futur anté­rieur), est d'un usage courant qui paraît fort simple et qui est très certain ; cependant la connaissance profonde du verbe être, son opposition avec le verbe avoir, n'est accessible qu'au métaphysicien, et celle du futur conditionnel contient un mystère. qui n'a été approfondi que par les théologiens dans leurs études sur la prescience des futurs libres conditionnels.

Le sens commun ne sait pas qu'il est une ontologie rudimentaire, et qu'il contient virtuellement des richesses inestimables, elles sont en lui comme le diamant dans la gangue d'où il faut l'extraire. Si Adam, dans l'état de justice originelle, n'avait reçu de Dieu que la connaissance profonde du verbe être, de ses modes, de ses temps, de son opposition au verbe avoir, il aurait eu déjà une connaissance des plus précieuses et aurait bien vu que Dieu seul est l'Être même, que Dieu seul est « Celui qui est » tandis que les créatures, si hautes soient-elles, ne sont pas l'être, l'existence même, mais qu'elles ont l'existence, parce qu'elles y participent et l'ont reçue de Dieu. C'est là la connaissance profonde du principe de causalité : tout ce qui est contingent demande une cause, et en dernière analyse une cause incausée qui n'a pas seulement l'être et l'agir, mais qui est l'être et l'agir, et qui seule peut dire « Ego sum qui sum ».

Bref : le langage courant, qui utilise constamment les verbes être et avoir, contient des profondeurs qui ne sont connues que du philosophe, et dont le mystère ne doit pas nous faire douter des certi­tudes de la raison naturelle ou sens commun, mais nous en montre mieux la valeur.

On a dit que le langage est une « psychologie pétrifiée ou cristallisée », il est aussi une ontologie rudimentaire ; c'est surtout vrai si l'on pense au verbe être et, par rapport à lui, aux trois personnes (je, tu, il), à la signification profonde du nom substantif, de l'adjectif et des adverbes, comme l'a montré Aristote au début du Perihermenias, pour traiter de la nature du jugement, soit du jugement de prédication (cet homme est cultivé) soit du jugement d'existence (Callias existe actuellement).

Les textes de saint Thomas que nous avons cités montrent que pour lui notre premier jugement d'existence est assez complexe, bien plus qu'il ne l'est dans l'ange ou en Dieu ; cela tient à la complexité du composé humain, à la multiplicité de ses facultés de connaissance : sens extérieurs, sens internes, intelligence. Il y a donc chez nous un premier jugement d'existence tout empirique qui est celui des sens externes, par exemple de la vue, puis un jugement d'existence encore empirique qui appartient à la cogitative, et enfin un jugement proprement dit ou intellectuel qui atteint l'existence non plus matériellement comme les sens, mais for­mellement : « cet objet existe ». Le métaphysicien dira plus explicitement : « cet objet existe en dehors de ses causes et du néant, il faut dire de lui qu'il est, car la première notion de notre intelligence, celle de l'être, signifie ce qui est actuellement ou peut être[86] ».

On distingue ensuite l'être réel (soit actuel, soit possible) de l'être de raison qui peut être pensé (comme l'universalité de nos idées) mais qui ne peut pas exister formellement en dehors de l'esprit. Ce qui peut exister, ce n'est pas l'humanité en général, c'est tel et tel homme.

Malgré la complexité des problèmes relatifs à l'être, examinés en métaphysique, ces jugements d'exis­tence sont certains : « j'existe comme sujet pensant, et le monde extérieur existe ».

 

 

Pour finir, il nous reste à examiner trois diffi­cultés.

 

Première difficulté. - Est-ce que, à proprement parler, notre intelligence juge avec réflexion de l'existence d'un objet extramental (par exemple, de la nourriture que nous allons prendre) avant de juger de la vérité du principe de contradiction et de l'existence du sujet pensant ou de notre moi ?

D'après les textes de saint Thomas que nous avons cités nous répondons négativement. D'après ces textes notre intelligence en abstrayant des choses sensibles par la lumière de l'intellect agent l'idée d'être, conçoit l'être (ce qui est ou peut être) et son opposition au néant, et c'est déjà connaître le prin­cipe de contradiction : l'être n'est pas le non-être ; mais ce principe n'est pas encore un jugement d'existence, il énonce seulement la loi fondamen­tale du réel..

L'erreur de Parménide, renouvelée par Spinoza et dans une mesure par les ontologistes, fut de con­fondre l'être en général avec l'être divin et de formu­ler le principe de contradiction comme un jugement d'existence : « L'être existe, le non-être n'est pas ». Il fallait dire seulement : « l'être n'est pas le non-­être » ou « ce qui est, est ; ce qui n'est pas, n'est pas » comme on dit : « le bien est le bien, le mal est le mal » pour dire qu'ils s'opposent. Ce ne sont pas des jugements d'existence, ils n'affirment pas encore que quelque chose existe, ils portent sur la nature des choses, ils énoncent une loi, mais une loi qui n'est pas seulement une loi logique de l'esprit (comme celles du syllogisme), c'est une loi ontolo­gique ou du réel : le réel ou l'être intelligible ne peut être absurde ou impensable, et il le serait s'il n'y avait pas d'opposition de contradiction entre l'être et le non-être absolu ou le néant. Notre intelligence connaît donc au moins confusément le principe de contradiction, impliqué dans la notion de l'être opposé au néant, avant d'affirmer que quelque chose est, par exemple que la nourriture que nous allons prendre existe véritablement en dehors de notre esprit.

De plus, selon saint Thomas[87], le jugement intel­lectuel qui connaît non pas seulement une chose vraie, mais sa propre vérité, suppose une réflexion sur le sujet pensant et la nature de son acte :

In intellectu veritas est sicut consequens actum intellectus et sicut cognita per intellectum ... secun­dum quod intellectus reflectitur supra actum suum ... et cognoscit proportionem ejus ad rem...

 

A ce point de vue notre connaissance réfléchie d'un être extramental comme tel, suppose la connaissance du sujet pensant, selon une priorité non de temps mais de nature.

Auparavant notre intelligence connaît l'être en général sans distinguer encore explicitement le mental et l'extramental, le moi et le non-moi.

Enfin, selon saint Thomas[88], notre intelligence ne connaît pas directement le singulier matériel, mais indirectement par réflexion sur son acte et sur ses idées abstraites des choses sensibles.

Il est donc certain que, pour saint Thomas, notre intelligence conçoit d'abord l'être opposé au néant, par une notion abstraite des choses sensibles, cette conception s'accompagne de la connaissance confuse du principe de contradiction et d'un jugement spon­tané implicite ou confus sur l'existence du réel : « quelque chose existe », et c'est seulement ensuite (selon une postériorité de nature) que vient le jugement intellectuel réfléchi sur le sujet pensant, puis sur l'être extramental, opposé au mental.

Sitôt après la première appréhension intellectuelle de l'être intelligible des choses sensibles, il y a un jugement intellectuel au moins implicite, ou même explicite mais confus et spontané, non réfléchi, celui-ci : l'objet directement connu par les sens (le coloré étendu, résistant, sonore) existe. Ce jugement spontané est la suite immédiate de la première appréhension intellectuelle de l'être et il se prolonge par l'intuition sensible. De la sorte l'objet extérieur n'est pas encore jugé explicitement comme extra­mental.

 

 

Deuxième difficulté. - La première appréhension ou conception de l'être en général précède-t-elle purement et simplement notre tout premier juge­ment intellectuel d'existence ?

Selon saint Thomas, la réponse est affirmative, car ce jugement (2e opération de l'esprit) présuppose la notion de l'être (connu par la première opération de l'esprit) ; cependant, avons-nous dit, il n'est pas nécessaire qu'il y ait ici une priorité de temps, il suffit d'une priorité de nature. Ainsi la connaissançe du bien est prérequise à l'amour du bien : nihil volitum nisi præcognitum.

Mais, n'oublions pas que la première appréhen­sion intellectuelle de l'être est précédée elle-même du jugement empirique du sens externe et de celui de la cogitative, comme nous l'avons dit plus haut.

 

 

 

Troisième difficulté. - Est-ce que la connaissance intellectuelle de l'être et de son opposition au néant précède le cogito ?

Selon la doctrine de saint Thomas, la réponse affirmative, pour nous, n'est pas douteuse, car l'être intelligible opposé au néant est l'objet formel de l'intelligence, et chaque faculté atteint tout d'abord son objet formel et ensuite, par lui, les autres objets, comme la vue atteint d'abord le coloré et par lui l'étendue, la figure des corps etc.[89]. De même, l'être intelligible est l'objet premier de l'intelligence, comme intelligence, et l'être intelli­gible des choses sensibles est l'objet propre de l'intel­ligence humaine, comme humaine.

Ainsi la connaissance de l'être opposé au néant précède le cogito.

 

Objection. - L'opposition entre l'être et le néant est connue par le principe de contradiction, or celui-ci est un jugement, et pour saint Thomas, tout jugement intellectuel proprement dit, posé par le sujet pensant, suppose que ce sujet pensant se connaît lui-même. Donc le cogito est antérieur à la certitude du principe de contradiction, comme le disent généralement les cartésiens.

Cette objection est vraie de tout jugement qui est à proprement parler réfléchi, non pas du jugement spontané, surtout s'il est encore confus. Aussi, la première connaissance spontanée et confuse du principe de contradiction précède le cogito ; bien plus. celui-ci ne. serait pas ferme, si l'on doutait de la vérité du principe de contradiction ; car, il se pourrait peut-être que simultanément je pense et ne pense pas, que j'existe et que je n'existe pas. Il se pourrait qu'il n'y ait qu'une impersonnelle pensée qui émerge à peine de l'inconscience, et alors il faudrait se contenter de dire impersonnelle­ment : « il pense, semble-t-il », comme on dit « il pleut ».

Mais le principe de contradiction n'a sur le cogito qu'une priorité de nature, non de temps.

Si l'on veut admettre une priorité du cogito par rapport à ce premier principe, elle ne peut être une priorité proprement dite (simpliciter) dans l'ordre de la cause formelle ou de l'objet ou de la fin, mais seulement une priorité relative (secundum quid) dans l'ordre de la causalité matérielle ou dispositive.

Ainsi, dans le désir du souverain bien, je désire d'abord le bien (objet de ce désir) et je le désire à moi (comme au sujet qui sera perfectionné par la possession de ce bien)[90]. Cette distinction est capitale dans le problème de la connaissance comme dans celui de l'amour. C'est pourquoi saint Thomas dit, en parlant de l'ordre de la charité : « in ordine dilec­tionis oportet quod post Deum, homo maxime diligat seipsum[91] ».

Si l'homme s'aimait d'abord comme objet premier de sa volonté, il ne pourrait aimer Dieu qu'en le subordonnant à soi. De même si le « cogito » était l'objet premier de notre intelligence, elle ne pourrait jamais atteindre l'être extramental par une con­naissance vraiment certaine et devrait recourir, comme Descartes, à un postulat, par exemple à celui de la véracité de Dieu qui a créé nos facultés pour la connaissance du vrai. Mais alors comment prouver l'existence de Dieu sans pétition de prin­cipe ?

Il suit de là que notre premier jugement d'exis­tence présuppose la connaissance confuse du principe de contradiction, et que la négation ou la mise en doute de la vérité de ce premier principe serait, comme l'a montré Aristote[92], la mort de l'intelligence. Protagoras lui-même ne peut douter de ceci : « Protagoras ne peut pas être en même temps Protagoras et ne pas l'être ». Cette vérité primordiale est présupposée par notre premier jugement d'existence, qui sans elle perdrait toute consistance et toute fermeté et ne serait plus dès lors véritable­ment certain[93].

On saisit mieux maintenant la doctrine de saint Thomas sur la première appréhension de l'être intelligible et sur notre premier jugement d'exis­tence.

Revenons de ce point de vue à l'immutabilité du dogme.

 

 

[modifier]

CHAPITRE III - L'IMMUTABILITÉ DU DOGME SELON LE CONCILE DU VATICAN

 

Ce chapitre a pour but de montrer la nécessité de maintenir la définition traditionnelle de la vérité telle que nous l'avons défendue avec saint Thomas dans tout le cours de cet ouvrage, surtout dans la dernière partie, p. 619-656.

En ce temps de relativisme universel, il importe grandement de rappeler ce qui a été défini par le Concile du Vatican contre le relativisme de Guenther, dans lequel le Concile relève une erreur des plus graves ; elle est même, avons-nous dit, plus grave qu'une hérésie particulière, car elle ne porte pas seulement sur un ou plusieurs dogmes, mais elle s'étend à tous, et conduit finalement au rationalisme même, sous une de ses formes les plus inconsistantes.

 

La théorie guenthérienne: les dogmes sont infailli­blement vrais, mais seulement d'une vérité relative à l'état de la science et de la philosophie au moment de la définition[94].

Guenther se distinguait des purs rationalistes parce qu'il admettait l'origine divine du Chritianisme et une certaine infaillibilité de l'enseigne­ment de l'Église. Mais il entendait cette infaillibilité de telle manière que sa conception du développe­ment du dogme ne différait guère de celle des ratio­nalistes proprement dits ; sa doctrine est vraiment un semi-rationalisme, son idée-mère est que la raison est capable de démontrer par ses propres principes toutes les vérités révélées par Dieu[95]. Pour justifier cette nouvelle manière de voir, il dut interpréter les dogmes d'une façon nouvelle en opposition avec les affirmations des Apôtres et les définitions de l'Église.

De graves objections évidemment lui furent faites, il crut en trouver la solution dans le principe suivant : La raison ne peut démontrer les dogmes révélés qu'après de longs efforts pour se les assimiler. L'intelligence de ces données révélées avait été très imparfaite chez les Apôtres et dans les premiers Conciles, dont l'infaillibilité n'avait servi qu'à faire le meilleur choix possible parmi les interprétations régnantes. Les interprétations proposées infaillible­ment par l'Église avaient toujours été celles qui s'harmonisaient le mieux avec la culture scientifique, philosophique et théologique de l'époque. Toutes ces interprétations conciliaires avaient été les meilleures au moment de leur définition ; mais avec le progrès des sciences, de la philosophie et de la théologie critique, elles devaient être remplacées par d'autres, qui se rapprocheraient de la vérité absolue et seraient plus conformes aux lumières naturelles de la raison ; celle-ci parviendrait ainsi peu à peu à démontrer toutes les vérités révélées et à les rattacher à l'ordre des vérités philosophiques.

Ainsi pour Guenther le Concile d'Éphèse avait défini, selon la psychologie de cette époque, qu'il n'y a qu'une personne en Jésus-Christ. Cela renfer­mait une part de vérité, car l'humanité du Christ a été unie au Verbe de Dieu dès qu'elle a existé. Mais suivant la philosophie moderne qui fait con­sister la personnalité en la conscience de soi, il faut admettre en Jésus-Christ deux personnes, la divine et l'humaine, car il y a en lui deux consciences. De la sorte la sainte âme du Christ n'était unie au Verbe que par la connaissance et l'amour, comme les saints, mais à un degré plus élevé et dans une subordination plus intime. Du même point de vue, Guenther appelait le Concile de Trente, une sorte d'intérim entre les Conciles anciens et les temps modernes, et il ajoutait qu'on ne pouvait savoir s'il serait remplacé par du définitif.

Comme le dit A. Vacant, op. cit., t. II, p. 284, « il distinguait dans la révélation chrétienne d'une part les éléments historiques qu'on doit croire à cause de l'autorité de Dieu, alors même qu'on n'en comprendrait pas le comment, et d'autre part l'intelligence de ces éléments qui consisterait, suivant lui, à en saisir le pourquoi ». Finalement « il faisait de cette intelligence l'œuvre de la raison et la sou­mettait à des changements continuels et profonds ». Comme le dit A. Vacant, loc. cit., « Il ne voyait ainsi dans la révélation qu'une sorte d'écorce formée d'éléments historiques ». Dès lors l'objet premier de la Révélation divine n'était plus Dieu même, ses perfections infinies, sa vie intime et ses rapports avec nous en vue de la vie éternelle. La révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament ne portait que sur des faits historiques, dont la raison humaine cherche le pourquoi. A. Vacant conclut justement, ibid. : « La doctrine chrétienne cessait, par le fait même, d'être divine et surnaturelle dans son fonds. Il n'y avait de divin et de surnaturel que le canal de l'histoire sacrée, des enseignements apostoliques et des définitions ecclésiastiques... qui lui assuraient, non pas une vérité et une perfection absolue, mais une vérité et une perfection relatives et transitoires ». On arrivait ainsi au relativisme.

Cette théorie, comme le remarque le cardinal Franzelin[96], substituait à l'autorité des Conciles l'action de ceux qui cultivent les sciences d'ordre naturel ; les progrès ou prétendus progrès de la philosophie devenaient la cause principale de l'explication du dogme ; et le Saint-Esprit n'intervenait que pour donner à cette explication une infaillibilité transi­toire, dans l'état actuel de la science. De plus Guenther était ainsi conduit à admettre un accrois­sement de la tradition considérée objectivement ; le dogme n'était plus immuable en soi, il se développait en lui-même comme la philosophie. Au contraire l'Église avait toujours dit : le dogme est en soi immuable, et il n'y a de progrès que quoad nos, dans la connaissance de plus en plus explicite que nous avons du dogme ; celui-ci n'est pas perfec­tionné en lui-même comme une science humaine qui se développe intrinsèquement.

 

 

Définitions du Concile du Vatican sur la vérité absolue et immutable des dogmes.

Le Concile du Vatican, parmi les erreurs de Guenther, a condamné les deux principales en définissant : 1° que la doctrine révélée n'est pas une théorie philosophique à parfaire, et 2° que le sens des enseignements de l'Église ne saurait changer. Nous devons rappeler ici des choses élémentaires un peu oubliées aujourd'hui.

Selon le Concile, qu'est-ce qu'un dogme ? Il le définit en disant : « On doit croire de foi divine et catholique toutes les vérités qui se trouvent contenues dans la parole de Dieu écrite ou transmise par la Tradition et que l'Église propose comme devant être crues en tant que divinement révélées, qu'elle fasse cette proposition par un jugement solennel ou par son magistère ordinaire et universel ». Cf. Denzinger, n. 1792, et A. Vacant, Études sur le Concile du Vatican, t. II, p. 82 ss.

Le Concile a défini en outre l'immutabilité des dogmes comme il suit : Voici la traduction du Concile, sess. III, Constitutio de fide catholica, c. 4, De fide et ratione, fin (Denz., 1800) : « En effet, la doctrine de la foi révélée par Dieu n'a pas été proposée à l'esprit humain, comme une découverte philosophique qu'il avait à perfectionner ; mais elle a été confiée à l'épouse du Christ comme un dépôt divin qu'elle doit garder fidèlement et déclarer infailli­blement. C'est pourquoi on doit aussi conserver perpétuellement aux dogmes sacrés le sens fixé par la première déclaration de notre sainte Mère l'Église et il n'est jamais permis de s'écarter de ce sens sous l'apparence et le prétexte d'une intelligence plus élevée. « Qu'il y ait donc accroissement, qu'il y ait progrès en étendue et pénétration dans l'intelligence, la science, la sagesse de chacun et de tous, de l'homme individuellement et de l'Église tout entière, suivant le cours des âges et des siècles : mais que ce soit exclusivement dans son genre, c'est-à-dire dans le même dogme, le même sens, la même sentence » (Saint Vincent de Lérins, Commonitorium, n. 28, ML, 50, 668, c. 23).

Le Canon III, qui correspond à cette déclaration, porte : « Anathème à qui dirait qu'il peut se faire qu'eu égard au progrès de la science, on doive quelquefois attribuer aux dogmes proposés par l'Église un autre sens que celui qui a été compris par l'Église » (Denz. 1818).

 

 

Comme le dit A. Vacant, op. cit., p. 286 : « Pour tomber sous l'anathème du Concile et se rendre coupable d'hérésie, il suffit de prétendre qu'en raison des progrès de la science, il y a lieu d'attri­buer quelquefois aux dogmes proposés par l'Église un autre sens que celui qu'elle leur a donné et leur donne ».

Cet enseignement du Concile est d'ailleurs, comme le note le même théologien, « la conséquence de la nature de la vérité et de l'infaillibilité ».

La vérité d'une affirmation ne consiste point, en effet, dans sa conformité avec les connaissances humaines de chaque époque ; elle consiste dans sa conformité avec la réalité des choses. Si ce que nous affirmons est, notre affirmation est vraie.

Même, si cette affirmation est celle d'un fait con­tingent, déjà arrivé comme celle-ci : « Le Messie est né à Bethléem », il restera toujours vrai que ce fait a eu lieu, que le Messie est né à Bethléem[97]. Il restera toujours vrai qu'il est mort sur la croix pour notre salut. Et s'il s'agit d'une vérité qui domine l'espace et le temps, qui abstrait ab hic et nunc, comme celle-ci « la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification, ou ce qui nous fait justes aux yeux de Dieu, qu'il s'agisse d'un enfant baptisé ou d'un adulte », cela restera toujours vrai, immuablement.

De plus l'infaillibilité de Dieu et celle qu'il a communiquée aux Apôtres et à l'Église, consiste à ne point pouvoir tomber dans l'erreur. Les défini­tions infailliblement proposées par l'Église ne sauraient donc être des erreurs, et ne sauraient jamais devenir des erreurs, puisque la vérité est de soi immuable. D'elles se vérifie la parole du Sauveur : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Matth., XXIV, 35). Par exemple La définition du Concile d'Éphèse relative à l'unité de personne en Jésus-Christ n'est pas moins vraie aujourd'hui et pour toujours qu'elle ne l'était quand elle fut prononcée. La doctrine de l'union hyposta­tique ne saurait changer, elle pourra être proposée d'une façon plus explicite contre de nouvelles erreurs, mais elle ne changera pas ; ce que l'Église a affirmé infailliblement ne saurait changer de sens[98].

 

 

Il faut ajouter, comme le remarque A. Vacant, op. cit., II, p. 288, que « les expressions dont se sert le Concile établissent que l'Église ne retranche jamais rien à la doctrine chrétienne et qu'elle n'y ajoute non plus aucun élément ». En effet, cette doctrine, selon le Concile, est un dépôt divin confié à l'Église pour qu'elle le garde fidèlement (ne le laisse pas perdre ou tomber dans l'oubli) et pour qu'elle l'expose infailliblement « doctrina tanquam divinum depositum Christi Sponsae tradita, fideliter custodienda et infallibiliter declaranda ». Le déposi­taire, ce n'est pas la raison privée des philosophes chrétiens si pénétrants qu'ils soient, c'est la Sainte Église instituée par Dieu et son Christ, avec l'assis­tance spéciale promise à Pierre, à ses successeurs et aux Évêques qui lui sont soumis (Matth., XVI, 8 ; XXVIII, 19, 20). L'Église ne peut donc rien perdre du dépôt divin qu'elle doit fidèlement garder.

Elle ne peut non plus ajouter à ce dépôt divin aucune doctrine étrangère. Ces éléments nouveaux ne pourraient, en effet, provenir que, soit de révéla­tions nouvelles (lesquelles ne font pas partie de ce dépôt divin), soit de découvertes toujours faillibles de l'esprit de l'homme.

Ce point de doctrine a été confirmé par la condam­nation de ces propositions modernistes : « Revelatio, objectum fidei catholicæ constituens, non fuit cum Apostolis completa » (Denz., 2020). « Dogmata, sacramenta, hierarchia, tum quod ad notionem tum quod ad realitatem attinet, non sunt nisi intelli­gentiæ christianæ interpretationes evolutionesque, quæ exiguum.germen in Evangelio latens externis incrementis auxerunt perfeceruntque » (Denz., 2054). « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quæ cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur » (Denz., 2058). Contrairement à ces propositions condamnées : selon l'Église, la Révélation, qui constitue l'objet de la foi catholique, est clause après la mort du dernier des Apôtres ; les dogmes ne sont pas seulement des interprétations de l'intelligence chré­tienne, mais des vérités immuables.

L'approbation que l'Église accorde parfois à certaines révélations privées, comme celles relatives au culte dû au Sacré-Cœur, apporte uniquement la garantie que ces révélations ne renferment rien qui soit contraire à la doctrine chrétienne et qu'elles peuvent être crues sans manquer aux règles de la prudence et de la piété ; mais cette, approbation ne fait pas entrer ces révélations privées dans la doctrine de l'Église.

A plus forte raison, selon l'Église, la doctrine chrétienne n'est point proposée aux hommes pour recevoir d'eux des perfectionnements comme une théorie philosophique. Les hommes altéreraient la nature du dépôt divin, s'ils essayaient de le complé­ter. « C'est pourquoi, dit A. Vacant, loc. cit., p. 292, ce dépôt a été confié, non pas aux philosophes et aux savants, mais à l'Église... L'assistance qui lui est donnée par Dieu nous est un sûr gage... qu'elle ne nous présentera jamais la doctrine d'un homme comme étant la doctrine divine du Christ. » Ce serait contraire à l'unité de la foi qui unit les fidèles de tous les temps et de tous les lieux. Pour cette unité de foi proclamée par saint Paul (Éphés., IV, 4-6), il suffit que les principales vérités révélées soient crues explicitement et les autres implicitement.

 

Le progrès dans la connaissance du dogme.

La doctrine révélée est d'une fécondité inépuisable et elle reste toujours vivante, on peut toujours l'approfondir, et découvrir en elle des aspects qui n'étaient encore qu'implicitement connus. Ainsi la connaissance du dogme progresse, quoiqu'il soit immuable en lui-même, et elle a progressé en étendue, en clarté, en certitude, par exemple par la proclama­tion infaillible des dogmes de l'Immaculée Concep­tion et de l'infaillibilité du Pape lorsqu'il parle « ex cathedra ».

Ce progrès dans la connaissance du dogme s'accomplit surtout dans la lutte contre les erreurs et les hérésies, que Dieu permet pour mettre en plus vive lumière la vérité comme il permet le mal pour un plus grand bien. Ce progrès se prépare par les études privées des théologiens, et pour répondre aux besoins des âmes au cours des âges.

A. Vacant remarque justement, loc. cit., p. 310 ss., que cette marche est ralentie ou accélérée, mais non renversée par les événements. On y voit la conduite de la Providence, et on peut y distinguer trois phases successives par les facteurs qui y concourent : la théologie positive des Pères, la théologie spécu­lative des Docteurs du moyen âge, la critique théologique des théologiens modernes. Les nouvelles méthodes se greffent sur les anciennes, mais ne doivent pas les faire disparaître, cela compro­mettrait l'unité dans le progrès, unité comparable, dit saint Vincent de Lérins, à celle d'un corps humain qui grandit. Les enseignements et les méthodes de chaque époque correspondent à ses besoins, à la nécessité de combattre tel ou tel genre d'erreurs.,

Ainsi la connaissance du dogme progresse pour chaque fidèle qui veut s'instruire, prier et mettre sa foi en pratique, et pour l'Église.

Saint Vincent de Lérins cité par le Concile dit que c'est un progrès « en intelligence, science et sagesse, par opposition à ceux qui cherchent chaque jour nouveautés après nouveautés, et, prétendent toujours ajouter, changer ou retrancher quelque chose à la religion »[99].

Dans ce progrès, pour l'Église elle-même, il y a d'abord (par exemple à raison d'une déviation qui paraît commencer en certains milieux) l'intelligence qu'il y a un point de doctrine à examiner. Ensuite la question est discutée, pour préparer et mûrir sa solution, par la science qui cherche ce qui sur ce point est conforme aux documents et à l'esprit de la tradition orthodoxe, comme il arriva pour la question du privilège de l'immaculée Conception. Enfin le point longuement examiné sera défini solen­nellement par un acte qui en fera un dogme de foi catholique ; en cette lenteur de l'Église à se prononcer définitivement dans les questions controversées on voit sa sagesse qui mesure et équilibre tous ses jugements pour en assurer l'harmonie. C'est bien, comme le disait saint Vincent de Lérins, le progrès en « intelligence, science et sagesse en gardant le même dogme, in eodem dogmate, le même sens, in eodem sensu, la même sentence ou affirmation, in eadem sententia ». Ce progrès sera un passage de l'implicite à l'explicite, comme on le voit par les travaux qui ont préparé la définition de l'Imma­culée Conception et, de celle de l'infaillibilité du Pape[100].

La science théologique peut continuer à progresser en clarté après la définition d'un dogme, en exami­nant de mieux en mieux ses rapports avec les autres vérités de foi et avec les certitudes de la raison. Ici encore on aura de plus en plus l'intelligence de chaque dogme, la science de ses rapports avec les autres, puis la sagesse ou la synthèse supérieure qui rattache tous les dogmes à Dieu sub ratione Deitatis, à sa vie intime.

 

 

A. Vacant, op. cit., t. II, p. 319, dit justement : « Les siècles où se développera la sagesse seront les siècles de haute spéculation et de grande foi, comme le XIIIe siècle... Les théologiens font même remarquer qu'aucune vérité n'appartient à la foi et à la théologie qu'autant qu'elle se rattache à Dieu, sub ratione Deitatis. Aussi la plus belle synthèse de la doctrine chrétienne, la Somme de saint Thomas d'Aquin, est-elle disposée en trois parties, où tous les dogmes de la foi sont ramenés à Dieu considéré comme principe, à Dieu considéré comme fin et à Dieu incarné pour nous ouvrir la voie surnaturelle qui mène à la possession de ce même Dieu. »

Les dons d'intelligence, de science et de sagesse ont contribué à cette grande synthèse qui procède manifestement de la contemplation des choses divines.

 

 

Conséquences de la doctrine du Concile.

Lorsque les théologiens sont amenés à se livrer surtout à des études de critique historique, ils accordent la plus grande attention aux règles de la méthode historique, ils le doivent. Encore le théologien doit-il être attentif à ne pas devenir un simple historien, comme si l'esprit philosophique et l'habitus de la science théologique n'étaient plus nécessaires pour lui. Il arriverait peu à peu par ce chemin à une position semblable à celle de Guenther qui, nous l'avons vu, ne voyait plus dans la révéla­tion qu'une sorte d'écorce des vérités philoso­phiques, écorce formée des éléments historiques de l'Ancien et du Nouveau Testament, éléments dont la raison humaine, la psychologie et les essais philo­sophiques chercheraient le pourquoi. Dès lors l'objet premier de la Révélation divine ne serait plus Dieu même, ses perfections infinies, sa vie intime, ses rapports avec nous en vue de la vie éternelle. La Révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament ne porterait plus que sur des faits historiques, l'histoire d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Moïse, des prophètes, l'histoire de Jésus-Christ et des apôtres. Et pour connaître le pourquoi de ces faits la théologie proprement dite ne serait plus néces­saire, il suffirait, avec la méthode historique, de la psychologie religieuse et des recherches philosophiques qui n'ont plus l'ambition de découvrir la vérité absolue et immuable, mais seulement une vérité relative à l'état actuel de la science, et donc une vérité toujours provisoire qui se rapproche peut-être de la vérité absolue, mais ne l'atteint jamais. De ce point de vue la théologie proprement dite serait supprimée et rattachée à la philosophie et à l'histoire des religions[101]. Les mystères surnaturels seraient eux-­mêmes ramenés à l'ordre des mystères philosophiques comme le disait Guenther ; on reviendrait au semi-­rationalisme qui nie l'ordre même des vérités essentiellement surnaturelles et de la vie surnatu­relle proprement dite. Les paroles de la Révélation n'auraient qu'une valeur phénoménale pour susciter l'expérience religieuse comme le disaient les moder­nistes, elles n'auraient plus de valeur ontologique et transcendante. Les dogmes n'auraient qu'une valeur pratique : ils nous diraient de nous comporter à l'égard du Christ comme à l'égard d'une personne divine (Denz., 2026). L'expérience religieuse qui se trouve à des degrés divers en toutes les religions, serait substituée à la foi infuse qui nous fait infailli­blement et surnaturellement adhérer propter auctoritatem Dei revelantis à la vérité absolue de ce qu'il nous a révélé.

Ce prétendu progrès dans la connaissance du dogme, serait une régression complète et le chemin qui conduit tout droit au pur rationalisme.

La vie de l'Eglise infaillible marche en sens inverse. Comme l'a défini le Concile du Vatican, elle garde fidèlement et déclare infailliblement le dépôt sacré de la Révélation divine sur les mystères de la vie intime de Dieu, ceux de l'Incarnation, de la Rédemption, de la vie éternelle, et si elle progresse dans la connaissance des dogmes c'est toujours dans le même sens. Ainsi seulement se conserve la vérité absolue de la parole de Dieu selon ces paroles du Sauveur : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Matth. XXIV, 35).

Mais il faut bien entendre le sens profond de cette assertion du Sauveur. Elle va très loin, très haut, et pour cela il faut qu'elle ait un fondement iné­branlable[102].

Encore faut-il pour que les paroles du Christ ne passent pas, que les notions et jugements qu'elles expriment aient une valeur non pas seulement phénoménale (dans l'ordre des phénomènes sensibles transitoires, externes et internes), mais une valeur ontologique et transcendante dans. l'ordre de l'être, et de ses lois immuables et qu'elles puissent exprimer avec une vérité absolue la vie intime de Dieu, malgré les imperfections de la connaissance analo­gique.

C'est ce que nous avons montré longuement ailleurs De Revelatione, Rome, 4e édition, 1945, t. I : Critica Agnosticismi : Defensio valoris ontologici primarum notionum ac principiorum rationis (p. 274­-282). Defensio valoris transcendentis et analogici earundem notionum et principiorum (p. 282-298). Nous étudions cette question depuis 1905 et ce que nous disons, nous sommes prêt à le défendre (cf. notre livre Dieu sur l'analogie, p. 198-223, 568, 780).

Cette double valeur ontologique et transcendante des notions premières ne cesse pas d'être certaine, parce que certains qui n'ont jamais étudié profon­dément ces problèmes ne la comprennent pas et sont conduits à une notion toute superficielle et fausse de l'analogie, cf. le chapitre suivant. Ce n'est pas sans danger qu'on préfère à une étude appro­fondie de saint Thomas la lecture de philosophes modernes qui sont, comme Henri Bergson, et plu­sieurs autres, beaucoup plus près du nominalismeque du réalisme traditionnel.

On en viendrait à dire qu'à l'époque du moder­nisme de graves problèmes ont été posés que les modernistes n'ont pas su résoudre convenablement, mais dont la solution reste à trouver. On serait même conduit ainsi à mettre en doute la valeur démon­strative des preuves traditionnelles de l'existence de Dieu, et à dire que si la raison humaine peut parvenir à cette démonstration (comme le dit le Concile du Vatican, expliqué par le serment antimoderniste), elle n'y est encore jamais parvenue de fait.

 

Les pages qui précèdent ne sont qu'un commen­taire de cette affirmation du Sauveur : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Cette affirmation divine, supérieure à tout démenti, dans une lumière qui dépasse sans mesure celle de la raison naturelle, reconnaît aux notions nécessaires à l'expression de la révélation chré­tienne une valeur réelle absolument immuable ; non seulement elle la reconnaît, mais elle la confirme de la façon la plus haute après celle qui nous viendra de la vision immédiate de l'essence divine. Nul croyant ne le met en doute[103].

 

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CHAPITRE IV - LES NOTIONS CONSACRÉES PAR LES CONCILES

 

Ce chapitre a pour but de montrer ce qu'est, pour saint Thomas, l'immutabilité et la valeur réelle des notions premières indispensables à l'ex­pression des vérités révélées définies par les Con­ciles.

Dans un récent article paru dans l'Angelicum, fasc. 2-3, 1947, « Vérité et immutabilité du dogme », nous avons dit que l'on ne saurait considérer comme contingentes ou instables les notions impli­quées dans les définitions conciliaires, par exemple la notion de cause formelle que le Concile de Trente, sess. VI, cap. 7, can. 10, a employée en enseignant que la grâce habituelle ou sanctifiante est la cause formelle de notre justification. Considérer cette notion comme instable, ce serait compromettre le caractère irréformable de cet enseignement du Concile, et on ne peut, disions-nous, lui en substituer une autre sans modifier le sens de l'enseignement conciliaire.

 

 

LA GRAVITÉ DU PROBLÈME

 

On pourrait objecter : les notions que certains disent contingentes dans la définition conciliaire, sont seulement des notions techniques, des notions aristotéliciennes en relation étroite avec un système périmé depuis longtemps[104].

Mais dirons-nous, comment discerner dans les Conciles les notions techniques de celles qui ne le sont pas ? Faut-il dire que la notion de transsub­stantiation, pour lui conserver sa valeur immuable, n'est pas une notion technique, mais une notion de sens commun ?

On objectera encore : Les notions différentes auxquelles les diverses écoles théologiques ont eu recours pour exprimer une même vérité, sont des notions équivalentes et malgré leur diversité, qui est de surface, elles visent une même réalité et une même vérité : l'une d'entre elles peut donc être substituée à une autre.

Mais comment cette réalité et vérité immuable peut-elle être connue avec certitude et crue fermement, si l'on ne peut l'atteindre que par des notions qui changent ? On nous répond que ces notions successives sont équivalentes et analogues.

Mais ces deux derniers mots soulèvent un monde de difficultés et ils recouvrent un problème des plus graves, à côté duquel on ne peut pas passer, en le laissant sans solution.

On nous dit : Ce quelque chose d'immuable s'ex­prime différemment selon le système choisi. C'est la loi de l'analogie qu'aucun thomiste ne peut ignorer. Quand une même vérité révélée s'exprime en des systèmes différents (augustinien, thomiste, suarésien, etc.), les notions diverses qu'on utilise pour la traduire ne sont ni équivoques (si non, on ne parlerait plus de la même chose), ni univo­ques (sans quoi tous les systèmes seraient identi­ques), mais analogues, c'est-à-dire qu'elles expri­ment de façon différente la même réalité.

Il y a là, selon nous, un abus de l'analogie. Depuis de longues années nous écrivons sur ce sujet, et nous pouvons dire que, selon saint Thomas, les notions vraiment analogues visent non pas la même réalité, mais des réalités différentes, sem­blables selon une proportion, par exemple : l'être de Dieu et celui de la créature, l'être de la sub­stance créée et celui des accidents. Saint Thomas cite encore les différentes manifestations de la santé de l'homme, par le teint, le pouls, etc.

Au contraire des notions différentes d'une même réalité peuvent être différentes seulement comme le concept confus et le concept distinct d'une même chose, alors elles sont univoques ou au contraire ces notions différentes sont si opposées entre elles que l'une est la négation de l'autre; par exemple : la notion de transsubstantiation conversive et celle de transsubstantiation non pas conversive, mais adductive ; alors elles ne sont pas même analogiques, car la seconde est la négation de la première, tandis que l'être de la créature n'est pas la négation de l'être du Créateur que la créature suppose.

On voit dès lors de plus en plus la gravité du problème, on ne peut pas passer à côté.

Nous voudrions à ce sujet examiner trois questions.

1° Y a-t-il dans l'enseignement des Conciles des notions et même des notions techniques qui soient vraiment consacrées par eux ? - Il semble bien que oui, par exemple les notions d'union hyposta­tique, de transsubstantiation, d'âme spirituelle par elle-même et essentiellement forme du corps, de grâce sanctifiante, cause formelle de la justification.

2° Peut-on sans modifier le sens de l'enseignement des Conciles renoncer à ces notions techniques con­sacrées par eux ou les laisser tomber en désuétude, en leur en substituant d'autres dites équivalentes et analogues ?

3e Quel serait le fondement réel de la susdite analogie des notions nouvelles substituées à celles préalablement consacrées ? Ne s'en suivrait-il pas que le sens des Conciles deviendrait alors inconnaissable ou au moins incertain et seulement probable pour l'Église elle-même ? Éviterait-on ainsi le relativisme ?

Le problème demande à être considéré en lui-­même très attentivement. Si on ne le fait pas aujourd'hui, il se reposera demain et sa gravité est manifeste. Il faut relire à ce sujet le Concile du Vatican (Denz., 1800) : « Hinc sacrorum quoque dogmatum is sensus perpetuo est retinendus, quem semel declaravit Sancta Mater Ecclesia, nec un­quam ab eo sensu altioris intelligentiæ specie et nomine recedendum ». Item, 1818, canone tertio. Cf. A. Vacant, Études sur le Concile du Vatican, 1895, t. II, p. 281-321 : contre Guenther.

 

 

Y a-t-il dans l'enseignement des Conciles des notions et même des notions techniques, qui soient vraiment consacrées par eux.

La chose ne paraît pas douteuse. Par exemple les notions de révélation surnaturelle, de mystère proprement dit (ou vérité surnaturelle, naturelle­ment inconnaissable et indémontrable même après la révélation), de dogme, celle de signe surnaturel mais naturellement connaissable de la Révélation divine, surtout notion de miracle, notion de foi infuse, d'évidente crédibilité, notion d'inspiration biblique des livres dont Dieu est l'auteur, notion de tradition divine et condamnation des notions hétérodoxes contraires à toutes celles que nous venons de citer[105].

De même : notion de l'Église comme société surnaturelle, parfaite, indépendante, visible ou connaissable par ses notes ; notions d'unité, de sainteté, de catholicité, d'apostolicité, de hiérarchie, notion de salut et de ce qui est de soi nécessaire au salut ; notion d'infaillibilité, de pouvoir d'enseigner, de pouvoir de juridiction et de pouvoir d'ordre.

A propos de Dieu, notion du vrai Dieu réellement et essentiellement distinct du monde, notions de ses principaux attributs : simplicité, unité, vérité, bonté, infinité, immutabilité, éternité, cognoscibilité natu­relle et surnaturelle de Dieu, vie divine, sagesse omnisciente, volonté et liberté divines, amour incréé, justice, miséricorde, providence, prédesti­nation, toute-puissance, béatitude infinie. Toutes ces notions sont analogiques, mais doivent être prises selon le sens propre, et non seulement par métaphore, ce qui conduirait à l'agnosticisme.

Ces différentes notions selon le sens propre et non seulement métaphorique sont déjà techniques à leur manière, plus encore celles qui suivent.

A propos de la Sainte Trinité les notions fonda­mentales des processions divines (génération éternelle du Verbe et spiration qui se termine au Saint-­Esprit), des relations (paternité, filiation, etc.), des personnes divines, de leur égalité et de ce qui est propre à chacune. Ce n'est pas sans une certaine technicité théologique qu'on peut éviter ici la contradiction et entendre en un bon sens qu'il y a en Dieu trois personnes, c'est-à-dire trois sujets intelligents et libres, qui ont pourtant la même nature, la même intelligence essentielle, la même liberté, la même puissance, de telle sorte qu'ils sont un même principe d'opération ad extra.

Notons encore les notions de création libre ex nihilo et non ab æterno ; la notion de créature (soit corporelle, soit spirituelle, soit humaine) qui provient, non pas de la substance de Dieu (par émanation), mais produite librement « ex nihilo, initio temporis ». Notion de l'âme humaine qui est par elle-même, essentiellement, forme du corps, bien qu'elle soit spirituelle et immortelle.

Notions du gouvernement divin, et de la distinc­tion du bien et du mal dans leur rapport avec ce gouvernement.

Notions de l'ordre surnaturel par rapport à la nature humaine et à la nature angélique, notion de fin ultime surnaturelle, de vision béatifique.

Notions de justice originelle, de péché originel, et de ses suites.

Pour le mystère de l'Incarnation, notion technique d'union hypostatique et de ses suites, notion de la communication des idiomes, et celle de la liberté impeccable du Christ[106]. Notions de rédemption, de sacrifice, de médiation universelle, de la valeur infinie des mérites et de la satisfaction du Rédemp­teur ; pour Marie, notion de maternité divine et de ses suites.

Pour la vie de la grâce en nous, notion de justifi­cation, sanctification, rénovation intérieure par la grâce (et c'est très important de connaître que cette rénovation intérieure est formellement constituée non pas par un autre principe intérieur que la grâce, mais par la grâce habituelle qui inhère dans l'âme, qui est une participation de la nature divine et le germe en nous de la vie éternelle).

Le Concile de Trente (Denz., 799) nous enseigne même quelles sont les diverses causes de la justifi­cation : la cause finale (gloria Dei et Christi ac vita æterna), la cause efficiente première (misericors Deus), la cause méritoire (Iesus Christus qui in ligno crucis nobis iustificationem meruit et pro nobis Deo Patri satisfecit), la cause instrumentale (sacra­mentum baptismi), l'unique cause formelle (iustitia Dei, non qua ipse iustus est, sed nos iustos facit, can. 10 et 11), « qua... renovamur spiritu mentis nostrae... iustitiam in nobis recipientes unusquisque suam secundum mensuram quam Spiritus Sanctus partitur singulis prout vult (I Cor., 12, 11) et secun­dum propriam cuiusque dispositionem et coopera­tionem ».

Ainsi s'explique le sens exact du Concile, comme le montre le canon 10 : « Si quis dixerit, homines sine Christi iustitia, per quam nobis meruit, iusti­ficari, aut per eam ipsam formaliter iustos esse, an. Sit », et plus explicitement le canon 10 qui parle de la grâce qui inhère en nous[107].

Les Conciles ont consacré aussi les notions de grâce actuelle prévenante, opérante, coopérante, celles de mérite surnaturel, de satisfaction, les notions des vertus infuses, en particulier des vertus théolo­gales. Ils ont consacré enfin les notions de chaque sacrement, à propos de l'Eucharistie, celles de transsubstantiation, de présence réelle [vere, realiter, substantialiter, Denz., 874, 883, 884], à propos de la pénitence celles d'attrition et de contrition, à propos de fins dernières les notions de jugement particulier immuable, de béatitude céleste surna­turelle, de purgatoire, d'éternelle damnation, de résurrection des morts et de jugement universel.

Chacune de ces notions ainsi consacrées par les Conciles en implique plusieurs autres ; parmi elles plusieurs sont des notions dont la précision dépasse ce que peut atteindre le sens commun ou raison naturelle dans l'ordre naturel, et le sens chrétien dans l'ordre de la grâce. La raison philosophique et la raison théologique au cours des siècles ont contri­bué à cette précision, par un lent passage du concept confus au concept distinct qui écarte les fausses conceptions. A ce point de vue plusieurs notions consacrées par les Conciles méritent d'être appelées techniques, en particulier celles d'union hyposta­tique, de transsubstantiation, d'âme humaine, spiri­tuelle et immortelle, et pourtant « par elle-même et essentiellement forme substantielle du corps humain » (Concile de Vienne, Denz., 481, cf. 738).

Ainsi encore lorsque le Concile de Trente enseigne que la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification (Denz., 799, 820, 821), il ne s'est pas contenté de définir la grâce habituelle, distincte de la grâce actuelle, par rapport à l'âme en laquelle elle inhère comme une qualité infuse, par rapport à la fin dernière, à la gloire dont elle est le germe, ni de la définir en elle-même comme participation de la nature divine (Denz., 795, 799, 809 sq.) ; il a encore enseigné ce qu'elle est par rapport à la justi­fication, en disant qu'elle en est « la cause formelle » (Denz., 799, 820).

Et donc certaines des notions consacrées par les Conciles sont techniques[108]. Mais cependant lorsqu'un Concile en fait usage et les consacre, il ne canonise pas toutes les relations qu'elles ont aux autres notions du système philosophique qui a contribué à leur précision.

Par exemple, avons-nous dit[109], « le Concile de Trente n'a pas canonisé la notion aristotélicienne de forme avec toutes ses relations aux autres notions du système aristotélicien. Mais il l'a approu­vée comme une notion humaine stable au sens où nous parlons tous de ce qui constitue formellement une chose, ici la justification ».

Nous l'avons expliqué plus longuement dans un livre, Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques, 4e édition, 1936, p. 361-400, où nous disions : Plusieurs de ces formules dogma­tiques dépassent par leur précision les termes de sens commun et même ce qui est accessible au sens chrétien des simples fidèles qui n'ont pas de culture théologique. Mais la formule dogmatique exprimée en langage philosophique reste dans le prolonge­ment du sens commun et du sens chrétien ; par des élévations sur les mystères des maîtres comme Bossuet peuvent en donner l'intelligence et même une intelligence très fructueuse aux âmes pleine­ment dociles.

Ainsi, loin de s'inféoder à un système philoso­phique, la foi de l'Église en la Révélation divine, sous l'assistance du Saint-Esprit, juge d'en haut les notions à la précision desquelles tel système comme celui d'Aristote a collaboré[110]. Telle notion, comme celle de cause formelle, est ainsi « assumée » par la sagesse surnaturelle d'un Concile (par sa foi infuse éclairée par les dons et par l'assistance spéciale du Saint-Esprit), et reçoit par suite, en la lumière surnaturelle de la Révélation divine et de la foi infuse éclairée par le Saint-Esprit, une stabilité supérieure à celle qu'elle avait auparavant. Cette notion est ainsi, dans une lumière supérieure, jugée apte à exprimer une vérité divine révélée qui ne passera pas.

 

 

2° Peut-on, sans modifier le sens de l'enseignement des Conciles, renoncer à des notions techniques con­sacrées par eux ou les laisser tomber en désuétude, en leur en substituant d'autres dites « équivalentes » ou « analogues » ?

A cette question nous répondons négativement. Disons d'abord qu'on peut évidemment choisir entre plusieurs notions conciliaires (par exemple sur la grâ­ce sanctifiante) celle qui est plus apte au but qu'on poursuit. Le Concile de Trente, en effet, nous l'avons dit, a conçu la grâce sanctifiante de différentes manières, suivant qu'il l'a considérée soit par rapport à l'âme juste en laquelle elle inhère comme une qualité infuse, soit par rapport à la gloire dont elle est le germe, soit par rapport à la nature divine dont elle est une participation, soit par rapport enfin à la justification dont elle est la cause formelle.

Toutes ces conceptions sont simultanément vraies et immuables. On ne peut renoncer à la dernière (relative à la justification), ni la laisser tomber en désuétude, en lui en substituant une autre (dite équivalente et analogue) comme on a renoncé à l'hypothèse astronomique de Ptolémée.

Pourquoi ? Parce que cette notion (en un sens technique), consacrée par le Concile de Trente, n'est pas une hypothèse provisoire comme celles de l'astronomie ancienne. Une hypothèse de ce genre, si l'on a conscience de ce qu'elle est, n'est pas proposée comme vraie par conformité au réel extra­mental et à ses lois immuables, mais comme un moyen commode de se représenter et de classifier provisoirement les phénomènes. Saint Thomas dit, Ia, q. 32, a. 1, ad 2m, au sujet de ces hypothèses « qu'elles ne prouvent pas suffisamment ce qu'elles proposent, car peut-être les apparences sensibles pourraient s'expliquer aussi par une hypothèse différente ».

Ce n'est pas de cette façon que le Concile de Trente affirme que « la grâce sanctifiante est cause formelle de la justification ». Il a affirmé cette propo­sition comme vraie par conformité au réel extramental et à ses lois immuables et cette proposition reste vraie aujourd'hui et le restera.

On ne peut pas, en conservant « le sens de cette proposition du Concile », renoncer à la notion de cause formelle ; car le sens de cette affirmation conciliaire est inséparable de cette notion de cause formelle qui est le prédicat de la susdite proposition. Si cette notion est instable, l'affirmation conciliaire l'est aussi, car elle n'est que l'union par le verbe être de cette notion au sujet en question. On ne peut donc pas dire ici avec le P. H. Bouillard « les notions changent, les affirmations demeurent »[111]. En ces affirmations conciliaires le verbe être ne peut maintenir immuablement unie au sujet une notion essentiellement instable, tout comme un crampon de fer n'immobilise pas les flots de la mer.

Il faut remarquer en outre qu'on ne peut garder le sens du Concile en substituant à la notion de cause formelle une autre notion dite, équivalente ou analogue. Ce serait déjà un autre sens, puisque le prédicat de la proposition conciliaire ne serait plus le même. Il serait seulement vrai de dire : à l'époque du Concile de Trente il était vrai de dire : « la grâce est la cause formelle de la justification », mais aujourd'hui il faut renoncer à cette notion et concevoir la chose autrement.

On objecte : il faut la concevoir d'une façon analogue et équivalente, selon la loi de l'analogie.

Nous l'avons déjà remarqué, au début de cet article : on abuse ici de l'analogie. Deux notions analogues n'expriment pas de façons différentes la même réalité, mais expriment des réalités différentes et semblables selon une proportion, par exemple : l'être de Dieu et celui de la créature, l'être de la substance créée et celui de l'accident, ou encore ce signe de la santé qu'est le teint et cet autre qu'est le pouls.

Lorsque, au contraire, deux notions théologiques expriment différemment une même réalité, elles peuvent être univoques, s'il n'y a d'autre différence entre elles que celle du confus et du distinct. Ainsi saint Augustin dit que le corps du Christ est dans l'Eucharistie non pas comme un corps dans un lieu, mais spiritualiter ; saint Thomas plus tard dit beau­coup plus distinctement per modum substantiæ, car il a remarqué que la substance, même corporelle, est toute dans le tout et toute en chaque partie. Là où saint Augustin n'avait encore qu'un concept confus, saint Thomas a un concept distinct. De même, saint Augustin conçoit la grâce habituelle du point de vue psychologique et moral, tandis que saint Thomas la conçoit en outre du point de vue méta­physique ou de l'être, comme un accident, une qualité infuse inhérente en l'âme. Mais ce concept métaphysique était déjà confusément en saint Augustin ; il y a seulement ici un passage du confus au distinct pour la même notion, ce ne sont pas deux notions différentes, et analogues, c'est la même notion devenue plus explicite et distincte.

Il n'en est pas de même des différentes concep­tions de la transsubstantiation chez les théologiens modernes. Les thomistes remarquent que l'Église a parlé d'abord dans ses Conciles de la conversion de la substance du pain en celle du corps du Christ et ensuite plus précisément de transsubstantiation, alors ils concluent : la transsubstantiation est dès lors conversive. Au contraire, d'autres théologiens parlent de transsubstantiation non conversive; mais adductive, qui serait l'adduction du corps du Christ en l'Eucharistie, après annihilation de la substance du pain. Ce ne serait pas la conversion d'une sub­stance en une autre, mais la substitution de la seconde à la première. Dans ce cas, la notion nouvelle de transsubstantiation adductive n'est pas équi­valente et analogue à celle de transsubstantiation conversive ; elle en est la négation et ne conserve pas le sens obvie des Conciles qui ont parlé d'abord de conversion et ensuite plus précisément de trans­substantiation.

Pour conserver le sens d'une propositon conci­liaire qui réunit par le verbe être deux notions, il faut maintenir ces deux notions, si l'une des deux est remplacée par une autre, même analogue, ce n'est plus le même jugement, le « sens » du Concile ne demeure pas.

 

 

3° Quel serait le fondement réel de la susdite analogie des notions nouvelles substituées à celles préalablement consacrées ? Le sens des propositions conciliaires ne deviendrait-il pas inconnaissable ou incertain même pour l'Église ? Éviterait-on le relati­visme ?

D'abord une même réalité comme celle de la transsubstantiation ne peut fonder deux notions qui s'opposent contradictoirement comme celle de transsubstantiation conversive et celle de transsubstantiation non conversive. L'une de ces deux notions est certainement fausse ; ce ne sont pas deux notions analogues et équivalentes, la seconde est la négation de la première. Au contraire, l'être de la créature analogue à l'être du créateur n'en est pas la négation, mais le présuppose, de même l'accident par rapport à la substance. Il ne faut pas altérer la doctrine de l'analogie, on introduirait la confusion là où l'on veut porter la clarté.

De plus le sens des propositions conciliaires ne deviendrait-il pas inconnaissable, au moins incertain, même pour l'Église, si l'on dit : « une même affirmation peut subsister à travers des notions qui évoluent, ou encore : à travers le changement de surface, un élément profond, l'élément essentiel demeure. En d'autres termes, la réalité visée reste toujours la même ».

Nous répondons : mais cet élément essentiel reste inconnu, et même inconnaissable, ou au moins incertain pour l'Église elle-même, car comment le discerner d'avec « le changement de surface ». Nous ne pouvons connaître la vérité révélée que par des notions unies en un jugement, et si ces notions (du moins en certains cas) sont changeantes, la vérité reste alors incertaine.

Si dans cet enseignement, en cette proposition du Concile de Trente : « la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification », on substitue à la notion de cause formelle une autre notion (même dite analogue et équivalente), qui pourra jamais dire quelle est la vérité absolue que le Concile a voulu exprimer ?

On nous répond : Deux notions peuvent être différentes en tant que reliées à des systèmes différents, et identiques en tant qu'elles visent toutes les deux la même réalité, et expriment une vérité absolue.

Mais, si cette vérité absolue et immuable ne peut s'exprimer que par des notions différentes et succes­sives, elle reste inconnaissable, incertaine pour l'Église enseignante elle-même. On abandonne ainsi le réalisme traditionnel, pour tomber dans le nominalisme et le relativisme[112]. Et en abandonnant le réalisme traditionnel, on abandonne, qu'on le veuille ou non, la définition traditionnelle de la vérité : adæquatio rei et intellectus, la conformité du jugement avec le réel extramental et ses lois immua­bles, pour se contenter de la définition nouvelle qui glisse vers le pragmatisme : conformitas mentis et vitæ, conformité du jugement avec les exigences de la vie et de l'action humaine qui évolue tou­jours. Sans le vouloir on revient à la position de Guenther.

Alors la vérité absolue devient inconnaissable, nous n'aurons plus, pour l'atteindre, que des notions techniques provisoires et successives, ni vraies ni fausses, mais seulement commodes pour se repré­senter en vue de l'action la réalité qui échappera toujours à nos prises, et qui ne pourra jamais être exprimée d'une façon certaine et immuable.

Lorsqu'on lit beaucoup d'ouvrages contempo­rains, on a comme l'intuition que telle est leur déviation fondamentale ; il y a chez leurs auteurs l'acceptation au moins implicite d'un changement dans la définition même de la vérité. Celle-ci n'est plus conçue comme par l'Église la conformité de notre jugement avec le réel extramental et ses lois immuables, mais comme la conformité du jugement avec les exigences de la vie et de l'action qui évolue toujours[113].

C'est ce que nous avons dit dans l'Angelicum (1946, fasc. 3-4 ; 1947, fasc. 2 ; 1948, fasc. 4, p. 286-298) et nous sommes obligés de le maintenir.

Telle est la différence qui sépare la philosophie de l'action de celle de l'être. La première, qui est un pragmatisme supérieur, définit la vérité en fonction de l'action, comme il fallait s'y attendre, tandis que la seconde la définit en fonction de l'être. Autrement la philosophie de l'action cesse d'être ce qu'elle est, pour s'identifier avec celle de l'être.

Ce qui caractérise cette dernière, c'est cette asser­tion de saint Thomas (qui est fort loin de toutes les citations que nous venons de rapporter) : de Veritate, q. 1, a. 1 : « Illud quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes concep­tiones resolvit est ens ». Ce qui est connu d'abord par l'intelligence, c'est l'être, comme le coloré est ce qui est connu d'abord par la vue, et le sonore par le sens de l'ouïe. Cette conception de l'être est immédiatement suivie de deux jugements :

l'être s'oppose contradictoirement au néant, ce qui est ne peut pas en même temps être et ne pas être ; 2° aliquid exsistit, quelque chose existe : le sujet pensant et le réel extramental, par exemple mon corps, la terre qui me porte, l'aliment dont je me nourris. Ces affirmations sont antérieures à toute option libre, nous ne sommes pas libres de les admettre ou de les rejeter ; dès qu'on les considère on y adhère nécessairement[114].

Saint Thomas dit de même, Ia, q. 5, a. 2 : « Primo in conceptione intellectus cadit ens..., unde est pro­prium obiectum intellectus, sicut sonus est primum audibile ; ita ergo secundum rationem prius est ens quam bonum ».

Or cette assertion fondamentale de la philosophie de l'être ou ontologie, nous ne la retrouvons pas dans la philosophie de l'action. Celle-ci est comme une transformation, non pas de l'ontologie, mais de l'éthique qui est la philosophie de l'agir humain. Or l'éthique demande un fondement ontologique : la notion de bien suppose, en effet, celles de l'être et du vrai, autrement il ne saurait être question d'un vrai bien, mais d'une apparence de bien, dans le mouvement de l'action qui ne serait peut-être que sentimentalisme et non pas véritable amour.

Pour que la volonté tende vers le bien véritable, et non pas illusoire, il faut qu'elle soit profondément rectifiée par l'intelligence qui seule peut connaître l'être, le réel, le vrai, et aussi le bien véritable et non pas seulement apparent. Seule l'intelligence peut juger de lui par un jugement vrai, c'est-à-dire conforme au réel, selon la définition traditionnelle de la vérité.

On tomberait dans un cercle vicieux, si l'on voulait se contenter ici d'un jugement prudentiel, conforme à la volonté droite, à la bonne intention, puisqu'il s'agit précisément d'expliquer la rectitude de la volonté, par sa tendance au véritable bien[115].

Et donc ce que nous ne saurions admettre, c'est que la définition traditionnelle de la vérité : « adæ­quatio rei et intellectus », la conformité du jugement avec le réel et ses lois immuables, définition présup­posée par tous les Conciles, soit appelée chimérique, et qu'il faille lui en « substituer » une autre qui glisse vers le pragmatisme, comme l'avait justement noté M. Boutroux[116], aussi nettement que bon nombre de théologiens.

Dans l'essence même de l'intelligence il y a une relation immédiate à l'être intelligible, son objet, et non pas seulement à ce qui est à faire. Par suite enlever à l'intelligence cette relation immédiate à l'être, c'est la blesser à mort, jusque dans sa nature même.

 

 

On s'explique les paroles prononcées par Sa Sainteté Pie XII dans un discours publié par l'Osservatore Romano du 19 sept. 1946 : « Plura dicta sunt, at non satis explorata ratione de « nova theologia », quae cum universis semper volven­tibus rebus, una volvatur, semper itura, nunquam perventura. Si talis opinio amplectenda esse vi­deatur, quid fieret de numquam immutandis catho­licis dogmatibus, quid de fidei unitate et stabilitate ? »

A l'heure actuelle, dans le profond désarroi des esprits, nous avons besoin plus que jamais d'une foi ferme, vive, pénétrante et rayonnante ; elle cesserait d'être vive et forte, si elle perdait sa fermeté et l'immutabilité de son adhésion aux paroles qui ne passent pas et qui sont exprimées en notions humaines, assez stables pour rester immuablement vraies pendant tous les siècles.

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

Outre les ouvrages déjà mentionnés aux diverses sections de ce volume, on trouvera des indications dans les ouvrages suivants, groupés selon les divisions du présent travail.

 

 

I. CARACTÈRES GÉNÉRAUX, MÉTHODE, EXPOSÉ DE LA DOCTRINE.

Il y a encore intérêt à consulter les travaux anciens :

JEAN DE SAINT-THOMAS, Isagoge ad D. Thomæ theologiam (réédité récemment au t. I du Cursus theologiæ, en cours de publication, par les bénédictins de Solesmes) ;

M. DE RUBEIS (Rossi), De gestis et scriptis ac doctrina S. Thomæ. A. Dissertationes criticæ et apologeticæ, Venise, 1750 (réédité dans l'édit. léonine, t. 1, p. LV-CCCXLVI).

K. WERNER

- Der h. Thomas von Aquin, t. III, Gesch. des Thomismus, Ratisbonne, 1859 ;

- Die Scholastik des späteren Mittelalters, 5 vol., Vienne, 1881.

J: J. BERTHIER, L'étude de la Somme théologique, Fribourg-en-­Suisse, 1893 (Paris, 1903).

H. DEHOVE, Essai critique sur le réalisme thomiste comparé à l'idéalisme kantien, Lille, 1907.

M. GRABMANN, Einführung in die Summa theologica des h. Tho­mas v. A., Fribourg-en-B., 1919 (trad. française par E. Vansteen­berghe, Paris, 1925).

Mgr ST. M. GILLET, O. P., S. Thomas d'Aquin, Paris, 1949­

L. LAVAUD, S. Thomas d'A. « guide des études », Paris, 1925.

Les derniers commentaires littéraux de la Somme sont ceux de R. Billuart, 1746-1751 ; Th. Pègues, Toulouse, 1907-1928 ; P. Satolli, Rome, 1884-1888, 5 vol. ; L.-A. Paquet, Québec, 1893-1903, 6 vol. ; A. Lépicier, Paris, 1902 sq., 11 vol. ; Garrigou-­Lagrange, Paris et Turin, 4 vol.

 

II. PHILOSOPHIE.

D. NYS, Cours de philosophie, Louvain, 1894 sq., 7 vol.

A.-D. SERTILLANGES

- S. Thomas d'Aquin, 2 vol., Paris, 1910, rééd., 1939

- Le christianisme et les philosophies, 1940

P. GÉNY, Questions d'enseignement de la philosophie scolastique, Paris, 1913.

ÉT. GILSON, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas, 5e éd., Paris, 1945.

G. MATIUSSI, Le XXIV tesi della filosofia di S. Tommaso approvate dalla S. Congr. degli studi, Rome, 1917.

E. HUGON, Les XXIV thèses thomistes, Paris, 1922.

R. GARRIGOU-LAGRANGE

- Dieu, son existence et sa nature, Paris, 1915, 6e éd., 1936.

- Le sens commun et la philosophie de l'être, 1909, 4e éd., 1936.

- Le réalisme du principe de finalité, Paris, 1932.

- Le sens du mystère, Paris, 1934.

N. DEL PRADO, De veritate fundamentali philosophiæ christianæ, Fribourg-en-Suisse, 1911.

J. MARITAIN, Éléments de philosophie, 3 vol., Paris, 1920-1933

- Réflexions sur l'intelligence et sa vie propre, 1924.

- De la philosophie chrétienne, 1931.

- Les degrés du savoir, 1932.

- Le Docteur angélique, 1929.

- Sept leçons sur l'être, 1932-1933

A.. HORVATH, La sintesi scientifica di S. Tommaso d'A., t. I, Turin, 1932,

G. MANSER, Das Wesen des Thomismus, Fribourg en-Suisse, 1933.

F.-X. MAQUART, Elementa philosophiæ, 4 vol., Paris, 1938.

J. GREDT, O. S. B., Elementa Philosophiæ Aristotelico-thomis­ticæ, 2 vol. 7a ed. Herder 1937, et beaucoup d'autres manuels de philosophie scolastique.

A.-E. TAYLOR, St. Thomas as a Philosopher. Aquinas sexcentary lectures, Oxford, 1924.

R.-L. PHILIPS, Modern thomistic philosophy, 2 vol., Londres, 1934

J. O'NEILL, Cosmology, Londres, 1923.

E.-J. SHEEN, Philosophy o f Science, Milwaukee, 1934­

W.-R. THOMPSON, Science and Common Sense, Londres, 1937.

 

III. THÉOLOGIE ET APOLOGÉTIQUE.

C. SCHAEZLER, Introductio in s. theologiam dogmaticam ad mentem D. Thomæ A., Ratisbonne, 1882.

E. KREBS, Theologie und Wissenschaft nach der Lehre der Hochscholastik. An Hand der bisher ungedruckten « Defensa doctrinæ D. Thomæ » des Hervæus Natalis (dans les Beiträge de Bäumker, t. XI, fasc. 3, 4, Munster, 1912).

K. ESCEWEILER, Die zwei Wege der neueren Theologie: G. Her­mes-M.-J. Scheeben. Eine kritische Untersuchung des Problemes der theologischen Erkenntnis, Augsbourg, 1926.

P.-WYSER, Theologie als Wissenschaft. Ein Beitrag Sur theolo­gischen Erkenntnislehre, Salzbourg, 1938.

A. GARDEIL

- La crédibilité et l'apologétique, Paris, 1908.

- Le donné révélé et la théologie, Paris 1910.

R. GARRIGOU-LAGRANGE, De revelatione secundum doctrinam S. Thomæ, Rome, IBIS, 2 vol. 5e éd. 1945

J.-V. DE GROOT, Summa apologetica de Ecclesia ad mentem S. Thomæ, Ratisbonne, ,1890.

R. SCHULTES

- De Ecclesia catholica, Paris, I926.

- Introductio ad historiam dogmatum, 1925.

R. GARRIGOU-LAGRANGE, La grâce de la foi et le miracle, dans Rev. thomiste, 1918, p. 2289-320, p. 193-213.

GAGNEBET, R. O. P., La nature de la théologie spéculative dans Rev. Thomiste, 1938, 3 articles.

 

IV. DIEU, CRÉATION, PROVIDENCE, PRÉDESTINATION, GRACE ET LIBRE ARBITRE.

A.-D. SERTILLANGES, Les Sources de la croyance en Dieu, Paris, 1906.

F.-J. SHEEN, God and the Intelligence in modern philosophy, New-York, 1925.

M. PENIDO, Le rôle de l'analogie en théol. dogm., Paris, 1931.

E. ROLFES, Die Gottesbeweise bei Thomas v. A. und Aristotetes, 2e éd., Limbourg, 1927.

J. MAUSBACH, Dasein und Wesen Gottes, 2 vol., Munster, 1929-1930.

TH. ESSER, Die Lehre des h. Thomas v. A. über die Möglichkeit einer anfangslosen Schöpfung, Munster, 1895.

A. ROHNER, Das Schöpfungsproblem bie Moses Maimonides, Albertus und Thomas v. A. (dans les Beiträge, t. XI, fasc. 5)

En dehors des grands commentateurs sur la Ia et la Ia-IIae, voir D. :ALVAREZ, De auxiliis, Rome, I610.

TH. LEMOS, Panoplia gratiæ, 4 vol. in-fol., Liège, 1676.

A. MASSOULIÉ, Divus Thomas sui interpres de divina motione et libertate creata, 1692.

Parmi les modernes : C. SCHAEZLER, Neue Untersuchungen über das Dogma von der Gnade und dis Wesen des christlichen Glau­bens, Mayence, 1867.

M. GLOSSNER, Die Lehre des h. Thomas vom Wesen der göttlichen Gnade, Mayence, 1871.

N. DEL PRADO, De gratia et libero arbitrio, 3 vol., Fribourg-en­Suisse, 1907.

A.-M. DUMMERMUTH

- Sanctus Thomas et doctrina præmotionis physicæ, Louvain, 1886.

- Defensio doctrinæ S. Thoma de præmotione physica, ibid., 1896.

H. GUILLERMIN, La grâce suffisante, dans Rev. thom., 1901-1903, 5 art.

R. GARRIGOU-LAGRANGE, De Deo uno, Paris, 1938. - De Deo trino et creatore, Turin, 1943. - La Prédestination des saints et la grâce, Paris, 1935. - Providence et Confiance en Dieu, Paris, 9e éd.. 1938.

R. MARTIN, Pour saint. Thomas et les thomistes contre le R. P. Stuffler, ibid., 1924, 1925, 1926.

J.-H. NICOLAS, La grâce ce le péché, ibid., janv., avr. 1939. Sur la différence essentielle qui sépare du jansénisme la doc­trine thomiste de la prédestination et de la grâce :

G. SELLERI, Propositiones... damnatæ in bulla Unigenitus, 8 vol. in-4°, Rome, 1721.

ANNAT, La conduite de l'Église et du roy justifiée dans la condam­nation de l'hérésie des jansénistes, in-4°, Paris, 1664, toute la IIe partie : De la prétendue conformité de la doctrine des jansénistes et de celle des thomistes, p. 121-267.

BILLUART, La vérité et l'équité de la constitution Unigenitus démontrée contre les 101 propositions de Quesnel, 1737.

 

V. THÉOLOGIE MORALE.

M. WITTMANN, Die Ethik des h. Thomas v. A. in ihrem systematischen Aufbau dargestellt und in ihren geschichtlichen, besonders in den antiken Quellen erforscht, Munich, 1933

K. SCHMID, Die menschliche Willensfreiheit in ihrem Verhältnis zu den Leidenschaften, nach der Lehre des h. Thomas v. A., Engel­berg, 1925.

J. PIEPER, Die Wirhlichkeit und das Gute nach Thomas v. A. Mayence, 1871.

F. UTZ, De connexione virtutum moralium inter se secundum doctrinam S. Thomæ, Vechta, 1936.

L. SIEMER, Die mystische Seelenentfaltung unter dem Einfluss der Gaben des Heiligen Geistes, nach der Lehre des h. Thomas dargestellt, ibid., 1927.

A.-D. SERTILLANGES, La philosophie morale de S. Thomas d'Aquin, Paris, 1916.

ÉT. GILSON, Saint. Thomas d'Aquin, dans la collect. Les mora­listes chrétiens, Paris, 1925.

O. LOTTIN

- La loi morale naturelle et la loi positive d'après S. Thomas, Louvain, 1920.

- La vertu de religion d'après S. Thomas, ibid., 1920.

H.-D. NOBLE

- La conscience morale, Paris, 1923.

- Les passions dans la vie morale, Paris, 1931.

- L'amitié avec Dieu, 1927.

- La charité fraternelle d'après S. Thomas, 1932.

On trouvera un exposé général de la morale thomiste dans les manuels de :

A. TANQUEREY, D PRÜMMER, LEHU (Philosophia moralis et socialis, Paris, 1914).

J. M. RAMIREZ, O. P., De Hominis beatitudine. Salamanque 1942, premier volume d'un commentaire sur la IIa Pars de la Somme de saint Thomas.

MERKELBACH (Summa theologiæ moralis, 3 vol., Paris, 1932­-1933)

R. GARRIGOU-LAGRANGE, De virtutibus theologicis, 1 vol., Torino, 1949.

M.-A. JANVIER, L'exposition de la morale catholique, Paris, 1903-1924 (exposé oratoire très complet).

Pour la doctrine sociale et politique :

G. DE PASCAL, Philosophie morale et sociale, 2 vol., Paris, 1894-1896.

M.-B. SCHWALM, Leçons de philosophie sociale, 2 vol., Paris, 1911-1912.

S. DEPLOIGE, Le conflit de la morale et de la sociologie, Louvain, 1911.

V. CATHREIN, Das jus gentium... beim h. Thomas v. A., Fulda, 1889.

J. ZEILLER, L'idée de l'État dans S. Thomas, Paris, 1910.

B. ROLAND-GOSSEELIN, La doctrine politique de S. Thomas, Paris, 1928.

 

VI. SPIRITUALITÉ.

TH. DE VALLGORNERA, Mystica theologia D. Thomæ, Barcelone, 1665 (éd. T. Berthier, Turin, 2 vol., 1911).

A. MASSODLIÉ

- Pratique des vertus de S. Thomas Toulouse 1685.

- Méditations de S. Thomas sur les trois voies, Toulouse, 1678 (éd. Laurent, Paris, 1936).

- Traité de la véritable oraison d'après les principes de S. Tho­mas (éd. J. Rousset, Paris, 1900).

A.-M. MEYNARD, Traité de la vie intérieure d'après S. Thomas, Clermont, 1886 (rééd. G. Gerest, Paris, 1925).

D. JORET, La contemplation mystique d'après S. Thomas, Lille, 1923.

R. GARRIGOU-LAGRANGE

- Perfection chrétienne et contemplation, 2 vol., Paris, 1923.

- Traité de théologie ascétique et mystique : les trois âges de la vie intérieure, 2 vol.,. Paris, 1938-1939.

 

VII. DOCTRINES THÉOLOGIQUES SPÉCIALES.

I° Église.

M. GRABMANN, Die Lehre des. h. Thomas von der Kirche als Gotteswerk. Ihre Stellungg im thomistischen System und in der Geschichte der mittelalterlichen Theologie, Ratisbonne, 1903.

TH. KAEPPELI,.Zur Lehre des h. Thomas vom Corpus Christi mysticum, Fribourg-en-Suisse, 1931.

C. FECKES, Das Mysterium der heiligen Kirche, Paderborn, 1934­

2° Vertus.

H. LANG, Die Lehre des h. Thomas v. A. von der Gewissheit des übernaturlichen Glaubens historisch untersucht und systematisch dargestelt, Augsbourg, 1929.

J. FEHR, Das Offenbarungsproblern in dialektischer und thomis­tischer Theologie, ::Fribourg-en-Suisse, 1939

C. ZIMARA, Das Wesen der Hoffnung in Natur und Uebernatur, Paderborn, 1933.

H. WILMS, Die Gottesfreundschaft nach dem h. Thomas, Vechta, 1933

3° Christologie.

C. SCHAEZLER, Das Dogma von der Menschenwerdung Gottes im Geiste des Thomas v. A., Fribourg-en-B., 1870.

P. RUPPRECHT, Der Mittler und sein Heilswerk. Sacrificium Mediatoris. Eine Opferstudie auf Grund einer eingehenden Unter­suchung der Aeusserungen des h. Thomas v. A., Fribourg-en-B., 1934.

E. SCHELLER, Das Priestertum Christi im Anschluss an den h. Thomas v. A., Paderborn, 1934

R. GARRIGOU-LAGRANGE

- De Christo Salvatore, Turin, 1945.

- Le Sauveur et son amour pour nous, Paris, 1933

4° Mariologie.

F. MORGOTT, Die Mariologie des h. Thomas v. A., Fri­bourg-en-B., 1878.

C. FECKES, Das Mysterium der göttlichen Mutterschaft, Pa­derborn, 1937.

MERCKELBACH, O. P., Mariologia, Paris, 1939­

R, GARRIGOU-LAGRANGE, La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, 1941.

5° Doctrine sacramentaire.

C. SCHAEZLER, Die Lehre von der Wirksamkeit der Sacramente ex opere operato, Munich, 1860.

F. MORGOTT, Der Spender der h. Sacramente nach der Lehre des h. Thomas v. A., Fribourg-en-B., 1886.

G. REINHOLD, Die Lehre von der örtlichen Gegenwart Christi in der Eucharistie beim h. Thomas v. A., mit Berücksichtigung einiger seiner bedeutenderen Comonentatoren, Vienne, 1893

W. GÖTZMANN, Das eucharistiche Opfer nach der Lehre der alteren Scholastik, Fribourg-en-B., 1901.

M. BUCHBERGER, Die Wirkungen des Busssakramentes nach der Lehre des h. Thomas, mit Rücksicht auf die Anschauungen der Scholastiker, Fribourg-en-B., 1901.

R. SCHULTES, Reue und Busssakrament. Die Lehre des h. Thomas über des Verhältnis von Reue und Busssakrament, Paderborn, 1907.

R. GARRIGOU-LAGRANGE, De Eucharistia, Turin, 1942.

6° Fins dernières.

R. GARRIGOU-LAGRANGE, L'éternelle vie et la profondeur de l'âme, Paris, 1950.

 

 

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TABLE DES MATIÈRES

 

 

INTRODUCTION

LES SOURCES DE LA SYNTHÈSE THOMISTE

Chap. I. Les écrits philosophiques de saint Thomas . 17

Ch. II. Les écrits théologiques de saint Thomas sur l'Écriture.

Le Commentaire sur les Sentences, etc. 43

Ch. III. Les commentateurs thomistes 49

 

Ire PARTIE

LA SYNTHÈSE MÉTAPHYSIQUE DU THOMISME

Ch. I. L'être intelligible et les premiers principes . . 61

Ch. II. La doctrine de l'acte et de la puissance et ses conséquences 69

ART. 1. Qu'est-ce que la puissance réelle ; pour­quoi est-elle requise ? - ART. 2. Le principe de la limitation de l'acte par la puissance. - ART. 3. Applications de ce principe dans l'ordre de l'être. - ART. 4. Applications de ce principe dans l'ordre de l'opération­

 

IIe PARTIE

LA THÉOLOGIE ET LE « DE DEO UNO »

Ch. I. La nature de la théologie et le travail théologique. 103

ART. I. L'objet propre de la théologie. - ART. 2. Les divers procédés du travail théo­logique. - ART. 3. Le travail théologique et l'évolution du dogme.

Ch. II. La structure du « De Deo uno » et la valeur des preuves thomistes de l'existence de Dieu … 119

Ch. III. L'éminence de la Déité 137

ART. I. Le caractère essentiellement surnaturel de la vision béatifique. - ART. 2. La connaissance analogique de Dieu. - ART. 3. Corollaires.

Ch. IV. La science de Dieu 159

ART. I. La science de Dieu en général. - ART. 2. La science des futuribles.

Ch. V. La volonté de Dieu et son amour 165

ART. I. Souveraine liberté de la volonté divine. - ART. 2. Comment elle est cause des choses. - ART. 3. Le dilemme : Dieu déterminant ou déter­miné. - ART. 4. Examen des difficultés.

Ch. VI. Providence et prédestination 183

ART. I. Preuve de l'existence de la Providence, sa nature, son extension. - ART. 2. La pré­destination, fondement scripturaire, définition et raison de la prédestination.

Ch. VII. Toute-Puissance, création; motion divine.. 199

ART. I. Création ex nihilo libre et non ab aeterno. - ART. 2. Conservation. - ART. 3. Motion divine.

 

IIIe PARTIE

LA SAINTE TRINITÉ

Ch. I. Les bases du traité de saint Thomas; ce qu'il doit à saint Augustin 213

Ch. II. Les processions divines 221

Ch. III. Les relations divines 227

Ch. IV. Les personnes divines 231

Ch. V. Les actes notionnels de génération et de spira­tion 235

Ch. VI. L'égalité des personnes et leur union. . . . 241

Ch. VII. La Trinité n'est pas naturellement connais­sable 245

Ch. VIII. Noms propres et appropriation 247

Ch. IX. L'habitation de la Sainte Trinité dans l'âme juste 249

 

IVe PARTIE

TRAITÉS DE L'ANGE ET DE L'HOMME

Ch. I. Les bases du traité des anges de Saint Thomas . - 257

Ch. II. Nature et connaissance des anges . . . . 259

Ch. III. Volonté des anges 265

Ch. IV. État originel des anges; mérite et démérite . 269

Ch. V. Traité de l'homme : caractère de ce traité. 275

Ch. VI. Spiritualité et immortalité de l'âme 279

Ch. VII. Union de l'âme au corps 285

Ch. VIII. Les facultés de l'âme 291

Ch. IX. L'âme séparée, sa connaissance et sa volonté immuables 299

Ch. X. La justice originelle et le péché originel . . . 305

 

Ve PARTIE

L'INCARNATION RÉDEMPTRICE DANS LA SYNTHÈSE THOMISTE

Ch. I. La convenance et le motif de l'Incarnation . 315

Ch. II. La personnalité du Christ et l'union hyposta­tique 325

Ch. III. Les suites de l'union hypostatique.. . . 343

1° Sainteté du Christ ; 2° plénitude de grâce ; 3° son sacerdoce ; 4° valeur infinie de ses actes.

Ch. IV. Conciliation de la liberté du Christ et de son impeccabilité absolue

Ch. V. La passion et la victoire du Christ . . . .

Ch.. VI. Mariologie

ART. I. Prédestination de Marie. - ART. 2. Dignité de la maternité divine. - ART. 3. Sainteté de Marie. ART. 4. Médiation universelle de Marie.

 

VIe PARTIE

LES SACREMENTS DE L'ÉGLISE

(Questions les plus importantes)

Ch. I. Les sacrements en général 383

Ch. II. La transsubstantiation 387

Ch. III. Le sacrifice de la Messe 393

Ch. IV. L'attrition et la contrition 405

Ch. V. La reviviscence des mérites par l'absolution sacramentelle 413

Ch. VI. La place du traité théologique de l'Église . . 417

Ch. VII. L'immutabilité de l'âme après la mort . . . 419

 

VIIe PARTIE

THÉOLOGIE MORALE ET SPIRITUALITÉ

Ch. I. Fin dernière et béatitude .427

Ch. II. Les actes humains 433

ART. I. Psychologie des actes humains. - ART. 2. La conscience et la question du pro­babilisme. - ART. 3. Les passions.

Ch. III. Les vertus en général et leurs contraires .443

ART. I. Les habitus. - ART. 2. Les vertus, leur classification. - ART. 3. Les dons. - ART. 4. Les habitus mauvais. - ART. 5. Le péché.

Ch. IV. La Loi : la loi naturelle, les lois positives, etc. 455

Ch. V. Traité de la grâce 459

ART. I. - Nécessité de la grâce. - ART. 2. L'es­sence de la grâce. - ART. 3. Division de la grâce. - ART. 4. Grâce suffisante et grâce efficace. - ART. 5. La cause principale de la grâce. - ART. 6. La justification. - ART. 7. Le mérite.

Ch. VI. Les vertus théologales 507

ART. I. La foi et son motif formel. - ART. 2. L'espérance, son motif, sa certitude. - ART. 3. La charité : son objet formel.

Ch. VII. Les vertus morales 529

ART. I. La prudence. - ART. 2. La justice et ses différentes formes. - ART. 3. La force. - ART. 4. La tempérance et les vertus annexes.

Ch. VIII. La perfection chrétienne 541

Ch. IX. Les charismes 547

 

CONCLUSION

Art. I. Thomisme et éclectisme chrétien 553

Art. 2. La puissance d'assimilation du thomisme 558

 

VIIIe PARTIE

LES BASES RÉALISTES DE LA SYNTHÈSE THOMISTE

Ch. I. Les Vingt-quatre thèses thomistes 580

L'origine des XXIV thèses (580)

La distinction réelle de l'acte et de la puissance n'est-elle qu'une hypothèse? (583)

Les propositions qui dérivent du principe fondamental (589)

Les suites de l'oubli des XXIV thèses (593).

Ch. II. Le réalisme des principes de contradiction et de causalité 601

Le principe de contradiction et le réalisme exagéré (6o3)

Ce principe selon le nominalisme et le concep­tualisme subjectiviste (6o6)

Le principe de contra­diction selon le réalisme mesuré (610)

Le réalisme du principe de causalité (616)

Ch. III. La notion réaliste de la vérité et celle du Pragma­tisme. . . . . 619

Le pragmatisme et ses différentes nuances (619)

Comparaison de la définition traditionnelle de la vérité avec la notion pragmatiste (624)

Conséquences de la notion pragmatiste de la vérité dans les sciences et dans le domaine de la foi (628)

Comment la Philoso­phie de l'action est obligée de revenir à la définition traditionnelle de la vérité (636)

Difficultés. (644)

Leur solution (651).

Ch. IV. La personnalité ontologique selon la plupart des Thomistes 657

Doctrine de la plupart des thomistes (657)

Les textes de saint Thomas. (660)

Les fondements philosophiques de cette doctrine. (665).

Ch. V. Pourquoi la grâce efficace est-elle distincte de la suffisante? 669

Le problème (669)

La volonté divine antécédente et la volonté divine conséquente (675)

Les principes suprêmes sur lesquels repose la distinction des deux volontés et des deux grâces (678)

Conséquences de cette doctrine (682)

La difficulté (686)

Conclu­sion (690).

 

APPENDICE

L'IMMUTABILITÉ DU DOGME ET LE RÉALISME

TRADITIONNEL

Ch. I. Le relativisme et l'immutabilité dit dogme . . . 701

Ch. II. Notre premier jugement d'existence selon saint Thomas et le réalisme traditionnel 741

Ch. III. L'immutabilité du dogme selon le Concile du Vatican 763

Ch. IV. Les notions consacrées par les Conciles . . . 783

 

 

Imprimé par la SOCIETE St-AUGUSTIN, Desclée, De Brouwer et Cie, Bruges (Belgique)-2007 9

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Notes

 

 

1.                  Les Vingt-quatre thèses thomistes, Paris, Téqui, 1922, p. VII.

2.                  La puissance réelle par ex. au mouvement dans le mobile, n’est pas non plus la simple négation ou privation du mouvement, ni même la simple possibilité ou non répugnance à l’existence, laquelle suffira pour la création ex nihilo, ex nulle præsupposito subiecto, ex nulla præsupposita potentia reali.

3.                  En particulier lors qu’il admet que la matière première n’est pas pure puissance, mais qu’elle comporte une certaine actualité, qu’elle peut par suite exister sans forme. On le voit aussi parce qu’il soutient que notre volonté est un acte virtuel qui peut se réduire à l’acte second sans prémotion divine.

4.                  La force (vis) chez Leibnitz est substituée à la puissance réelle (soit active soit passive), et alors la puissance passive disparaît, avec elle la matière ; dès lors le mouvement ne s’explique plus en fonction de l’être intelligible, par la division primordiale de celui-ci (acte et puissance). De plus la force, par laquelle on veut tout expliquer, est un simple objet d’expérience interne qui ne se rattache pas lui-même à l’être qui est l’intelligible premier. Leibnitz en son dynamisme se heurte par suite au principe : « l’agir suppose l’être ».

5.                  La personne créée, tout comme l’essence créée, ne peut être formellement constituée par ce qui lui convient comme prédicat contingent. Or l’existence ne lui convient qu’à ce titre. Pierre de soi est Pierre, mais il n’est pas de soi existant, en quoi il diffère de Dieu. Solus Deus est suum esse. Et nier la distinction réelle du suppositum et de l’esse, c’est gravement compromettre la majeure sur laquelle repose la distinction réelle de l’essence et de l’exi­stence. Aussi saint Thomas dit toujours : « in omni substantia creata differt quod est et esse,. C. Gentes, l. II, c. 52. Quod est, c’est le suppôt ; ce qui est, ce n’est pas l’essence de Pierre, c’est Pierre lui-même. Saint Thomas dit encore IIIa q. 17, a. 2, ad Im. « Esse consequitur personam sicut habentem esse ». Si autem consequitur eam, non formaliter eam constituit. Les concepts de personne créée et d’existence sont deux concepts adéquats, distincts et irréductibles à un troisième.

6.                  La théologie dogmatique hier et aujourd’hui dans Nouvelle revue théologique 1929, p. 810.

7.                  Cf. DENZINGER, Enchiridion, n° 570

8.                  Cf. Ibidem, n° 553 sqq.

9.                  La Filosofia di Descartes, 1937, préface et p. 26: L’idea come realta ; - p. 66 : Il confronto tra il sostanzialismo scolastico e la sostanza cartesiana ; - p. 175 : la definizione cartesiana della verita; - p.1 76 : Cartesio e i primi principi; - p. 241 : Le varie interpretazione del « Cogito » ; - p. 322 : La Liberta di Dio ; - p. 323 : La teoria dell’errore e del male. _ La synthèse thomiste - 39

10.              Revue de métaphysique et de Morale, 1905, p. 200 sqq.

11.              Ajoutons ici une remarque au sujet de ce qu’a écrit récem­ment Monseigneur Noël, de Louvain, dans son nouvel ouvrage, Le Réalisme immédiat, 1938 (ch. XII. La valeur réelle de l’intelligence) où il veut bien nous citer plusieurs fois. Nous sommes en substance d’accord sur le sens et la valeur réelle du principe de contradiction. Cependant il faut noter que nous ne parlons pas ici précisément de la possibilité réelle intrinsèque de ce qui ne répugne pas (par ex. du cercle) ; nous parlons exactement de l’impossibilité réelle d’une chose contradictoire (par ex. d’un cercle-carré). Et nous disons que cette impossibilité réelle est absolue, et que même par miracle elle ne peut avoir aucune exception. Il y a ici non pas une nécessité hypothétique, comme lorsqu’on dit : il est nécessaire de manger pour vivre, bien que par miracle on puisse vivre sans manger. Il y a ici une nécessité réelle absolue, et sans laquelle tout jugement d’existence s’évanouit, sans laquelle je ne puis dire : «cogito ergo sum», car il se pourrait qu’en même temps je sois et ne sois pas.

12.              Mgr NOEL dans son récent ouvrage que nous venons de citer, dit p. 253 : « Il ne faut pas se laisser griser par l’allure conquérante de certaines formules. Il est bien vrai que les nécessités essen­tielles vues par l’intelligence dominent toute réalité,... et dépas­sent toutes les limites de l’expérience, puisqu’elles régissent l’ordre métaphysique. Mais elles ne nous livrent ni ne nous révèlent positivement, par elles-mêmes, d’aucune façon, aucune réalité. »

13.              Mgr Noël veut dire que le principe de contradiction n’est pas un jugement d’existence, et nous n’avons jamais affirmé qu’il le fût. Celui qui se laisse griser ici, c’est le réaliste absolu à la manière de Parménide, qui était vraiment ivre de l’être, en affirmant que l’être universel existe comme il est conçu, et en confondant l’être universel avec l’être de Dieu. Mais, sans aucune griserie ou ivresse, le réalisme mesuré affirme que, si l’on nie ou. met en doute la valeur réelle du principe de contradiction, la nécessité réelle et absolue qu’il exprime, tout jugement d’existence perd sa valeur, même le cogito. Il reste pourtant que, lorsque nous affirmons la valeur réelle du principe de contradiction, il y a simultanément en nous un jugement spontané et confus sur notre existence et celle des corps, d’où nous abstrayons l’idée d’être. Il y a rapport mutuel de la matière de la connaissance (les choses sensibles présentes) et de ce qui est formellement connu par le principe de contradiction. Cette relation mutuelle est telle, que si l’on met en doute la valeur réelle de ce principe, tout jugement d’existence s’évanouit, comme la matière ne peut exister sans une forme qui la détermine.

14.              Sur le rapport de la distinction de l’acte et de la puissance à notre connaissance des universaux voir le savant article du Père AL. ROSWADOWSKI S. J. De fundamento metaphysico nostrae cognitionis universalis secundum S. Thomam. (Acta secundi Congressus thomistici Internationalis.) Romae, 1936, p. 103-112.

15.              Ainsi la contradiction est moins flagrante que si l’on dit.: le contingent n’est pas contingent. Mais les contradictions les plus dangereuses sont les contradictions latentes (la doctrine de:Spinoza en est pleine). Nier la 10e propriété du cercle est moins évidemment contradictoire que nier de lui sa définition, mais c’est encore une contradiction.

16.              Nous ne parlons pas ici du principe de finalité, nous avons sur ce sujet écrit un livre : Le Réalisme du principe de finalité, 1932.

17.              Cf. W. JAMES. The will to believe, 1897 ; Pragmatism (1907),.

18.              Bulletin de la Société Française de Philosophie, séance du 7 mai 1908, p. 294­.

19.              Vocabulaire technique et critique..., art. Pragmatisme, p. 611.

20.              C’est ce que montrait le P. J. de Tonquédec dans son livre Immanence en 1913, P. 27-59 : « Il ne peut plus être question de démontrer spéculativement (indépendamment de l’action) l’exis­tence de Dieu, la réalité du surnaturel, le fait d’une intervention divine », ibid. p. 28.

21.              La Science et l’Hypothèse, p. 112-119.

22.              Nous avons rapporté ce texte de Pierre Duhem dans notre livre Dieu, 5. éd. p. 778.

23.              Tout ce qui existe positivement a une raison d’être soit intrinsèque, soit extrinsèque.

24.              Tout être contingent dépend d’une cause efficiente.

25.              Tout agent agit pour une fin, même les agents naturels qui ne sont pas doués de connaissance.

26.              La certitude de l’espérance, qui est dans la volonté, est une certitude de tendance vers le salut, mais elle suppose la certitude de la foi qui nous fait connaître la voie du salut et les promesses divines du secours nécessaire pour y parvenir. Cf. II-II, q. 18, art. 4.

27.              Cette conception vient en grande partie de Jean Moehler, surtout de son livre Die Einheit in der Kirche, oder das Princip des Katholicismus. Tübingen 1825 ; (trad. récemment en français). Il y aurait tout un travail critique et théologique à faire sur cet ouvrage, pour en corriger les déviations ; la foi y est réduite à l’expérience religieuse. Cf. Dict. théol. cath. art. Moehler, col. 2057, ss.

28.              I. II. q. 57, a. 5, ad 3.

29.              Dans le corps de l’article, il dit : « Bonitas voluntatis proprie ex objecto dependet. Objectum autem voluntatis ei proponitur a ratione... Et ideo bonitas voluntatis dependet a ratione eo modo quo dependet ab objecto. »

30.              Cf. saint Thomas I. II. q. 17, a. 6 : « Si fuerint talia appre­hensa quibus naturaliter intellectus assentiat, sicut prima principia, assensus talium, vel dissensus non est in potestate nostra, sed in ordine naturæ. Et ideo proprie loquendo, naturæ imperio subjacet. »

31.              Nous pensons que saint Thomas verrait dans cette sub­stitution de la notion pragmatiste de la vérité à la définition traditionnelle une entreprise insensée, une imprudence sans limite, de nature à détruire toute vérité, même celle du jugement prudentiel, qui suppose une vérité supérieure.

32.              Ceci dit pour de jeunes séminaristes qui, craignant de n’être pas assez à la page, préfèrent la doctrine de M. Maurice Blondel ou celle même d’Henri Bergson à celle de saint Thomas. Aucune comparaison pourtant n’est possible. Il est facile de prévoir, sans être prophète, que dans un siècle Henri Bergson sera assez oublié et qu’on parlera toujours de saint Thomas comme on lira toujours saint Augustin.

33.              Quoique l’auteur de Matière et Mémoire et des Données im­médiates de la conscience ait délivré plusieurs intelligences du matérialisme et du mécanisme, on peut dire que son livre de l’Évolution créatrice a fait beaucoup descendre d’autres intelli­gences appelées à des certitudes supérieures; il a pu faire par là beaucoup de mal, à l’époque du modernisme, notamment à ceux qui le préféraient à saint Thomas. Je l’entends toujours expliquant au Collège de France en 1904-1905 le livre XII de la Métaphysique d’Aristote et disant pour tout commentaire des preuves aristotéliciennes de l’existence de Dieu, Acte Pur : « Il est étonnant, Messieurs, qu’Aristote cherche à expliquer le mouvement par autre chose que lui-même, alors que pour nous le mouvement est ce qui explique tout le reste. » Cela revenait à dire : il y a plus dans ce qui devient que dans ce qui est, et même que dans ce qui est éternellement l’Être même. On ne peut faire plus de tort à Henri Bergson que de comparer son œuvre à la Somme théologique de saint Thomas, autant comparer une jolie villa à une cathédrale gothique. On l’a justement dit : « lorsqu’on n’a pas été formé aux disciplines antiques, il est toujours dangereux de lire de telles œuvres ».

34.              Revue de Mét. et de Mor., juillet 1907, p. 448,495: « Comment se pose le probléme de Dieu ? »

35.              Ibid., 1905, p. 200-204­

36.              M. Ed. Le Roy reproduit toujours les mêmes objections auxquelles on a souvent répondu : « Un au-delà de la pensée est impensable. Distinguo : Un au-delà de la pensée divine, oui; de la pensée humaine, non ; ce qui est au fond de l’océan et qu’on n’a pas encore découvert est au-delà de notre pensée. Et parmi les objets que nous connaissons, la table sur laquelle nous écrivons est extra animam. L’idéaliste insiste : Mais votre esprit ne peut aller dans les choses. - R. Elles viennent à nous, par la similitude d’elles-mêmes qu’elles nous envoient. - Comment savez-vous que cette similitude leur ressemble vraiment ? - Parce que l’esprit connaît la nature des sens et voit qu’ils sont essentiellement relatifs aux qualités sensibles, comme le pied est pour la marche, les ailes pour voler. L’esprit par réflexion sur lui-même connaît aussi la nature de son acte et sa nature à lui, qui est essentiellement relative au réel intelligible. De même la représentation intellec­tuelle apparaît à l’esprit comme essentiellement relative à la nature de la chose représentée. Quoique le mode intime de ces actes reste mystérieux, tout cela est évidemment plus clair, plus intelligible que l’idéalisme, qui est insoutenable, où ne brille aucune sagesse et qui ne vaut pas une heure de peine. Du reste les idéalistes oublient souvent qu’ils sont idéalistes et parlent alors comme tout le monde.

37.              D’une certitude non seulement subjectivement suffisante (comme la preuve Kantienne de l’existence de Dieu) mais objectivement suffisante.

38.              Cf. La Pensée, t. II, p. 39 : « On se figure volontiers que... nos concepts offrent une cohérence qui les rend définis et stables... Une telle prétention (inadmissible dans le domaine physique et biologique) est-elle soutenable dans le domaine mathématique et logique ? Nous avons dû écarter de semblables extrapolations. » Ibid., t. I, p. 130 les concepts « ne trouvent leur stabilité que par l’artifice du langage ».

39.              Cf. La Pensée, t. II, p. 65, 67, 90, 96, 196. L’Être et les êtres, p. 415 : « Aucune évidence intellectuelle, même celle des principes... ne s’impose à nous avec une certitude spontanée et infailliblement contraignante. » Nous avons cité ce texte intégralement dix pages plus haut. Cela revient à dire que la valeur ontologique et la né­cessité des premiers principes ne sont que probables, comme le disait Nicolas d’Autricourt.

40.              Par ex. M. J. MARITAIN, Réflexions sur l’intelligence, 1924, ch. III, L’intelligence et la philosophie de M. Blondel, p. 78-141.

41.              Praelectiones theologiae naturalis, 1932, t. II, p. 287 ss., et t. I, p. 150.

42.              Cursus Philosophiae, t. II, p. 341.

43.              Les philosophes sortent parfois de leurs théories erronées et insoutenables, et à ce moment ne les prennent, pas plus au sérieux qu’il ne faut. On rapporte que D. Hume aimait à sortir de son scepticisme en faisant une bonne partie de billard. Stuart Mill s’élevait de temps à autre au dessus de son empirisme, en se plaçant au point de vue religieux. L’homme et le chrétien se retrouvent sous le philosophe, ou plutôt au dessus. La question reste : si malgré les intentions du philosophe, sa philosophie, ne fait pas plus de mal que de bien, et n’éloigne pas d’une haute sagesse bien des intelligences qu’elle devrait en rapprocher. C’est la question que se posait chrétiennement M. Lachélier au sujet de sa propre philosophie. C’est celle que l’Église s’est posée au sujet de la philosophie de ce saint prêtre qui s’est appelé Ant. Rosmini.

44.              Nous avons rapporté cette rétractation dans les Acta Acad., 1935, P. 54.

45.              Nous avons, du reste, toujours admis la preuve de l’existence de Dieu par le désir du bonheur ; elle est chez saint Thomas Ia IIae, q. 2, a. 8, mais elle suppose la certitude ferme de la valeur ontologique du principe de finalité : tout agent agit pour une fin, et spécialement l’agent raisonnable.

46.              Comme personalitas correspond à persona, subsistentia correspond à suppositum et non pas à subsistere. Le nom abstrait qui correspond au concret subsistere, c’est exsistentia substantiae. Une erreur de corrélation a ici embrouillé cette question.

47.              L’argument de Cajetan se réduit à ceci : Requiritur aliquid reale et positivum quo subjectum existens est id quod est, (contra Scotum). Atqui hoc non potest esse nec natura singularis, quae se habet ut quo, nec existentia quae est praedicatum contingens subjecti creati. Ergo requiritur aliquid aliud positivum, scil. personalitas, quae est ultima dispositio naturae singularis ad existentiam.

48.              Concordia, éd. Paris 1876, p. 51 et 565, et index operis ad verbum : Auxilium. Léssius ajoute : « Non quod is qui acceptat sola libertate sua acceptet, sed quia ex sola libertate illud discrimen oriatur, ita ut non ex diversitate auxilii praevenientis. » (De gratia efficaci, c. 18, n. 7.)

49.              Cf. ALVAREZ, De Auxiliis, l. III, disp. 80. - GONET, Clypeus thom., De voluntate Dei, disp. 4, n° 147. - DEL PRADO, De Gratia et libero arbitrio, t. III, p. 423.

50.              Cf. Ia-IIae q. 79, a. 3 : « Deus proprio judicio lumen gratiae non immittit illis, in quibus obstaculum invertit. »

51.              Cf. Saint AUG., De natura et gratia, c. 43, n. 50 (PL, 44. 271) : « Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet facere quod possis et petere quod non possis. » Cf. C. Trid. sess. VI, c. II.

52.              « Si quis dixerit, non esse in potestate hominis vias suas malas facere, sed mala opera ita ut bona Deum operari, non permissive solum, sed etiam proprie et per se, adeo ut sit proprium ejus opus non minus proditio Judae quam vocatio Pauli, an sit. »

53.              Cf. P. L., t. CXXVI, col. 123. Cf. DENZINGER, ed. 17a, p. 145, n° 320, nota 2.

54.              D’où l’expression théologique : « Causalitas divina requisita ad actum physicum peccati praescindit omnino a malitia. »

55.              MOLINA, Concordia, éd. Paris 1876, p. 51, 565.

56.              In Joannem, Tract. 26.

57.              On a récemment reproché aux thomistes de poser une succession en Dieu, du fait qu’ils admettent la prédestination ante praevisa merita. Il est clair qu’ils n’admettent aucune succession en Dieu, puisqu’ils ne reconnaissent en lui qu’un seul acte de volonté, par lequel Dieu veut efficacement les mérites des élus, pour les sauver. Comme le dit saint Thomas, Ia q. 19, a. 5 : « Deus non propter hoc vult hoc (il n’y a pas deux actes), sed vult hoc esse propter hoc. » Il veut efficacement les mérites des élus pour leur salut efficacement voulu.

58.              Le principe de prédilection : « nul ne serait meilleur qu’un autre, s’il n’était plus aimé par Dieu » a fait manifestement ab­straction de toute succession temporelle.

59.              Il est clair que le canon du Concile de Trente : « liberum arbitrium a Deo motum et excitatum potest dissentire si velit » n’est pas une condamnation de la doctrine de la grâce de soi efficace ; à la rédaction de ce canon collaborèrent le thomiste Dominique Soto et plusieurs augustiniens qui admettaient précisément l’efficacité intrinsèque de la grâce : Celle-ci, loin de violenter notre liberté, l’actualise; et laisse subsister la puissance de résister mais non pas la résistance actuelle. C’est ce qu’a dit saint Thomas par exemple, Ia-IIae, q. 10, a. 4, ad 3m et en beau­coup d’autres endroits. Nul ne peut-être en même temps assis et debout, mais celui qui est assis a la puissance réelle de se lever, de même celui qui choisit tel bien particulier a la puissance réelle de le refuser librement. La puissance réelle est distincte de l’acte, la puissance de résister distincte de la résistance actuelle.

60.              Dans son récent traité Anthropologia supernaturalis, de Gratia, Turin 1943, p. 199, Mgr P. Parente confond. le sens divisé des thomistes avec celui de Calvin. Calvin disait : sous la grâce efficace ne reste pas la puissance ad oppositum, elle ne reparaît qu’ensuite. Mais les thomistes ne disent rien des pareil. - Mgr Parente propose un syncrétisme, position moyenne entre le thomisme et le molinisme ; or il n’y a pas de milieu possible entre ces deux propositions contradictoires : Dieu connaît les futuribles libres aut ante aut non ante decretum suum. Dieu est déterminant ou déterminé, pas de milieu.

61.              Ia, q. 23, a. 3 : « Reprobatio includit voluntatem permittendi aliquem cadere in culpam (réprobation négative) et inferendi damnationis poenam pro culpa » (réprobation positive).

62.              On ne peut dire non plus : Dieu n’est pas cause du péché, et pourtant il le prévoit infailliblement ; donc il peut prévoir infailliblement l’acte salutaire, sans en être cause.

63.              Il est clair que rien de positif ne peut exister en dehors de Dieu sans avoir un rapport de causalité ou de dépendance vis-à-vis de lui. Dieu est ainsi cause de tout l’être et de toute la bonté de l’acte bon ; il est cause aussi de l’être de l’acte mauvais, mais non pas du désordre de celui-ci. Ce désordre est seulement permis, et c’est dans son décret permissif que Dieu le connaît. Cf. Ia, q. 14, a. 9, ad 3m.

64.              Bossuet, Œuvres complètes, Paris 1845, t. I, p. 644 (opuscule), et index général de ses œuvres, au mot grâce. - Item La Défense de la Tradition, l. XI, ch. 9 à 27.

65.              Le Père Norbert del Prado expose bien ces divers degrés de grâce suffisante dans son grand ouvrage De Gratia et Libero arbitrio, Fribourg, 1907, t. II, p. 5 à 23. On voit par ce qui est dit en ces pages que la grâce qui est de soi efficace par rapport à l’acte imparfait, est suffisante par rapport à un acte plus parfait qui doit suivre. Le secours qui porte efficacement à une bonne pensée, est suffisant pour un bon mouvement de volonté ; celui qui produit en nous ce bon mouvement est suffisant par rapport au bon consentement.

66.              Nous avons montré ailleurs, La Prédestination des saints et la grâce, p. 387-389, que les thomistes Gonzalès, Bancel, Guillermin, qui ont accordé le plus possible à la grâce suffisante, ont maintenu ce point de doctrine, qui dans le thomisme est essentiel : saint Thomas dit Ia, q. 19, a. 4 : « Effectus determinati ab infinita Dei perfectione procedunt secundum determinationem voluntatis et intellectus ipsius. » Voilà le décret divin ; cette terminologie, on le voit, est bien antérieure à Duns Scot, quoi qu’en disent plusieurs aujourd’hui.

67.              La théologie de l’avenir fera-t-elle beaucoup des découvertes en cette question ? Nous en doutons fort ; ce problème a été examiné depuis des siècles par les plus grands esprits. En tout cas, la théologie de l’avenir devra toujours tenir compte du principe suprême : « Omnia quæcumque voluit Deus, fecit. » (Ps. CXXXIV, 6) - Nihil enim in cælo vel in terra fit, nisi quod ipse Deus propitius facit, aut fieri juste permittit. La cause première du mal est certes en nous ; la déficience provient de la défectibi­lité ; mais elle ne se produirait pas, sans la permission divine du mal, qui est permis par Dieu pour un bien supérieur, dont lui seul est juge. Dieu reste cause première et fin ultime de tout bien, sans aucune exception. Rien de positif et de bon ne peut exister en dehors de Dieu sans un rapport de causalité ou de dépendance à l’égard de Dieu, autrement les preuves mêmes de son existence (fondées sur ce rapport de causalité) sont com­promises. Dieu est très certainement, selon la raison et selon la foi, l’auteur de tout bien sans aucune exception. Cf. Ia, q. 14, a. 9, ad 3m.

68.              Cf. la revue Doctor communis, mai-août 1948, Rome-Turin, Marietti ; notre article : Le monogénisme n’est-il nullement révélé, pas même implicitement ? p. 192-202.

69.              1. Cf. H. DE LUBAC, Le Surnaturel, 1946, p. 434-435, 485-487, p. 253-254.

70.              Voir l’article du Père Ch. BOYER, S. J., sur ce sujet dans le Gregorianum, 1947, p. 390 ss., et ce que nous avons écrit dans l’Angelicum, 1948, fasc. 4, p. 285-298, « L’immutabilité dés vérités définies et le surnaturel ».

71.              Contra Gentes, l. I c. 3 : « Quod sint aliqua intelligibilium divinorum, quæ humanæ rationis penitus excedant ingenium, ­evidentissime apparet... - Multoque amplius intellectus divinus excedit angelicum, quam angelicus humanum… non enim naturali cognitione angelus de Deo cognoscit quid est (sed eum cognoscit per effectum inadæquatum) ».

72.              Avant de critiquer la doctrine de saint Thomas sur le surnaturel, il faudrait être bien sûr de l’avoir comprise ; surtout avant de dire qu’elle « contient des divergences virtuelles », ce.qui revient presque à dire « des contradictions latentes ». On perdra son temps en voulant mettre saint Thomas en contradiction avec lui-même. Il maintient toujours que la nature humaine, comme nature, reste la même, qu’elle soit ou ne soit pas élevée à l’ordre surnaturel. L’opinion nouvelle en niant ce point de doctrine fondamental revient au nominalisme.

73.              Cf Saint Thomas Ia, q. 16, a. 2. L’erreur consiste au contraire à affirmer ce qui n’est pas, et à nier ce qui est.

74.              Tout bon élève en théologie répondrait : la substance du fer est tout entière dans le tout et toute en chacune de ses parties, tandis que l’étendue colorée et résistante de ce morceau de fer ne peut être toute en chacune de ses parties. De plus il doit y avoir un principe directeur de l’évolution de la plante, de celle de l’animal, il doit y avoir une idée directrice de leur organisation : « forma specifica est finis generationis ».

75.              Ceci rappelle ce qui arriva à Henri Bergson lorsqu’il était encore élève à l’École normale supérieure ; il y était chargé de la. bibliothèque, où les étudiants ne rapportaient pas toujours régulièrement les livres les plus indispensables à tous ; alors le Directeur de l’école dit à H. Bergson devant les autres élèves : « Mais, M. Bergson, ce désordre ne peut pas durer, votre âme de bibliothécaire doit en souffrir et s’indigner ». - « Il n’a pas d’âme », répondirent les étudiants. De fait, Henri Bergson, à cette époque, admettait la psychologie sans âme des associatio­nistes qui ne voient en notre moi qu’une suite d’états de con­science. - Cette réflexion de ses condisciples contribua peut-être à faire réfléchir Bergson qui chercha davantage ce qu’est la vie profonde de l’âme. A partir de ce jour, semble-t-il, il commença à.admettre l’âme, au moins comme une hypothèse.

76.              Sans doute quand on parle des philosophes restés fidèles au sens commun il ne faut pas confondre la position de Thomas d’Aquin avec celle de Thomas Reid. Le premier dépasse singu­lièrement le second. Thomas Reid n’est pas un grand philo­sophe, mais il représente contre Hume et Kant la raison natu­relle, comme lorsque Socrate répondait aux sophistes. Et que nous resterait-il, au point de vue intellectuel, si nous n’avions plus l’intelligence naturelle dont Hume et Kant ont méconnu la loi fondamentale de conformité au réel, à l’être intelligible ?

77.              On lit encore dans un des derniers ouvrages de M. M. BLONDEL, La Pensée, 1934, t. I, p. 130 ss. : « Les objets auxquels se prend et se donne la pensée ne trouvent leur commun dénominateur, leur stabilité spécifique, leur utilisation logique, que par l’artifice du langage ». Item, La Pensée, t. II, p. 431 : « Trompeuse la prétendue intuition sensible... Trompeuse la soi-disant intuition de la conscience... Trompeuse la trop claire intuition des vérités mathématiques ou rationnelles ... » M. Blondel confond ici des déformations accidentelles, des oublis, avec la nature d’une faculté essentiellement relative à son objet propre. Voir aussi La Pensée, t. I, p. 131.

78.              L’intelligence naturelle atteint (intus legit) sous les phéno­ménes l’être intelligible et ses lois immuables de non-contradiction, de causalité, etc., objectum intellectus, ut distinguitur a sensibus, est ens intelligibile et non phœnomena sensibilia. Telle est la vérité fondamentale que le phénoménisme méconnaît et dont il est, sans le vouloir, la preuve indirecte ou par l’absurde. Il doit, en effet, reconnaître avec Stuart Mill l’impossibilité de répondre à cette objection : « si le moi n’est qu’une série ou succession d’états de conscience, comment peut-il avoir con­science aujourd’hui d’être le même moi que dans le passé ? (cf. STUART MILL, La philosophie d’Hamilton, trad. fr., p. 235). S’il n’y a pas, sous la série des états conscience, un être pensant, il n’y a plus de moi proprement dit. Les conséquences du nomi­nalisme ou de l’empirisme en théologie sont incalculables. Leur gravité n’a d’égale que la légèreté d’esprit dont elles procèdent. On commença à le voir dans la pseudo-théologie de Luther, fidèle disciple des nominalistes qui l’avaient formé. On le vit plus récemment à l’époque du modernisme.

79.              L’étude des dogmes, conçue de ce point de vue, est des plus décevante. Elle se compose généralement de trois parties : 1° sobre exposé de la doctrine traditionnelle sur un dogme, doctrine qui ne répondrait plus aux idées actuelles ; 2° quelques textes scripturaires dont le sens exact demeurerait incertain ; 3° diverses hypothèses qu’on peut choisir. Finalement sur le dogme en question il n’y a pour ainsi dire plus rien de certain.

80.              Le relativisme empirique est l’inconsistance même et revient à l’affirmation d’Héraclite : « tout change, il n’y a plus rien de stable ». Il ressemble aux sables mouvants, où l’on s’enlise de plus en plus.

81.              C’est l’infirmité congénitale de plusieurs philosophies contemporaines, y compris celle de l’action, celle-ci définit la vérité en fonction de l’action et de la vie : « conformitas mentis et vitæ ». « De l’action seule ressort l’indiscutable présence et la preuve contraignante de l’être » disait M. Blondel dans l’Action de 1893, p. 350. Depuis lors la philosophie de l’action a voulu se rapprocher de la philosophie de l’être, mais elle s’est rapprochée beaucoup plus de l’être pensant, que de l’être extramental, intelligible et actuellement connu. Il y a toujours, dès lors, le danger de revenir à ces propositions relativistes : « veritas est semper in fieri, in adæquatione progressiva intellectus et vitæ, secundum experientiam et exigentias actionis. Etiam post fidem conceptam, homo non debet quiescere in dogmatibus religionis, eisque fixe et immobiliter adhærere, sed semper anxius manere progrediendi ad ultiorem veritatem, nempe evolendo in novos sensus, immo et corrigendo id quod crédit » (Propositions damnatæ a S. Officio, I Decembris 1924. Cf. Monitore ecclesiastico, 1925, p. 194, et Documentation catholique, 1925, t. I, p. 771 ss.

82.              Qu’on essaie avec la philosophie de l’action de refaire l’onto­logie, les traités De Deo et trino, de Deo creatore, de Verbo incarnato, de gratia, de sacramentis, on n’y parviendra pas. Même dans son livre : l’Être et les êtres, 1935, p. 415, M. M. Blondel n’admet pas encore l’évidence nécessitante de la valeur ontologique des premiers principes, cette valeur, dit-il, « ne s’impose pas à nous avec une certitude spontanément et infailliblement contraignante ». Cf. ibid., pp. 15, 17, 21-27, 38, 156.

83.              Éd. LE Roy, Qu’est-ce qu’un dogme ? pp. 33-34.

84.              Un philosophe m’a écrit récemment : « chez vous, domi­nicains, il n’y a plus eu de penseurs originaux après saint Thomas, il n’y a plus que des commentateurs dociles ; pour retrouver la liberté de l’esprit, vous avez dû attendre Campanella ». - Cet extravagant de Campanella serait-il donc une intelligence supérieure aux plus grands commentateurs de saint Thomas, Cajetan, Sylvestre de Ferrare, Jean de Saint-Thomas ? Mais cette réflexion montre combien beaucoup de philosophes tiennent à la liberté de l’esprit, et ne sont pas facilement les disciples de saint Thomas. Sa puissance intellectuelle, loin de les attirer, les empêche d’avancer. Ils ont peur de se lier, de perdre la liberté de l’esprit. Il ne faudrait pourtant pas la préférer à la vérité.

85.              Sur la distinction des deux ordres, voir les deux excellents articles du P. R. Gagnebet, O. P., dans la Revue thomiste, 1948, III et 1949, I-II : L’amour naturel de Dieu chez Saint Thomas et ses contemporains.

86.              Ia IIae, q. 69, a. 2.

87.              De stultitia, IIa IIae, q. 46.

88.              Met., l. IV (III), ch. 4.

89.              Ia, q. 86, a. 1.

90.              De Veritate, q. 10, a. 5.

91.              Cf. Ia, q. 88, a. 3 : « Deus non est primum quod a nobis cognoscitur... Primum autem quod intelligitur a nobis secun­dum statum præsentis vitæ, est quidditas rei materialis, quæ est nostri intellectus objectum ». Cf. Ia, q. 84, a. 7; q. 85, a. 1 ; q. 87, a. 2, ad 2m.

92.              Cf. Ia, q. 78, 4 ; q. 81, a. 3.

93.              Cf. Ia, q. 78, a. 4, corp. et ad 5m.

94.              Pareillement ill est certain que le pain de froment et le vin sont une bonne nourriture, quoique l’analyse chimique de ces aliments soit fort complexe, et celle-ci n’est pas pré­requise à l’usage raisonnable du pain et du vin.

95.              Ens dicitur ab esse ; Aristote dit : ens est id cujus actus est esse.

96.              De Veritate, q. 1, a. 9.

97.              Ia, q. 86, a. 1 ; De Veritate, q. 10, a. 5.

98.              S. THOMAS, Ia, q. 1, a. 7 : « Proprie illud assignatur objec­tum alicujus potentiæ vel habitus, sub cujus ratione omnia referuntur ad potentiam vel habitum : sicut homo et lapis referuntur ad visum in quantum sunt colorata : unde coloratum est proprium objectum visus ».

99.              Cf. IIa IIae, q. 26, a. 3, ad. 2m : «Bonum totius diligit quidem pars secundum quod est sibi conveniens ; non autem ita quod bonum totius ad se referat; sed potius ita quod seipsam refert in bonum totius ».

100.          Cf. Ia, q. 60, a. 5, ad 2m; IIa IIae, q. 26, a. 3, ad 2m; a. 13, ad 3m.

101.          IV Met., c. 4.

102.          Voir ce que nous avons dit ici plus haut, p. 601-656, et dans Angelicum, XXIV (1947), fasc. 2 : Vérité et immutabilité du dogme. - Item Acta Academiae romanae S. Thomae 1939-40 : De intelligentia naturali et de primo objecta ab ipsa cognito, p. 137-154.

103.          Cf. A. VACANT, Études sur le Concile du Vatican, 1895, t. II, p. 282.

104.          A. Guenther naquit en Bohème en 1783, assez jeune il chercha à approfondir les écrits de Kant, Fichte, de Schelling ; sa foi en fut ébranlée. Pourtant sous l’influence du Bienheureux P. Hoffbauer il étudia l’Écriture Sainte, la théologie ; sa foi se raffermit complètement et il reçut la prêtrise en 1820. Mais ensuite, peu à peu il se persuada que la doctrine philosophique des Pères et des Docteurs du moyen âge ne suffisait plus aux besoins de notre temps, et il se crut appelé à fonder une philo­sophie nouvelle qui donnerait la juste interprétation des dogmes du Christianisme. Son livre l’Introduction à la théologie spécu­lative du Christianisme positif parut en 1828, fut réédité en 1846-48.

105.          Le plus grand adversaire de Guenther fut le P. Kleutgen, S. J., qui depuis 1852 contribua puissamment à la restauration de la philosophie traditionnelle par ses deux ouvrages Philosophie der Vorzeit et Theologie der Vorzeit.

106.          Les œuvres de Guenther furent mises à l’index en 1857. Il mourut soumis à l’Église en 1863. Pie IX condamna le serai­rationalisme en 1857 et 1862. Cf.. DENZINGER, 1655, x666 ss.

107.          De Traditione, 2a ed., p. 309.

108.          Une vérité n’est relative au temps que lorsque cette rela­tivité est mentionnée dans son énoncé : par exemple : « Le Messie naîtra plus tard à Bethléem » ou encore « Le Messie naît en ce moment à Bethléem ». Mais ensuite, il restera toujours vrai qu’il y est né.

109.          Il restera toujours vrai qu’en Jésus-Christ il n’y a au point de vue ontologique ou de l’être qu’une seule personne, bien qu’il y ait en lui deux consciences du même moi et deux libertés dont l’une est parfaitement subordonnée à l’autre.

110.          Commonitorium, n. 21.

111.          Il faut remarquer que la foi implicite ou confuse des saints du passé est plus vécue et par là plus profonde, malgré son expression encore confuse, que la foi explicite des théologiens des âges postérieurs lorsque ces théologiens n’ont pas, à un degré si élevé, la charité, la foi, les autres vertus infuses et les sept dons du Saint Esprit.

112.          La théologie positive, au lieu de se servir de l’histoire, serait ramenée à l’histoire, et la théologie spéculative à la philo­sophie ou plutôt aux recherches philosophiques qui n’espèrent plus arriver à la vérité absolue.

113.          Il suit aussi de ce que nous venons de dire que les droits de Dieu sur les sociétés humaines sont immuables, exactement les mêmes aujourd’hui et dans le passé.

114.          Au sujet des notions premières et des principes premiers, nous sommes surpris de lire dans le livre récent de M. Ét. Gilson, L’Être et l’essence, 1948, p. 176, les lignes suivantes à propos de Wolf : « L’influence de Wolf sur la scolastique moderne va d’ailleurs parfois plus avant et on la voit agir jusque sur l’exé­gèse philosophique du thomisme même. Voir par exemple R. GARRIGOU-LAGRANGE, Dieu, son existence et sa nature, 3e éd., Paris 1920, p. 170-179, où « le principe de raison d’être, selon lequel « tout être a une raison suffisante » se trouve relié au prin­cipe d’identité par une réduction à l’impossible, et, en ce sens, rendu analytique ». Ceux qui raisonnent autrement, assure-t-on (p. 175), se séparent « de la. philosophie traditionnelle ». Oui, de celle qui l’est devenue depuis les temps de Leibniz et de Wolf, mais qui est la négation de celle de saint Thomas d’Aquin ».

115.          Je n’ai jamais lu les oeuvres de Wolf, mais je connais assez l’usage qu’il fait du principe de raison suffisante en particulier par rapport à la liberté divine et à la liberté humaine pour pouvoir dire que je suis très loin de lui, comme on peut le voir par le même livre Dieu, p. 590-672. Ce que j’ai appelé le principe de raison d’être se formule : « tout être doit avoir sa raison d’être ou bien en soi, s’il existe par soi, ou dans autre, s’il n’existe pas par soi ». Cette raison d’être doit s’entendre analogiquement en divers sens : 1° de la cause formelle par rapport aux pro­priétés qui dérivent d’elle, 2° de la cause efficiente par rapport à ce qu’elle produit, 3° de la cause finale par rapport aux moyens dont elle est la raison d’être, et à tout ce qui est ordonné à elle.

116.          Le principe de raison d’être ainsi conçu est un principe général communément reçu dans la philosophie traditionnelle et de lui dérivent les principes de causalité efficiente et de finalité, car la cause efficiente et la cause finale sont les raisons d’être extrinsèques de tout être contingent et de ses actes ; quant à la cause formelle d’un être, elle est la raison de ses propriétés, et la matière est la raison de la corruptibilité des êtres corporels. En ce sens, comme le dit saint Thomas après Aristote, les quatre causes répondent chacune à une question propter quid, Cf. SAINT THOMAS, in Physicam Arist., l. II, lect. 10. Cf. La synthèse tho­miste, 1946, p. 64 ss.

117.          Quant à la subordination de ces principes par rapport à celui d’identité ou de contradiction (ce qui est, est; ce qui n’est pas, n’est pas), ce n’est pas chez Wolf que je l’ai trouvée, mais depuis de longues années dans les Commentaires de saint Thomas sur Aristote et dans la Somme théologique que j’ai même cités assez longuement dans les pages dont parle M. Ét. Gilson.

118.          On lit, en effet, au Commentaire de S. Thomas sur le IV° livre de la métaphysique d’Aristote c. 4, lect. 6, que les trois conditions du tout premier principe de la raison conviennent au principe de contradiction, et que les autres principes lui sont subordonnés. La même assertion est fréquente chez saint Thomas par exemple, Ia IIae, q. 94, a. 2 : « Illud quod primo cadit in apprehensionem est ens, cujus intellectus includitur in omnibus quaecumque quis apprehendit. Et ideo primum principium indemonstrabile est, quod non est simul affirmare et negare, quod fundatur supra rationem entis et non entis ; et super hoc principio omnia alia fundantur, ut dicit Philosophus in IV. Metaphys., c. 4. » - Item IIa IIae, q. 1, a. 7 : « Ita se habent in doctrina fidei articuli fidei, sicut principia per se nota in doctrina quae per rationem naturalem habetur. In quibus principiis ordo quidam invenitur, ut quaedam in aliis simpliciter contineantur : sicut omnia principia reducuntur ad hoc, sicut ad primum : Impossibile est simul affirmare et negare, ut patet per Philosophum in IV. Met., c. 4 ».

119.          Jean DE SAINT THOMAS, qui écrivait avant Wolf, dit dans son Cursus phil. Logica, q. 25, a. 2 : « Non repugnat quod proposi­tiones per se notae possint probari per medium extrinsecum, vel deductionem ad impossibile, hoc enim non opponitur imme­diatae et intrinsecae connexioni praedicatorum, et hac ratione Metaphysica explicat et defendit omnia alia principia, non quidem ostensive (per medium demonstrativum), sed deducendo ad impos­sibile et ad illud supremum principium : Quodlibet est, vel non est ».

120.          Le thomiste Goudin parle de même Philosophia, t. IV, IVa pars, disp. I, q. 1, a. 1. De principiis cognitionis : « Primum cognitionis principium complexum istud est : Impossibile est, idem simul esse et non esse. Ita Aristoteles IV Met., c. 4, et S. Thomas Ia IIae, q. 94, a. 2 ». La première édition de cet ouvrage de Goudin est de 1671, Lyon. Suarez enseigne aussi cette doctrine : Disp. Met., disp. III, sect. 3, n. 9.

121.          Telle que nous l’avons proposée, elle est donc très antérieure à Leibniz et à Wolf, et elle n’est certainement pas la négation de la doctrine de saint Thomas.

122.          Il en serait tout autrement si l’on parlait du principe de raison suffisante, pris d’une façon univoque, et conduisant au déterminisme psychologique de la nécessité morale, tant pour la liberté divine, que pour la liberté humaine, ce que nous avons toujours combattu.

123.          Enfin, il est certain que pour saint Thomas il serait absurde de prétendre qu’un être contingent peut exister sans cause efficiente et sans une cause efficiente incausée. Si l’on en doutait, les preuves de l’existence de Dieu per viam causalitatis efficientis ne seraient plus apodictiques.

124.          De plus, avec saint Thomas et Cajetan, contre la lignée des philosophes qui admettent l’argument ontologique, nous avons toujours distingué l’existentia signata, conçue à la manière d’une quiddité (quid sit existentia) et l’existentia exercita ou de fait, cf. Dieu, son existence et sa nature, p. 68. Cette distinc­tion classique est connue de tous.

125.          Voir sur cette question ce que dit le P. J. H. NICOLAS, O. P., Revue thomiste, 1948, n° III, p. 544, note 1, à propos du livre récent de M. Gilson, et sur le dernier de M. Maurice BLONDEL, ibid., p. 570-579­.

126.          Nous avons aussi toujours combattu la position de Wolf sur l’ordre des sciences philosophiques et maintenu, contre lui, avec Aristote et saint Thomas que la découverte de la Philosophie de la nature précède pour d’intelligence humaine la Métaphysique (science suprême de l’ordre naturel). La philosophie de la nature n’est pas, quoi qu’en dise Wolf, une métaphysique spé­ciale. La métaphysique a sur elle une priorité de dignité, mais notre intelligence part des choses sensibles et c’est par l’ana­lyse du devenir des choses sensibles qu’Aristote a découvert la distinction de puissance et acte, dont il a vu ensuite l’univer­salité absolue, du point de vue de l’être, en métaphysique. Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans le Réalisme du principe de finalité, 1932, p. 238-259.­

127.          Après avoir apprécié plusieurs pages excellentes du dernier livre de M. Et. Gilson, L’Être et l’essence, 1918, nous regrettons de devoir dire que nous ne saurions admettre dans sa conclu­sion les pages 318 et 319. L’acte d’exister, ipsum esse, est « maxime formale omnium » (Ia, q. 7, a. 1), il est donc très intel­ligible, surtout pour Dieu.

128.          Nous avons toujours répondu : elles peuvent paraître périmées à un chimiste qui juge de tout uniquement « selon les apparences sensibles » ; elles ne le sont pas, si l’on juge du point de vue de l’être et de la valeur ontologique des notions premières d’être, d’unité, d’identité, de substance et de ce qui constitue formellement telle substance (hydrogène ou oxygène) et en fait un être un et le même avec telles propriétés et non pas telles autres. La substance (et donc la forme substantielle) est toute dans le tout et toute en chaque partie, par exemple d’une molé­cule d’eau. De même la substance ou nature de l’oxygène est toute dans tout un atome d’oxygène et toute en chacune de ses parties mathématiquement divisibles à l’infini. A se placer au point de vue non pas de la chimie, mais de la philosophie de la nature, la notion de cause formelle n’est pas plus périmée que celles de matière, de fin, de cause efficiente. De plus la cause formelle existe non seulement dans l’ordre des corps, mais dans l’ordre naturel spirituel et dans celui de la grâce.

129.          Nous avons longuement examiné le sens et la portée de ces notions fondamentales (opposées aux notions hétérodoxes) dans notre traité De Revelatione, 4e éd. Rome, 1945, t. I, p. 125-­205; 401-427; 482-503; t. II, p. 2-43; 98-108.

130.          Le Christ est ainsi.un seul sujet intelligent et libre, bien qu’il ait deux natures, deux intelligences et deux libertés. Ici encore ce n’est pas sans une certaine technicité théologique qu’on saisit le vrai sens du dogme, le vrai sens des Conciles.

131.          Il faut redire ici que la notion de cause formelle n’est pas plus périmée (en philosophie et en théologie) que celles de matière, de fin et de cause efficiente.

132.          Les Conciles se servent même comme nous venons de le voir des notions de cause méritoire, et de cause instrumentale.

133.          A ce sujet il faut citer un texte important tiré du Rapport lu par J. B. Franzelin, S. J., au Concile du Vatican sur le premier schéma de la Constitution dogmatique. De fide, cf. MANSI, Amplissima Collectio Conciliorum, t. 50, p. 321. Franzelin distingue très justement, parmi les erreurs et hérésies à con­damner, celles qui ont une forme technique et celles qui s’expri­ment dans le langage courant, et il dit : « Sane quantum sit discriminis in modo ipso expositionis et declarationis doctrinae, quœ erroribus scholae opponenda est, ab altera, qua hereses in symbolis sectarum condemnantur, ipsis velut oculis usurpare licet, si conferantur duo capita Firmiter et Damnamus in Con­cilio Lateranensi. In priori contra sectam Albigensium simpli­cissima est expositio symboli nominatim circa doctrinam de Trinitate ; in altero, ubi error sub forma et rationibus scholae inductus exciudendus erat ; eadem quidem doctrina de Trinitate, sed modo et rationibus omnino diversis declaratur, quae nimirum rationes ipsi errori in propria sua indole responderent. Praemittitur ibi in primis prolixa expositio erroris condem­nandi allatis argumentis et textibus, quibus eius auctor abbas Ioachim innitebatur. Tumm sequitur declaratio mysterii, quae licet ad simplices fideles instruendos minime accommodata, ad suum tamen scopum peculiarem sane est aptissima et quae pro theologis adhuc nunc est semperque erit fundamentum totius doctrinae speculativae de Trinitate ». C’est dans ce chapitre Damnamus (Denz., 431-433) qu’est défini ce point de doctrine « qualibet trium personarum divinarum est illa res, videlicet substantia, essentia, seu natura divina, quae sola est universorum principium, praeter quod aliud inveniri non potest : et illa res non est generans; neque genita, nec procedens, sed est Pater qui generat, et Filius, qui gignitur et Spriritus-Sanctus qui procedït : ut distinctiones sïnt in personis et unitas in natura ». L’expression ici est savante et technique comme l’erreur à condamner.

134.          Angelicum, 1946, fasc. 3-4,.p. 128.

135.          Cela est déjà vrai de la théologie qui juge d’en haut [du­ point de vue de la sagesse d’ordre surnaturel] une vérité philosophique avant de s’en servir pour déduire une conclusion théo­logique. Cf. SAINT THOMAS, Ia, q. 1, a. 6, ad 2m : « Non pertinet ad hanc scientiam (cil. ad theologiam) probare principia aliarum scientiarum, sed solum iudicare de eis. Quidquid enim in aliis scientiis invenitur veritati huius scientiae repugnans, totum condemnatur ut falsum ». C’est encore plus vrai d’un Concile qui juge avec l’assistance spéciale du Saint-Esprit. Remarquons du reste que normalement, dans les divers ordres de la nature, le supérieur selon ses lois propres « se sert » de l’inférieur sans dépendre à proprement parler des lois de ce dernier. Ainsi l’homme s’assimile des aliments, comme le pain et le vin, parce que d’en haut il les trouve aptes à cette assimilation, sans s’astreindre à faire l’analyse chimique de ces aliments dont on s’est toujours servi.

136.          Conversion et grâce chez S. Thomas d’Aquin, 1944, p. 220, item p. 219, 224.

137.          Et alors des travaux historiques, faits dans cet esprit-là, ne donnent pas du tout l’intelligence de la doctrine de saint Thomas. Que peuvent-ils valoir pour des thomistes qui ont passé leur vie à expliquer la Somme théologique article par article ? Ils n’ont aucune envie de discuter sur la valeur des conclusions de ces travaux ; ce serait une discussion sans fin, parce qu’elle se ferait en dehors de la lumière des principes.

138.          Voir ici plus haut, p. 625 et 639.

139.          Certains esprits sont si mal disposés qu’ils cherchent à se soustraire à ces évidences nécessitantes. Mais même Protagoras, Kant ou Hégel, conduits par leurs préjugés et leur propre dialec­tique sophistique à nier la valeur réelle du principe de contra­diction ou à la mettre en doute, admettent au même moment que Protagoras ne peut pas simultanément être Protagoras et ne pas l’être. Et s’il en doutait pour quelque motif, il ne pourrait efficacement défendre la valeur de ce motif; il en serait réduit à être muet, comme le montre ARISTOTE, Met., l. IV (III), ch. 4. Ici le réalisme traditionnel est critique au bon sens du mot, en procédant contre les sceptiques redarguitive dit saint Thomas, c’est-à-dire en montrant que leurs arguments ne concluent pas, qu’ils ne suffisent pas à détruire l’évidence de la valeur réelle du principe de contradiction. Douter de la valeur ontologique de ce principe, c’est le naufrage de l’intelligence.

140.          Cf. SAINT THOMAS, Ia IIae, q. 19, a. 3, corp. et ad 2m.

141.          Science et religion, 1908, p. 296 : Critique de la philosophie de l’action.